Comment le tatouage s’est ancré dans la mode

Article publié le 28 juin 2018

Photo : Maison Margiela printemps-été 2019.
Texte : Naomi Clément.

Longtemps considérée comme marginale, la culture du tatouage s’impose aujourd’hui dans les défilés et inspire toujours plus de créateurs. Décryptage.

Vendredi 15 juin, deux designers français célébraient la naissance de leur nouveau projet : MИP. Une marque de streetwear inspirée par l’univers du tatouage, dont la première collection rend hommage à ceux arborés par les prisonniers russes du 20e siècle, superbement décryptés par la série de livres Russian Criminal Tattoo Encyclopedia. « Ça s’écrit ‘MИP’ mais ça se prononce ‘Mir’, nous précise le duo, qui tient à rester anonyme. C’est un mot russe qui signifie ‘paix’, ‘monde’, mais qui fait paradoxalement référence à une phrase très répandue au sein des prisonniers tatoués issus des goulags russes, une phrase qui voulait dire : ‘Seul un fusil à pompe peut changer mon état d’esprit.’ »

Photo : Louis Loveless dans la première campagne MИP.

Pour cette première collection, bientôt distribuée sur leur site Internet et également dans certains salons de tatouage, les deux comparses ont imaginé des motifs inspirés de ces tattoos très codés, qu’ils ont estampillés sur une série limitée de T-shirts, hoodies et autres vestes en cuir. « Certaines de ces vestes ont d’ailleurs été tatouées directement par des tatoueurs », commente l’un des co-fondateurs. Désireux d’intégrer les tatoueurs au cœur de leur processus créatif, les créateurs de MИP ont en outre dévoilé un lookbook incarné par le tattoo artist parisien Louis Loveless, qualifié par les intéressés comme « le porte-drapeau d’une génération qui considère le tatouage comme un réel engagement ».

« L’idée de MИP, c’est d’avoir une marque de streetwear globale dont chaque collection sera incarnée par un artiste représentant la culture urbaine (un tatoueur aujourd’hui, mais pourquoi pas un graffeur ou un rappeur demain) », poursuivent ces derniers. Pour leur seconde collection, d’ores et déjà dans les tuyaux, les deux Français pourraient ainsi s’associer à une artiste-tatoueuse affiliée au courant traditionnel japonais de l’Irezumi – l’un des plus répandus de la culture tatouage. « On essaie toujours de créer du lien entre le sens de notre collection et l’univers de la personne qui incarnera cette ligne », affirment-ils.

Les créateurs de mode toujours plus inspirés par le tatouage

Moderne, l’acte de s’inspirer du tatouage pour créer une ligne de vêtements n’est cependant pas nouveau. Déjà, en 1989, Martin Margiela imposait sur son podium des T-shirts moulants à imprimés tribaux, donnant l’impression que ses mannequins étaient recouverts de larges tatouages. Un concept novateur repris cinq ans plus tard par Jean-Paul Gaultier à travers sa collection « Les Tatouages », pour laquelle ses mannequins défilaient le corps orné de faux tattoos conçus par les soins de Tin-Tin. Fondateur du Mondial du Tatouage et président du Syndicat National des Artistes Tatoueurs (SNAT), l’iconique tatoueur français, qui a également travaillé pour Marc Jacobs, Olga Berluti ou Givenchy, se souvient : « Jean-Paul Gaultier, que j’ai par ailleurs tatoué, m’a appelé en me disant qu’il souhaitait travailler avec moi sur sa collection. Ce pont entre mode et tatouage existait donc déjà dans les années 1990. »

Photos : Jean-Paul Gaultier, collection « Les Tatouages », printemps 1994.

Si elles ne sont pas récentes, les initiatives liant mode et tatouages se sont cependant multipliées au cours des dernières années, reflétant la façon dont la culture du tatouage et la vision de ses artistes fascinent plus que jamais le monde contemporain. En 2010, le tatoueur new-yorkais Scott Campbell, l’un des plus prisés de sa génération, est enrôlé par le géant Louis Vuitton pour tatouer les sacs issus de sa collection homme printemps-été 2011. Au printemps 2014, l’œuvre de Sailor Jerry (1911-1973), véritable pionnier du tatouage américain, fait l’objet d’une collection hommage chez Maison Margiela. Pour sa ligne automne-hiver 2015, Rei Kawakubo de Comme des Garçons convie l’artiste-tatoueur JK5 à concocter une série de lettrages colorés. Sans oublier les agences de mannequins, dont les books regorgent aujourd’hui de mannequins à la peau tatouée, parfois intégralement.

Pour Tin-Tin, ce flirt entre mode et tatouage « va simplement de paire avec la démocratisation du tatouage que l’on a connue au cours des dernières décennies ». Autrefois considéré comme une culture marginale, réservée aux « mauvais garçons » (pour reprendre l’expression de Jérôme Pierrat et Eric Guillon, auteurs d’un livre du même nom paru en 2013), le tatouage connaît en effet une démocratisation massive depuis les années 1980, y compris en France où, selon une étude Ifop datant de 2017, 14% de la population serait à présent tatouée.

Photo : Sac Louis Vuitton conçu en collaboration avec le tatoueur Scott Campbell.

Le tatouage, nouvel héros des Fashion Weeks ?

Désormais ancré dans les mœurs, le tatouage est célébré par toutes les grandes institutions de notre société : les médias, comme l’a prouvé la diffusion du documentaire Tous Tatoués ! de Marc-Aurèle Vecchione sur Arte en 2013 ; les musées, avec l’exposition « Tatoueurs, tatoués », installée au Quai Branly de Paris du printemps 2014 à l’automne 2015 ; ou encore la littérature, les ouvrages dédiés à cette pratique ancestrale s’étant largement multipliés au cours de ces dernières années. Pas étonnant donc, que cette culture ait fini par s’imposer dans la mode également.

L’arrivée progressive du tatouage dans les plus hautes sphères de la mode n’est d’ailleurs pas sans rappeler la trajectoire du hip-hop qui, un temps rejeté de force par cette industrie, est aujourd’hui présente au premier rang des défilés des maisons de luxe, sous l’égide de rappeurs tels que Kanye West ou A$AP Rocky (figure de la campagne printemps-été 2017 de Dior Homme). « Tout cela reflète bien la façon dont la culture urbaine inspire le milieu du luxe, souligne l’une des moitiés de MИP. Il n’est vraiment plus rare de voir le tatouage s’immiscer dans des collections de grands créateurs, ou sur la peau des mannequins. »

La saison passée, le motif tribal s’était d’ailleurs échappé des salons de tatouage pour faire son apparition sur les collections homme de Dior, Vetements et Sankuanz. Et les mannequins tatoués sont de plus en plus prisés, à l’instar du jeune russe Sasha Trautvein, qui arbore des tattoos sur le torse et le visage, et dont le compte Instagram compte aujourd’hui près de 440 000 abonnés. Présents en nombre sur les catwalks depuis plusieurs saisons, les modèles tatoués ont de nouveau séduit lors des dernières Fashion Week homme printemps 2019. En défilant pour Rick Owens, Y-3, Maison Margiela, Jacquemus, Alyx ou encore Martine Rose, ils confirmaient leur attractivité grandissante dans la mode, toujours à la recherche de nouveaux profils atypiques.

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