Les critiques de mode sont-ils déconnectés de la réalité ?

Article publié le 14 novembre 2016

Le monde de la mode n’a jamais été aussi libre et démocratique qu’aujourd’hui. Les clients, créateurs et marques jouissent de spectres de choix et de créativité considérables. Pourquoi alors les critiques de mode demeurent-ils enlisés dans l’âge de pierre ? Christina Binkley, chroniqueuse mode et culture au Wall Street Journal, s’est intéressée au problème.

Jamais la mode n’a été aussi libre qu’aujourd’hui. Les branchés portent ce qu’ils veulent – moins c’est raisonnable, mieux c’est. Chaussures en fourrure, pyjamas portés de jour, pantalons de yoga au bureau – tout est désormais permis. Et ce joyeux constat est sans précédent. L’espèce humaine n’a jamais été aussi stylistiquement proche de Zoolander, ni vêtue de façon aussi décontractée tout au long de la journée.

C’est une époque formidable pour les consommateurs – d’autant plus que les soldes débutent quand le temps est propice pour porter les vêtements disponibles en boutique. L’époque est aussi fantastique pour les jeunes créateurs de mode. Le fait de les soutenir est extrêmement populaire et très bien vu – la simple appellation de « marque émergente » fait référence à une découverte significative plutôt qu’à une entreprise balbutiante qui apprend sur le tas. Mon Dieu comme il est excitant de lancer une nouvelle marque de mode – à présent libre d’ignorer les restrictions qui jadis obligeaient les griffes à ne vendre leurs produits qu’en gros. Il fut un temps où les détaillants passaient commande, fixaient les prix, puis retournaient les produits en cas de commandes trop importantes ou facturaient auprès des marques les produits vendus au rabais (avec ou sans l’aval de la marque). De nos jours, les nouvelles griffes s’adressent directement aux consommateurs via leurs sites web qui, grâce à la suppression des intermédiaires, font baisser les prix de vente d’un tiers, voire davantage. Encore une bonne nouvelle pour les consommateurs.

Les magasins vont jusqu’à s’affranchir des limites imposées par leurs murs en se servant librement des sites internet, des abonnements, des boutiques éphémères, des festivals de musique et d’autres nouveaux lieux de rassemblement – parfois tous en même temps – afin d’atteindre les consommateurs dans leur quotidien. (Une autre bonne nouvelle pour les consommateurs).

En plein cœur d’une industrie résolument optimisme et progressiste, un secteur de la mode demeure paradoxalement prisonnier d’un autre siècle. La critique de mode – la vraie critique – est mise en cage et souffre ; et les principaux responsables ne sont autres que les défilés.

« Les critiques de mode et les rédacteurs en chef, surtout ces dernières années, ont adoré Nicolas Ghesquière et méprisé Hedi Slimane. Le public a soutenu qu’ils avaient tort et plus que tort. »

Derrière cela, se cache une théorie : celle qui convient que la mode est l’industrie du rêve. Tout commence avec un défilé où le créateur dévoile ses plus belles silhouettes. Puis vient le tour des magazines de papier glacé chargés d’inventer des histoires autour de ces propositions afin de donner envie aux consommateurs – là est le but – de les adopter sur le champ. Certains d’entre nous retiennent leur souffle lors de rares instants où le monde s’embrase.

L’orage provoqué par les Birkenstock en fourrure de Phoebe Philo, vues lors du défilé Céline en 2012, a grondé cet après-midi-là. La chaleur étouffante du soleil parisien d’octobre s’est fait oublier avec l’arrivée sur le podium de ces sandales de randonnée fourrées et d’escarpins carnavalesques.
Les tonnerres sont encore audibles – ces sandales furent suivies des Scholl en fourrure de Marc Jacobs, des mocassins doublés de peau de kangourou signés Gucci, et dernièrement, des mules en fourrure Fenty Puma par Rihanna. Des créateurs de chaussures tels que Nicholas Kirkwood, qui avaient parié sur des modèles vertigineux mais inconfortables, furent forcés de se tourner vers le monde du sportswear, tandis que Nike et Adidas – et Birkenstock – jouissaient d’une nouvelle crédibilité mode. Ce genre de moment est fait pour le grand écran. Mais dans cette quête du défilé événement, les podiums se voient inondés de tentatives étranges et désespérées de remettre les compteurs de la mode à zéro.

Un créateur de mode ne peut plus se contenter de créer des vêtements que les consommateurs voudront acheter. Toutes ces tentatives ont conduit à l’overdose. Des détaillants ont récemment communiqué des chiffres d’affaires et des revenus décevants, non sans rappeler la crise financière de 2008 – sans qu’elle ne soit pour autant coupable. Jeter le blâme sur la critique de mode serait injuste. Mais il convient de noter que ceux dont le travail est de vérifier et d’équilibrer les comptes de cette industrie ont souvent pris place aux côtés de ses plus ardents admirateurs. Les critiques de mode et les rédacteurs en chef, surtout ces dernières années, ont adoré Nicolas Ghesquière et méprisé Hedi Slimane. Le public a soutenu qu’ils avaient tort et plus que tort.

M. Ghesquière a été remercié par Balenciaga – dont la direction cherchait un créateur à même de propulser ses ventes de sacs. Chez Saint Laurent, les critiques ont estimé que les prix pratiqués par M. Slimane étaient trop élevés, ses collections trop peu intellectuelles, son goût vulgaire. Mais les ventes de la marque ont triplé jusqu’à dépasser le milliard de dollars, après avoir tourné autour de quelques centaines de millions avant l’arrivée du créateur. Son départ désormais acté, les dernières collections qu’il a signées pour Saint Laurent sont déjà considérées comme iconiques avant même leur arrivée en boutique.

Pourquoi la critique de mode n’a-t-elle pas su en déceler les signes précurseurs ? Si la mode est de l’art – comme l’imaginent de nombreux créateurs et créatifs –, elle requiert les vérifications et rééquilibrages d’une critique musclée. Un critique de cinéma analyse ce qui fonctionne et ne fonctionne pas dans un film, partage ses moments favoris sur le plan intellectuel, et juge si se fendre de 10€ de place de cinéma est bien raisonnable. Mon mari et moi nous lisons à haute voix des extraits de ce qu’écrit Anthony Lane, l’un des meilleurs critiques de films du New Yorker. C’est divertissant, mais pas seulement – cela nous donne aussi une idée de ce que nous voulons voir. Au fil du temps, grâce à M. Lane, nous avons économisé des centaines de dollars de dépenses superflues en garde d’enfants. En retour, l’industrie du film profite de cette critique sincère. Les films, l’art, la musique, la télévision, le théâtre – tous ces arts sont passés au crible par une critique saine dans l’intérêt du grand public, si bien que ces industries la soutiennent. HBO n’exclut pas M. Lane sur un coup de tête parce qu’il a (glorieusement) éreinté Sex And The City.

Contrairement aux critiques de théâtre, de cinéma et de musique, les journalistes et rédacteurs de mode passent leurs journées à analyser des collections jamais créées pour les rayons des magasins et à jauger des inventions trop chères pour être vendues à une large échelle. Il y a quelques années de cela, une critique réputée déclarait qu’elle ne prononcerait plus le moindre mot négatif sur les collections. Mais quel est l’intérêt d’une critique hypocrite ?

« Personne n’a attendu une critique pour savoir qu’ils avaient envie des mules en fourrure de Rihanna par Puma, en rupture de stock au bout de trente minutes sur le site de l’équipementier allemand. »

Imaginez à quoi ressemblerait Télérama si le magazine n’exprimait plus son opinion. L’une des critiques les plus mémorables – et glacialement honnêtes – de la décennie passée fut l’analyse assassine de Virginie Mouzat de la collection de Tom Ford présentée en 2011 à Londres.
« Dès les premiers passages, on est frappé par l’apparence démodée d’une collection façon Gucci d’il y a plus de dix ans, écrit Mme Mouzat, alors critique de mode pour Le Figaro. Les complications chichiteuses des coupes (lien coulissant, fronces, taille haute juponnant sur le ventre, manches gigot…), la coiffure chahutée pour fille à peine sortie d’un « cinq à sept » et le make-up en font trop. […] La surcharge, c’est le maître mot de ce défilé. […] L’escarpin lacé sur la cheville ? Un ersatz d’un modèle Alaïa. Le jogging en cuir noir ? Déjà vu dans la croisière Céline, l’année dernière, tout comme les sandales à brides gourmette (ici, incrustée de strass). La robe hérissée de volants en raphia ? Une pâle version de celles d’Yves Saint Laurent du printemps-été 1967. »

Cette critique consciencieuse relativisera les ardeurs autour de cette collection. M. Ford, dont les blessures ont été pansées par le temps, finira lui-même par reconnaître la justesse de cette analyse. De tels moments se font malheureusement trop rares. Certains soutiennent que les acheteurs professionnels se fient à l’avis des critiques pour savoir ce qu’ils devront se procurer la saison suivante. Mais souvent, ces buyers passent commande avant même que les vêtements ne soient présentés sur le podium. J’ai dîné avec certains d’entre eux qui me parlaient du tomber et du toucher des manteaux de chez Dries Van Noten et Nina Ricci qu’ils avaient enfilé au showroom bien des jours avant que je n’aperçoive de loin ces pièces sur le défilé.

Les critiques, incollables sur certains aspects de la mode insoupçonnés du public, ont tendance à évaluer les collections à partir de critères ésotériques qui n’ont aucun sens aux yeux des magasins ou de l’acheteur ultime, le client. Que le produit convienne à un corps réel ne fait pas partie de ces critères. Personne ne se demande pourquoi les ventes au détail souffrent ? Indépendamment de leur volonté, les critiques et rédacteurs de mode voient défiler des produits qui ne seront jamais vendus en magasin. Lisez une critique de Game of Thrones et vous pourrez en télécharger des épisodes immédiatement après.

En revanche, une critique du défilé Alexander McQueen automne-hiver 2016 de Sarah Burton ne concerne presque personne sinon Mme Burton elle-même et les responsables de la marque, qui utiliseront ces looks pour les campagnes de la saison d’après ; alors que ce que la marque vend en réalité, ce sont ses fantastiques tailleurs : des costumes à succès mais pourtant toujours absents des podium. Instagram ? Personne n’a attendu une critique pour savoir qu’ils avaient envie des mules en fourrure de Rihanna par Puma, en rupture de stock au bout de trente minutes sur le site de l’équipementier allemand. Et les futurs clients savaient à quoi s’en tenir depuis la révélation des modèles sur le compte Instagram de @badgalriri, six mois avant d’atterrir sur le marché en avril. Les consommateurs se retrouvent finalement livrés à eux-mêmes. C’est peut-être aussi bien ainsi. Parce que la seule façon de savoir si un vêtement est réussi, c’est de l’essayer, de le retourner et d’inspecter ses coutures.

Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : The Freedom Issue, disponible sur notre eshop.

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