Longtemps complexée par une réputation superficielle, la mode s’allie aujourd’hui aux plus grandes écoles et philosophes pour regarder et analyser la société par le prisme du style.
Au début du mois de novembre, la première couverture du Vogue anglais signée par son nouveau rédacteur en chef Edward Enninful paraît en kiosques et survolte les réseaux sociaux. Le visage de la top et activiste Adwoa Aboah dans un cliché évoquant les tenues portées par Bianca Jagger au Studio 54 est constellé de noms a priori étrangers au magazine britannique : pas une seule tendance ou marque, mais l’annonce de contributions de Sadiq Khan, le maire de Londres, d’écrivains majeurs comme l’anglo-jamaïcaine Zadie Smith ou Salman Rushdie, d’origine indienne, ou encore du réalisateur Steve McQueen – qui reçoit l’Oscar du meilleur film pour 12 Years a Slave en 2014. Pour The Guardian, le message est clair, ce statement promet de célébrer une Angleterre aussi multiculturelle qu’intellectuelle. « Cette couverture est une façon de communiquer sur la mission politique et non seulement stylistique du magazine », analyse Jess Cartner Morley, reporter mode du journal.
Edward Enninful n’est pas le seul à vouloir apporter sens et substance à l’empire de l’éphémère. Teen Vogue dévoile quant à lui un numéro décembre 2017 avec Hillary Clinton en tant que rédactrice en chef invitée. Elle participera également au sommet organisé par le magazine le mois prochain à Los Angeles et dont l’objectif est de rassembler diverses figures politiques, PDG, réalisateurs et penseurs afin d’échanger sur des thèmes d’actualité, d’égalité salariale ou encore de racisme. C’est cet automne également que Chanel lance son pop-up chez Colette et combine podcasts, discussions, conférences avec entre autres, l’écrivaine Leïla Slimani, la réalisatrice Deniz Gamze Erguven et la danseuse Aurélie Dupont, liant ainsi leurs vêtements à une culture contemporaine féminine.
Aux antipodes des cocktails et mondanités traditionnelles, le format de la conférence se répand comme un nouveau moyen de rassembler le public d’une marque : un tel événement donne de l’épaisseur au propos de la maison, permet une communication sur les réseaux sociaux détachés d’un but purement commercial, et prend partie face à des questions aussi stylistiques que politiques. Après l’explosion de scandales écologiques, d’appropriation culturelle, de représentations sexistes, le format du talk permet une prise de parole informelle mais qui souligne un positionnement sociétal.
« Les griffes savent qu’elles ne peuvent plus se permettre tout simplement d’exister hors de ce monde, d’êtres de acteurs économiques sans être des acteurs sociaux, elles ne peuvent plus esquiver la responsabilité qui est la leur. »
Si la mode fut longtemps caricaturée (voire documentée) dans Zoolander ou Absolutely Fabulous et sarcastiquement accusée de puiser inconsciemment dans l’Histoire et les cultures, ce temps semble résolu. Les internautes ont aujourd’hui la possibilité de répondre, dénoncer, créer un buzz autour d’une pratique jugée irrespectueuse, et c’est tout à l’avantage des griffes de discuter avec cette audience sur ces questions qui dépassent largement les collections. « Les griffes savent qu’elles ne peuvent plus se permettre tout simplement d’exister hors de ce monde, d’êtres de acteurs économiques sans être des acteurs sociaux, elles ne peuvent plus esquiver la responsabilité qui est la leur », analyse Serge Carreira, à la fois Maitre de Conférences à Science Po et Chief Operating Officer chez Mary Katrantzou.
Relier la mission stylistique à un positionnement beaucoup plus large sur la société : c’est ce qu’Alessandro Michele semble décidé à faire depuis son arrivée à la direction artistique de Gucci en 2014, où il évoque, dans les communiqués accompagnant chaque défilé, le sous-texte philosophique de la collection, et cite comme premières inspirations, des noms allant de Roland Barthes à Giorgio Agamben. Et en 2016 déjà, la féministe nigériane Chimamanda Ngozie Adichie occupait, elle, le premier rang du défilé Dior, et le titre de son livre We Should All be Feminists d’apparaître sur un t-shirt, bientôt best-seller de la Maison. « Dans un marché qui propose, de marque en marque, des déclinaisons quasi-identiques des produits, les maisons se tournent vers une quête de sens, qui est un miroir des questionnements qui traversent les consommateurs » ajoute Serge Carreira.
Le luxe, prochain ministère de la Culture ?
Cette mutation est également présente dans l’envers du décors : Adrien Barrot, diplômé de l’Ecole Normale Supérieure, est conseiller de la direction image et création de Hermès ; Sophie Chassat, diplômée en philosophie du même établissement, est consultante chez Kering où elle apprend aux marques à lier les concepts de Nietzsche ou Spinoza à leur identité de marque et leur vision globale. Le groupe LVMH est lui dorénavant actionnaire aux Éditions Gallimard, qui proposent aujourd’hui des projets hybrides comme Lady Dior, un livre dédié au sac iconique, raconté par des figures de la littérature actuelle comme Adam Gopnik, Cécile Guilbert, Eric Reinhardt, ou Colombe Schnek. Cette dernière, initiatrice du projet, signe également des nouvelles pour la marque d’accessoires Tila March.
Photo : l’écrivain Joan Didion photographiée par Juergen Teller pour une campagne Céline.
Si autrefois, le soutien de la culture par le luxe et toute collaboration entre les deux sphères étaient tabou, la question se décomplexe dans un monde post-krach boursier. Une frontière qui tombe également dans le secteur de l’éducation. Depuis le lancement, en 2013 du Condé Nast College of Fashion and Design à Londres, qui prouve le besoin d’ajouter aux études théoriques une perspective professionnelle concrète, les projets entre marques et universités se multiplient. La branche parisienne de la Parsons School of Design inaugurera un colloque à l’Ecole des Hautes Etudes en Science Sociale au printemps 2018 ; en Italie, Prada lance des cycles de conférences avec Yale School of Management et l’école polytechnique de Milan.
Ce soutien de projets intellectuels par et sur la mode promet un paradoxe certain : le luxe est en train de créer des structures qui viendront le remettre en question, où des étudiants seront amenés à questionner et déconstruire le lien entre apparat et normes sociales, attentes genrées, stigmates anciens. Aujourd’hui, la mode n’existe plus que pour le consommateur et les quelques invités aux défilés. Par la diffusion en masse de ses collections et de la vie des ses équipes, elle rejoint l’inconscient et l’iconographie collective : il est donc peu surprenant qu’elle assume enfin son rôle en tant que commentateur, acteur, et membre de la société.