Cette semaine, Condé Nast vient d’annoncer que d’ici l’automne 2015, style.com, sa plateforme digitale connue pour référencer et ordonnancer les silhouettes de défilés, deviendrait un site marchand (probablement dans la lignée d’un net-à-porter.com ou yoox.com). Désormais, rédactrices de mode, acheteurs professionnels et aficionados devront naviguer sur un tout nouvel espace intitulé voguerunaway.com.
Dans notre dernier numéro paru en février 2015, Tess Lochanski décrivait la place stratégique de cet « objet hybride entre l’organe de presse et le moteur de recherche », pressentant une développement logique vers l’achat en ligne. Au cours de ses interviews, de nombreuses questions étaient restées sans réponse.
A l’aune de cette actualité, il nous semble pertinent de publier cet article que nous redécouvrons sous un nouveau jour.
Il faudrait déjà saluer le futé de chez Condé Nast qui, en pleine effervescence de la bulle Internet à l’aube des années 2000, a eu la présence d’esprit de déposer le domaine style.com. Nom générique et à l’origine unique destination digitale des sites de Vogue et W, le site est lancé en septembre 2000 avec pour mission de rendre compte au plus vite des soubresauts de la trépidante actualité de la mode. « See fashion first » devient leur devise : mettre en ligne le plus rapidement possible les photos des silhouettes des défilés et la « review » associée, à la manière de la presse quotidienne, qui pouvait encore à l’époque décider du sort d’une collection ou d’un créateur.
Le rédacteur en chef Dirk Standen, dans l’équipe depuis 2003, se souvient : « Quand j’ai débuté il y a plus de 10 ans, on publiait 8 comptes-rendus de défilés par jour en période de fashion week. Ça paraissait déjà énorme. Aujourd’hui, on en est à 30. » 3 millions de visiteurs uniques à travers le monde (les États-Unis ne constituent que 30 % de l’audience globale), des milliers de silhouettes archivées, des centaines de marques représentées : style.com est en train de s’imposer comme la référence de la mode en ligne. « Référence, ça fait encyclopédique. J’aime croire que l’on est plus fun que ça », répond Dirk Standen quand on essaie de dresser un parallèle entre son site et Google. Plus « fun » car comme sur une banale édition digitale d’un magazine de mode, on trouve des interviews, des sujets qui font débat (« Beyoncé is not a fashion icon »), des galeries photos et, surtout, des bannières de publicité.
Un ancrage éditorial qui entre directement en conflit avec les prérogatives de Vogue, joyau de la couronne de Condé Nast. Après des années de lobbying, en 2010, Anna Wintour obtient la création d’un site dédié à son magazine. Style est alors placé sous la houlette d’une filiale avec Women’s Wear Daily (la référence B2B du milieu), Fairchild. En 2014, le titan du papier glacé se sépare de la filiale et du WWD mais récupère style.com, qu’il place cette fois-ci sous le contrôle direct de Vogue. À tel point qu’ils s’apprêtent à partager un bureau – enfin, un étage, le 25e – dans le tout nouveau gratte-ciel construit sur les ruines des tours jumelles, le One World Trade Center. Difficile de ne pas y lire un symbole. Sur le sujet, toutes nos questions sont restées sans réponse ; une constante des grands groupes américains à la communication ultra verrouillée mais qui laisse présager de l’importance stratégique du sujet pour Condénast.
Démocratisation et jeux d’influence.
Objet hybride entre l’organe de presse et le moteur de recherche, style.com est sur le point de gagner une forme de monopole. Pas nécessairement par sa taille, moindre par exemple par rapport à celle de Vogue à l’international, qui compte 10 fois plus de visiteurs uniques, mais parce qu’il constitue aujourd’hui la référence et le passage obligé de toute une industrie. C’est un cas classique : lors de la création d’un marché, le premier, donc celui qui maîtrise l’innovation, devient généralement leader. « On a débuté au bon endroit au bon moment, reconnaît Dirk Standen, on a aussi énormément travaillé pour maintenir un unique mélange de vitesse et d’autorité. Transmettre quasiment en temps réel les images et faire travailler des critiques de mode extrêmement respectés et talentueux. » Le sens du timing et de l’efficacité : une équation toute américaine au milieu du fonctionnement tout européen de l’industrie de la mode. « On a aidé à prendre les défilés, un système fermé, et à les ouvrir, s’enthousiasme Dirk. Nous avons participé à donner accès au plus grand nombre à ce qui n’était réservé auparavant qu’à une poignée de rédacteurs. Et ça, c’était uniquement possible grâce au digital. »
Style.com, en défenseurs de la démocratisation de l’industrie, a donc définitivement entériné l’accessibilité aux défilés de mode : des entretiens privés au B2B au B2C. Si désormais un show de 10 minutes coûte entre 2 et 8 millions de dollars, ce n’est pas uniquement pour les quelques happy few présents dans la salle. Acheteurs, rédacteurs, créateurs, stylistes… le site est devenu un outil de travail presque quotidien pour des millions d’utilisateurs, rivés sur leurs écrans, surtout en période de fashion week où l’audience triple. « Certains designers m’ont clairement confié que si certaines silhouettes ou imprimés ne figuraient pas sur style.com, les acheteurs n’étaient pas intéressés » explique Tim Blanks, critique phare du site avec Nicole Phelps.
Les jeunes créateurs de Coperni, Sébastien Meyer et Arnaud Vaillant, viennent de remporter le prix des premières collections de l’ANDAM. Ils avouent qu’avoir sa place sur la plate-forme est essentiel : « C’est le référencement par excellence qui permet d’apporter rapidement à une jeune marque une grande crédibilité. Le site est consulté par un grand nombre de professionnels qui peuvent accéder indéfiniment aux collections grâce aux archives. » Pour la jeune garde, c’est un sésame : ne pas être sur style.com équivaut à ne pas être sur Google ; c’est ne pas exister. D’ailleurs cette maxime pourrait s’appliquer à toute personne du milieu. Le site a aussi grandement participé – en embauchant en 2005 Scott Schuman puis en 2007 Tommy Ton – à la folie du street style. Être shooté par Tommy Ton, c’est en être.
La mode en deux dimensions
Plus profondément encore, ils sont de plus en plus nombreux à reconnaître l’impact de l’interface sur leurs créations même. Pour les Coperni, marque jeune de deux saisons, cela fait partie de leur identité même : « Nous sommes très exigeants sur notre image et le rendu photo des collections. D’autant plus que l’ADN de notre marque repose sur l’architecture, le relief, la broderie. » Les designers composent avec une nouvelle norme : la photo de défilé en deux dimensions, désormais consultable à l’infini, serait plus importante que le défilé même.
Rei Kawakubo chez Comme des Garçons avait adressé le problème frontalement. Sa collection de automne-hiver 2012 s’appelait « The future is in two dimensions » et se moquait de cet asservissement à la deux dimensions. Ses silhouettes de grands manteaux aux couleurs très vives et aux imprimés ultra graphiques avaient été comme passées au rouleau compresseur – écrasées comme Flat Stanley, condamnées à exister à plat. Dans cette lignée-là, des centaines de manteaux oversized, de formes géométriques et de couleurs vives ont essaimé les collections : on pense notamment au travail de Jacquemus, extrêmement précis et percutant en photo, mais grossier et fragile en réalité. Même en cette période d’extrême connexion et de réalité augmentée, la fonction principale d’un vêtement reste d’être porté. Junya Watanabe, un autre japonais iconoclaste avait, un an après le commentaire acerbe de sa mentor Rei Kawakubo, dessiné en signe de protestation une collection entière en patchwork de noir, illisible à l’écran.
Le glissement vers le virtuel n’est bien entendu pas à imputer seulement à style.com, mais aussi à la vente en ligne. Raf Simons l’avouait à demi-mot à Tim Blanks il y a quelques mois dans Interview au sujet de la progressive extinction de la haute couture : « De toute façon, les gens ne voient pas très bien ce qu’est la couture sur un écran d’ordinateur. » Le digital a profondément et irrémédiablement bouleversé le système de création et de diffusion de l’industrie. Rien de nouveau sous le soleil. Sauf que l’on oublie souvent, surtout dans cette ère de gratuité, d’où viennent ces plateformes miraculeusement mises à notre disposition. On oublie aussi que les États-Unis, grâce à leur maîtrise des formats, réussissent systématiquement à imposer des normes aux autres, jusqu’à Paris et ses sacro-saintes maisons de mode. L’indécrottable soft power, qui aurait cette fois-ci été comme fabriqué par Google et habillé par Vogue. Séduisant, il faut se l’avouer.