Les vêtements virtuels vont-ils hacker l’industrie de la mode ?

Article publié le 1 avril 2021

Texte : Sophie Abriat.
Photo : Tribute Brand.

Dans le contexte pandémique actuel, la mode immatérielle est en pleine expansion. Des vêtements et des accessoires virtuels qu’on ne peut ni toucher, ni porter dans la vie réelle, s’échangent pour des montants allant de quelques dizaines d’euros à plusieurs milliers. Avec en ligne de mire une mode à la fois plus sustainable et plus inclusive.

Mi-mars, Gucci lançait sa première paire de baskets virtuelles. Des sneakers imaginaires avec lesquelles on ne peut pas sortir dehors. Dessinées par Alessandro Michele, elles ont été fabriquées – numériquement – par Wanna, une entreprise biélorusse spécialisée dans la réalité augmentée. Les « Gucci Virtual 25 » sont en vente à 12,99 euros sur l’application de la maison italienne – sur l’e-shop, il faut compter entre 500 et 800 euros pour acquérir une paire « réelle ». Elles sont essayées virtuellement, photographiées et postées sur les réseaux sociaux. Elles peuvent aussi être portées dans des univers en ligne, comme VR Chat ou Roblox, une plateforme de jeux vidéo (sur laquelle 56% des utilisateur·rice·s ont moins de 13 ans) capitalisée 38 milliards de dollars le jour de son entrée en Bourse, le 10 mars dernier.
Visuel : Les « Gucci Virtual 25 ».
Depuis trois ans déjà, la mode se « Black Mirrorise » : influenceur·se·s virtuel·le·s à la Lil Miquela, Blawko et Noonoouri, mannequins digitaux Balenciaga, Balmain Army fictive, avatar-styliste Yoox Mirror, artistes numériques commissionné·e·s par des marques, robots humanoïdes posant dans des éditos… Le PDG de Wanna, Sergey Arkhangelskiy, déclarait en mars à Business of Fashion : « dans cinq ou peut-être dix ans, une part relativement importante des revenus des marques de mode proviendra des produits numériques ». Gucci n’est pas la seule à investir dans la mode immatérielle (« digital-only clothing »). Précurseurs, The Fabricant et Carlings vendent eux aussi des créations importables dans la « vraie » vie. Tout comme la marque Tribute Brand, lancée en 2020, qui propose des pièces digitales (39 $ le pantalon jambe de sirène, 69 $ la robe bustier à la traîne XXL, 59 $ le manteau à la Matrix…) à copier-coller sur nos photos personnelles – la technologie permet une parfaite adaptation morphologique. L’ex-styliste de Lady Gaga, Nicola Formichetti, ou encore le mannequin et designer Tyrone Dylan sont ainsi apparus récemment sur les réseaux sociaux dans des tenues siglées du label. Chez DressX – autre acteur de cette mode sans contact (« contactless fashion ») –, on trouve des doudounes menthe à l’eau, des costumes à carreaux auréolés de volutes vert fluo, des pantalons de jogging… La collection élaborée avec le designer 3D Alejandro Delgado se concentre sur des pièces couture. En 2019, The Fabricant annonçait de son côté avoir vendu aux enchères une robe virtuelle conçue par Dapper Labs et l’artiste Johanna Jaskowska plus de 8000 euros, en s’appuyant sur la technologie blockchain. Une première dans le monde de la mode.
Photos : Tribute Brand.
Sur TikTok, le hashtag #digitalfashion cumule plus de 4,7 millions de vues (et il rassemble par ailleurs 119 000 posts sur Instagram). Privées de shows physiques depuis le début de la pandémie, les marques développent leur présence en ligne : Marc Jacobs et Valentino, par exemple, ont lancé des pièces virtuelles pour habiller les avatars d’Animal Crossing. Elles flirtent désormais sans complexe avec le gaming : en décembre, Balenciaga présentait sa collection sous la forme d’un jeu vidéo : « Afterworld: The Age of Tomorrow ». Il y a quelques jours, Burberry dévoilait ses skins pour les personnages de « Honor of Kings », disponibles en Chine seulement. Un pays où les metaverses – univers virtuels plus vrais que nature prolongeant le monde réel – tournent à plein régime. « La mode virtuelle est en train de passer un cap. La mutation est profonde et générationnelle. Les marques parient sur le fait que les consommateur·rice·s vont accorder de plus en plus d’importance à leurs looks digitaux via leurs avatars », souligne Olivier Rivard-Cohen, investisseur dans les industries créatives.
Photo : Blawko.

Computer world

Encore embryonnaire, le marché des vêtements virtuels suscite une curiosité teintée de méfiance. Il suffit de regarder les commentaires sous les articles qui annoncent ce type de création pour s’en convaincre. Par exemple, sur le site de la BBC, les messages qui accompagnent l’article qui parle des skins Burberry se font tantôt critiques, tantôt cyniques tels que : « If people want to spend stupid money on stupid things in stupid ways, so be it. Who cares ». Avec cette question en filigrane : est-ce qu’il y a vraiment des gens prêts à dépenser de l’argent réel pour une mode virtuelle ? Plusieurs signaux faibles mènent à un faisceau d’indices concordants. Lucas Delattre, professeur à l’Institut Français de la Mode, dresse un parallèle avec l’exemple des « consommateur·rice·s chinois qui dépensent beaucoup d’argent dans des « cadeaux virtuels », sous forme d’emojis personnalisés, par exemple ». Ainsi, les influenceur·euse·s, lors des sessions de livestream sur WeChat, reçoivent des « virtual gifts » qu’il·elle·s ouvrent en secouant l’image, libérant un message de vœux. Depuis octobre, Instagram teste sa fonctionnalité « Badges », permettant aux spectateur·rice·s d’un Instalive d’envoyer un cadeau virtuel entre 1 et 5 dollars pour remercier l’influenceur·euse·s.

Sergey Arkhangelskiy, PDG de Wanna : « Dans cinq ou peut-être dix ans, une part relativement importante des revenus des marques de mode proviendra des produits numériques. »

En parallèle, les dispositifs dits « haptiques » (sous forme de capteurs par exemple), répliquant la sensation du toucher, se développent et contribuent à brouiller les frontières entre réel et virtuel. Ainsi, en Chine, Alibaba a lancé la solution Refinity pour que les adeptes du shopping en ligne puissent sentir tissus et textures à travers l’écran de leurs tablettes et smartphones. Pour Paul Mouginot, spécialiste en intelligence artificielle et cofondateur du collectif artistique Aurèce Vettier, c’est « le développement de mondes virtuels créatifs construits sur la blockchain comme Cryptovoxels, Decentraland ou Somnium Space qui vont permettre aux vêtements virtuels de trouver un véritable débouché. Le rôle social du vêtement réapparaît alors virtuellement. Habiller son avatar de pièces rares voire uniques sera de plus en plus une démonstration de force pour les gamers starifié·e·s en recherche de stuff exclusif, s’exhibant aux yeux de tou·te·s lors d’évènements virtuels. »
Selon Lyst, qui s’est associé à The Fabricant dans le cadre d’une enquête dont les résultats ont été dévoilés fin mars, « le nombre de Digi-Sapiens – des passionné·e·s de mode qui ont grandi à l’heure du numérique et qui habillent leurs avatars quand il·elle·s utilisent des plateformes digitales – s’élève à 3,5 milliards d’individus dans le monde. »
Photo : tenue Burberry pour le jeux vidéo Honor of Kings.

Une mode écologique

« La mode virtuelle présente l’avantage de ne pas produire de déchets », souligne Lucas Delattre. Même si l’empreinte écologique des vêtements virtuels n’est pas nulle – la pollution digitale n’est pas à minimiser –, elle reste inférieure à l’impact environnemental des vêtements physiques. Et puis, à l’heure des shows digitaux, pourquoi ne pas transmettre des vêtements virtuels aux influenceur·euse·s plutôt que de leur envoyer par colis des total-looks portés pour une simple photo prise sur leur canapé ? Cela éviterait les coûts de transport ainsi que de prototypage et permettrait de préserver les ressources naturelles. Ainsi, Tribute Brand fait valoir : « La marque propose des vêtements 100% digitaux, ce qui supprime automatiquement production et transport ». Ajoutant : « Nos produits cyber sont disponibles pour tous les genres, sexes et dans toutes les tailles. » Sustainable, la mode digitale porte aussi en elle des promesses d’inclusivité. La plateforme de mode 3D Trashy Muse (qui a organisé en 2019 le tout premier défilé de mode d’avatars virtuels) se présente ainsi comme « diverse, inclusive, sustainable et illimitée ». Le développement de metaverses permet à la mode de construire de nouveaux imaginaires. « Nous développons de nouvelles choses qui sont impossibles dans le monde réel, comme de nouveaux matériaux – qui ne pourraient tout simplement pas fonctionner dans le monde réel en raison des lois de la physique », fait valoir Gala Marija Vrbanic, fondatrice de Tribute Brand, au Vogue US.

Pour encourager une meilleure diversité dans le milieu, Leanne Elliott Young et Catty Taylor ont par ailleurs créé l’Institute of Digital Fashion, une initiative pour aider à l’intégration de nouveaux talents dans le design 3D – l’univers de la tech étant, entre autres, largement sous-féminisé. Elles collaborent régulièrement avec Digi-Gxl, une plateforme qui promeut les designers de mode immatérielle : « les femmes, les personnes trans, intersexes et non binaires dans ce qui est encore une industrie dominée par les hommes cis. » L’idée ? Agir pour ne pas répliquer les dysfonctionnements du monde réel.

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