Texte : Paola Tuzzi
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : The Freedom Issue hiver 2016-2017.
Polina Oganicheva @ Supreme Management.
Sweatshirt brodé de fils orange, Acne Studios.
Réalisation : Yann Weber. Casting : Beth Dubin. Coiffure : Gilles Degivry. Maquillage : Satoko Wanatabe.
Pression, rythme effréné et vie privée occultée : la mode a ses raisons que la raison n’a pas. Entre burn-out refoulé et vocation assumée, anatomie d’une industrie survoltée.
Octobre 2015, le couperet tombe. Quelques jours après Raf Simons chez Dior, Alber Elbaz quitte, du jour au lendemain, la maison Lanvin, au terme de quatorze années passées à la faire briller. Derrière ces départs soudains, des bisbilles contractuelles, des mésententes hiérarchiques, mais pas seulement. En off ou à la tribune de soirées mondaines, les deux couturiers balancent sans détour : tyrannisés par les lois du marketing, de la nouveauté reine et du buzz 3.0, les directeurs artistiques seraient aujourd’hui moins des créatifs que des machines à générer du chiffre d’affaires. Certains créateurs dénoncent une industrie en excès de vitesse qui ne leur laisse plus le temps de créer, de penser, ni même de dormir. “Est-ce que ce système marche ? Techniquement oui. Émotionnellement, pas pour moi”, lança Raf Simons à Cathy Horyn lors d’un entretien paru dans System Magazine.
BURN-OUT ET LEXO
Commentés, approuvés ou critiqués, ces propos font alors l’effet d’une bombe, levant le voile sur une réalité trop longtemps étouffée en dépit des précédents tragiques de McQueen et Galliano. Au-delà du prestige et du salaire à cinq zéros, les designers seraient littéralement au bord de la dépression nerveuse et survivraient à dose non homéopathique de Lexo. Selon une étude du Natural Neuroscience Journal publiée dans le Telegraph, les esprits créatifs auraient d’ailleurs 25% plus de chances d’être touchés par une maladie mentale, dépression inclus. Une probabilité que l’infernal triptyque – charge de travail illimitée, temporalité compressée et stress exacerbé – rend irrésistiblement plus forte. “Un jour, quand j’étais assistante dans un magazine, je me suis littéralement effondrée alors qu’on me demandait tout simplement un matin comment j’allais. En l’occurrence, je n’avais pas dormi depuis 3 jours. J’ai fait une dépression nerveuse”, raconte Estelle*, aujourd’hui rédactrice de mode attitrée dans un mensuel féminin.
Alexander McQueen et Isabella Blow par David LaChapelle (1996)
“Tout va très vite et surtout de plus en plus vite. Tous les jours, il y a de nouvelles pré-collections à digérer, de nouvelles égéries nommées, de nouveaux jeunes créateurs à connaître, de nouveaux it-bags à célébrer”, pointe du doigt Sasha*, journaliste mode qui pointe du doigt un système en excès de vitesse, mais pas seulement.
VIE PRIVÉE / VIE PUBLIQUE
Cette spirale serait également dopée par le torrent de posts Instagram qui inondent les flux des professionnels de la mode, transformant la moindre pièce en must-have, chaque défilé en un événement inratable ou chaque “new face” en un nouveau compte à minutieusement scroller, quitte à frôler la tendinite aggravée. Et si la fashion sphère s’est à ce point entichée du réseau social californien, c’est aussi qu’ils tendent tous deux à une hybridation croissante des sphères privées et publiques, exacerbant alors un devoir de représentation devenu légion.
“Beaucoup de marques m’ont mis la pression pour que je change le nom de mon Instagram et que je le mette à mon nom. En vrai, j’ai pas envie de me prendre la tête avec ça. Je veux que ça reste ma vie, mes potes”, expliquait Camille Rowe en septembre dernier qui publie sous le pseudo « FingerMonkey ».
Et pourtant, difficile pour les aspirants supermodels de se passer d’une vie 3.0 ultra-documentée tant leur compte Instagram fait aujourd’hui office de CV digitalisé. À coups de selfies soigneusement filtrés, ils et elles s’engagent alors dans une quête de la parfaite représentation d’eux-mêmes, tombant parfois dans une obsession quasi-névrotique que stigmatisent beaucoup d’experts en santé mentale.
On pense notamment à l’incontournable Kendall Jenner qui en novembre dernier, quittait soudainement le réseau qui l’avait vu socialement naître. “C’était le premier truc que je regardais en me levant, en me couchant. J’étais devenue trop dépendante”, avait-elle expliqué à Ellen De Generes lors de l’une de ses émissions.
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : The Freedom Issue hiver 2016-2017.
Amalie Moosgaard et Cécilie Moosgaard @ Next Models.
Vestes et shorts en maille lurex, Missoni. Pantalon en vinyle argenté, Julien David.
Réalisation : Belén Casadevall. Casting : Beth Dubin. Coiffure : Hélène Bidard. Maquillage : Min Kim.
En parallèle, in real life, faire carrière dans la mode implique de participer à tout un tas de mondanités auxquelles il est de bon ton de se montrer au détriment de toute vie privée ou d’une simple nuit de repos bien méritée. “C’est difficile de décliner toutes ses invitations et de dire aux attachés de presse, notamment à ceux qui sont annonceurs, que parfois, on aime aussi boire des verres avec nos amis”, nous explique Kate*, une rédactrice en chef mode ultra-sollicitée qui a su, au fil des années, fixer ses propres limites.
“FASHION IS A PASSION”
“C’est vrai que c’est un boulot à plein temps (…) et que c’est compliqué d’avoir une vie à côté. Mais c’est passionnant, j’adore ce que je fais et, du moins pour le moment, je ne me vois pas faire autre chose”, relativise Matthieu, booker pour une agence indépendante qui baby-sitte ses mannequins du matin au soir et du soir au matin.
Une opinion que partage Melissa*, attachée de presse France d’un vaste empire du prêt-à-porter made in USA : “Oui, je bosse pour une boite très exigeante, avec ses bons et ses mauvais côtés, mais c’est en même temps très exaltant. Il se passe toujours quelque chose, il y a toujours des nouveaux projets, je rencontre plein de monde… J’ai pas le temps d’avoir un mec mais je ne vais pas te mentir, je trouve que j’ai énormément de chance de faire ce boulot”, raconte-t-elle non sans humour.
« C’est crevant, souvent très speed, mais franchement qui ne voudrait pas de cette vie ? »
« Mes potes me reprochent souvent de jamais être dispo ou d’être injoignable mais je leur ai clairement fait comprendre que mon travail était ma priorité. J’ai travaillé dur pour en arriver là et je ne compte pas m’arrêter maintenant », ajoute Tom*, responsable merchandising d’une grande marque de luxe française. « Un jour je suis à L.A, la semaine suivante à Bangkok puis à Paris. Je voyage tout le temps. C’est crevant, souvent très speed, mais franchement qui ne voudrait pas de cette vie ? »
Travailler dans la mode, un choix donc, qui relèverait moins du masochisme que d’une véritable vocation dont les appelés embrassent pleinement toutes les conséquences, physiques comme psychologiques.
C’est d’ailleurs le Kaiser incontesté de la mode, Karl Lagerfeld, qui s’était très tôt érigé en porte-drapeau de ce parti pris, n’hésitant pas à prendre délibérément le contre-pied de Raf Simons : « Ce que je déteste le plus, ce sont ces créateurs qui acceptent ces boulots (de directeur artistique ndlr) très bien payés et qui, après, trouvent que la demande est trop forte, ont peur de faire un burn-out… C’est un boulot à plein temps, pas une occupation parmi d’autres”, avait-il expliqué au WWD, avant de préciser : “La mode est un sport maintenant : il faut savoir courir. » Bourdieu n’aurait pas dit mieux.
*Certains noms ont été changés.