Être chic est-il devenu vulgaire ?

Article publié le 31 mars 2017

Texte : Edouard Risselet pour Magazine Antidote : Borders été 2017
Photo : Olgaç Bozalp pour Magazine Antidote : Borders été 2017
Réalisation : Yann Weber. Modèle : Lisa Bouteldja

À l’heure où la mode excommunie les élites et embrasse des codes plus populaires, la frontière entre chic et vulgaire n’a jamais été aussi fluctuante. Et si l’ensemble peau de pêche était intrinsèquement plus élégant que la petite robe noire ? Et si être chic, c’était finalement de mauvais goût ?

Un beau soir de septembre 2016, la mode attend avec impatience l’entrée de son porte-parole le plus flamboyant sur le plateau de Laurent Ruquier. La lentille fière et la lèvre vigoureuse, Olivier Rousteing détonne entre le candidat Benoît Hamon et l’actrice Bérénice Bejo. Le directeur artistique de la maison Balmain dont il a quadruplé les ventes en l’espace de cinq ans est venu défendre sa vision maximaliste du vêtement et l’intégrité de son inconditionnelle muse, déjà attaquée par la chroniqueuse Vanessa Burggraf en robe noire des plus sobres.

« Être chic, c’est de l ’élégance, ce n’est pas un excès de visibilité. Le chic, c’est le naturel, ce qui émane de soi. Kim Kardashian, ça n’est pas le comble du chic, c’est l ’extravagance, c’est l ’exubérance, l’indiscrétion », lance la journaliste. « Je trouve très rigolo le concept d ’être chic pour une française, rétorque le créateur de 31 ans. Je pense qu’il y a une confusion entre ce que vous pensez être chic et le réel chic. Le réel chic, c ’est […] être honnête, sincère, assumer qui on est et faire foi de ses actes ».

Et il est vrai que si les critiques reconnaissent au styliste débarqué à la tête de la maison française en 2011 la réussite commerciale du lifting qu’il a opéré sur le visage de Balmain alors au bord de la faillite, “chic” n’est que rarement l’adjectif qu ’ils emploient pour qualifier ses créations et sa scintillante Balmain Army. En France, du moins.

Photo : campagne Balmain printemps-été 2017.

Le pays entretient un rapport étroit et conflictuel au goût, qu’il soit bon ou terrible. Le « chic à la française » dont il se porte légitimement garant et sur lequel il capitalise depuis des décennies pour exporter robes, sacs et parfums, attire autant qu’il intrigue au-delà des frontières hexagonales.

Dans cette gigantesque province du chic où les femmes n’auraient donc pas hérité de ce « je ne sais quoi » que l ’on assure nous envier et où toute tentative d’élégance serait vaine, on analyse la Parisienne. Car l ’égérie du bon goût ne vient en effet pas de Limoges et encore moins de Nîmes mais habite Paris, de préférence à gauche de la Seine. Elle jouit d ’un sens du style naturel, un rien l’habille. Elle est chic, et ce en toutes circonstances.

Le mot est un dérivé de l’allemand « der Schick » qui signifie « convenable » et traverse le Rhin au XIXe siècle pour devenir synonyme d’élégance, de bon goût et de raffinement. Le terme se diffuse d’abord depuis la France vers le Royaume-Uni. Outre-Manche, « il est associé à un style bien spécifique et fait référence à une forme de simplicité ainsi qu’à des couleurs sombres », remarque Frédéric Godart, sociologue de la mode. Le chic est aux yeux des Anglais la promesse d’un minimalisme sophistiqué. Il demeure encore aujourd’hui incarné par des pièces à l’instar de la petite robe noire intronisée par Coco Chanel dès 1926.

De gauche à droite : Audrey Hepburn en petite robe noire Chanel, robe Mondrian par Yves Saint Laurent (1966)

À l’époque, l ’économie est florissante et la mode en plein essor. Les créateurs et notamment l ’influent Paul Poiret imaginent une silhouette d’après guerre généreuse et colorée. Gabrielle Chanel impose, elle, le noir et une simplicité radicale dans son vestiaire quotidien. Ses contemporains crient au scandale. « La petite robe noire de Chanel qui est censée être très chic aujourd’hui, c’était quelque chose de très punk au début, assure Vincent Grégoire du bureau de tendances NellyRodi. Cela indique que le bon goût a toujours été le résultat d ’une transgression ou d’une rébellion. »

« Le bon goût a toujours été le résultat d ’une transgression ou d’une rébellion. »

Et les exemples sont nombreux. Yves Saint Laurent, un autre parangon du chic selon les critères en vigueur, n’a pas toujours fait l’unanimité. Sa robe Mondrian, certainement l’une de ses créations les plus iconiques et polémiques, semble bien sage aujourd’hui mais fait en 1965 la couverture de Vogue Paris dédiée à « 200 idées choc ». Sans parler de ses smokings féminins, hier scandaleux – voire horriblement vulgaire -, aujourd’hui basiques de l’élégance. Inutile de rappeler, dans un autre domaine, au bon souvenir des Impressionnistes dont les œuvres, vivement décriées au XIXe siècle, sont aujourd’hui honorées dans les musées et collections du monde entier. Parce qu’elles créaient une rupture volontaire d ’avec le monde d ’avant.

« Si l’on prend le terme au sens courant, ce qui est chic aujourd’hui n ’est pas forcément ce qui a été chic dans les années 1980 ou ce qui est chic en Russie », confirme Frédéric Godart. La notion serait donc relative, temporaire et locale. « Les Russes ressemblent soit à Madame Gorbatchev soit à Barbie, lance Bénédicte Bro, consultante de mode. Aux États-Unis, ce qui est chic pour une Texane fait mourir une New-Yorkaise, continue-t-elle. Et en Chine, c ’est la même chose. »

À l’ère du luxe globalisé et d’une géopolitique de la mode bousculée par l’émergence de marchés au goût bien spécifique et dont le pouvoir d’achat influence fortement les collections, à qui donner raison ? L’idée de bon goût, profondément occidentale, résulte de codes séculiers énoncés par la bourgeoisie pour mieux asseoir son statut face à la classe ouvrière. Et le processus est à nouveau sensiblement le même que pour l’art. Dans La Distinction (1979), Pierre Bourdieu écrit : « L’art et la consommation artistique sont prédisposés à remplir, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, une fonction de légitimation des différences sociales ». Comme si un être, de par son statut, pouvait détenir le secret du goût ; et donc d’après Emmanuel Kant dans La critique de la faculté de juger (1790), du beau. Rien n ’est intrinsèquement chic. Le jugement de chaque individu est régi par son propre environnement et son raisonnement – qu’il pense souvent être inné – n’est que le résultat d’une analogie, plus ou moins lointaine.

Lisa Bouteldja
Brassière et escarpins, Fenty Puma by Rihanna. Pantalon satiné et trench imprimé en léopard, Christopher Kane. Lunettes miroir, Retrosuperfuture.
Réalisation : Yann Weber.

LE CHIC DÉMODÉ ?

Rares sont les mots de la langue française à avoir été davantage galvaudés que le « chic ». Tout y est prétexte, si bien que le terme s’est vidé de sa substance. Dans la mode, on parle d’effortless chic, d’army chic, de hippie chic, de preppy chic, de gothic chic, de néo-chic et jusqu ’au très polémique homeless chic.

Ce dernier apparaît pour la première fois au lendemain du second millénaire quand John Galliano présente la haute couture automne-hiver 2000 de la maison Christian Dior inspirée des clochards. Cette vision irrévérencieuse de la femme Dior indique déjà un certain rejet du diktat du chic français.

Dix-sept ans plus tard, l’élégance dogmatique dite « couture » n’a pas tellement évolué. « Je pense que le chic à l’heure actuelle, c’est une certaine idée de la mode qui s’est cristallisée dans les années 50 », assure le sociologue de la mode. « On a muséographié le chic, on l’a trop institutionnalisé, explique Vincent Grégoire. C’est trop riche, c’est trop compliqué, c’est trop strict et trop intimidant. Et il y a un besoin de revenir à des choses où le défaut est valorisé. On veut de l’erreur, du spontané, de l’accident, de la vie. Le chic complexe tout le monde. »

« Les a priori sur le chic français tuent la mode française. »

D ’autant qu’il sous-entend également une certaine attitude et une certaine morphologie. Car il ne suffit pas de porter un blazer noir et un sac de luxe au creux du coude pour être chic. « Jane Birkin ou Isabelle Huppert, qui en sont deux des emblèmes ont d’abord en commun leur minceur », affirme Bénédicte Bro. Dans une interview accordée à Marie France en février 2016, Kristin Scott Thomas, « la plus française des actrices britanniques », d’après le magazine, dit : « La Française peut être séduisante, attirante, sans jamais abuser du côté sexy. Il n’y a aucune vulgarité, tout est dans la subtilité. Les Anglaises, c’est terrible… et tout l’inverse ! Elles osent par exemple porter des mini-jupes alors qu’elles n’ont pas les jambes pour. »

À l ’heure où la mode embrasse de nouveaux profils de mannequins, où les castings se font sauvage et les corps moins millimétrés, ce chic excluant n ’apparaît plus aussi désirable qu ’il avait su l ’être par le passé. « Les a priori sur le chic français tuent la mode française», déclarait, dans un entretien accordé à Télérama, le couturier Jean-Paul Gaultier qui n ’avait pas hésité en 2013 à lancer Nabilla sur le podium de son défilé haute couture. Le luxe cherche aujourd ’hui de nouveaux moyens de séduire une clientèle plus jeune, plus rapide, plus connectée et donc plus encline à se forger ses propres goûts. Son incœrcible déformalisation et la montée en puissance du streetwear contribuent aussi à la redéfinition de la limite, loin d ’être immuable, entre chic et vulgaire.

De gauche à droite : Y/Project printemps-été 2017, Balenciaga automne-hiver 2017, Gucci printemps-été 2017, Céline printemps-été 2017

Puis une nouvelle génération de créateurs a compris qu’il était de son devoir de dessiner l’élégance de demain. Elle ne sera certainement pas aussi catégorique que celle d’hier mais tout aussi vivifiante. Chez Gucci, Alessandro Michele a dopé les ventes de la maison (+12,7% en 2016) grâce à sa vision maximale et théâtrale de la donna : brodée, lamée, strassée, taguée, libre. Plutôt très loin du monacal New Look de Christian Dior. À Paris, Phoebe Philo a fait de l’allure de la femme Céline l’une des plus convoitées de la mode internationale, tant par sa justesse que par son audace. Son style a priori minimal se permet des excentricités comme l’imprimé Tati ou d’escarpins en fourrure jaune bile. Glenn Martens, a réussi le pari d’imposer, trois ans et demi après son arrivée à la tête de Y/Project, son look hybride mi-Versailles mi-Berghain, tel le nouveau mètre étalon underground de l ’élégance parisienne. L’équilibre de ces créateurs, toujours à la frontière entre bon et mauvais goût sans jamais avoir peur de basculer ni d ’un côté ni de l’autre, rappelle aussi qu ’être chic, c ’est être en phase avec son époque.

LA GRÂCE DU VULGAIRE

C’est étrangement un décalage d’avec le temps qui courait qui avait fini par causer la perte de Coco Chanel. « Elle a fait deux erreurs. La première, c’est quand elle a dit “Pas un homme à qui j’ai parlé n’aime les femmes en mini-jupe”. Je pense que personne n’a osé dire à une dame de 86 ans à quel point une femme en mini-jupe était sexy. La deuxième, c ’est quand elle a décidé de bannir le jean de ses collections. C’était les Sixties ! Le fait est qu’à la fin de sa carrière, elle avait perdu tout son aura et plus personne ne s’intéressait à ce qu’elle faisait », racontait son illustre successeur Karl Lagerfeld lors d ’une conférence organisée par le International Herald Tribune en 2010.

Jusqu’à la fin du mois de février 2017, Le Barbican Center de Londres proposait au public « The Vulgar : Fashion Redefined », une exposition consacrée à l’évolution de la notion vulgarité depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. À Paris, « Tenue correcte exigée, quand le vêtement fait scandale » investit les Arts Déco jusqu ’au 23 avril 2017 et explore le pouvoir transgressif de la mode. À la télévision, la très longtemps raillée cagole est désormais célébrée pour l ’audace de son style et questionne les fondements du bon goût. Sur les podiums, les créateurs réhabilitent aussi déjà les tendances décriées des années 2000. La mode est indéniablement au vulgaire.

Du peau de pêche au talon plexi, de Paris Hilton à Lindsay Lohan et de Galliano à Jacobs, les éléments fondateurs du mauvais goût millénaire sont déjà regrettés. « Il y avait un souffle, une folie qui nous manque terriblement maintenant. Il y a un besoin de renouer avec toute cette théâtralité », assure le spécialiste des tendances.

De gauche à droite : Philipp Plein printemps-été 2017, Moschino automne-hiver 2014, Dsquared2 printemps-été 2017

S’il y en a un que l’austérité post-crise économique n’a pas contaminé, c’est Philipp Plein. L’excès ? Never heard of it. Sa marque, lancée en justement 2008 et destinée à un public méprisé par le luxe pour son goût clinquant affiche des résultats insolents (de 6 à 200 millions d ’euros entre 2008 et 2014). L’extravagance est aussi du – mauvais – goût de Jeremy Scott ; le créateur américain assume et revendique les imprimés Cheerios ou pop corn de ses robes du soir et ses protections iPhone façon pochette à frites. Les jumeaux de Dsquared2 Dean et Dan excellent tout autant dans ce domaine et l’art du trop n’est jamais assez. Less n’est plus more. Too much, extravagant, vulgaire ? Peut-être et peu importe.

« La vulgarité est un ingrédient très important dans la vie. J’y crois fermement – tant qu’elle a de la vitalité. Un peu de mauvais goût est comme une note de paprika. Nous avons tous besoin de cette dose de mauvais goût – elle est vigoureuse, saine, physique. Je pense que nous devrions en faire davantage usage. Ce que je combats, c’est le non goût », disait feue la célèbre journaliste de mode américaine Diana Vreeland.

Il n’y a pas de bon sans mauvais goût et l’histoire de la mode a prouvé que seule la prétendue faute de goût avait le pouvoir de faire bouger les lignes établies. Et c’est en portant un legging léopard trop satiné, un crop top trop cropped et une paire d’escarpins aux talons trop fins que vous frayez certainement, sans en être conscient, le chemin du monde vers une mode plus démocratique.

Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017

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