Outre les tourments du débat du “see now, buy now” auxquels fait face l’industrie de la mode, une autre situation complexe semble se dessiner. En mal de confidentialité et obsédée par l’instantané, la mode cherche farouchement son nouvel équilibre. L’éventuelle solution ? Un unique premier rang.
Alors que le monde de la mode commence à tenter de s’adapter à de nouvelles habitudes d’achat afin de satisfaire l’ensemble des clients, il a rétabli l’équilibre en organisant des défilés plus confidentiels. Ce phénomène, vraisemblalement engagé à Milan, s’est affirmé à Paris. Les designers cherchent sans relâche de nouveaux moyens de construire un lien sur-mesure avec les quelques privilégiés invités à leurs défilés, en essayant sans doute de renouer avec le caractère exclusif dont jouissaient auparavant ces shows.
Exactement comme avec le “see now, buy now”, les créateurs ont fait usage de multiples moyens pour imaginer cette nouvelle notion d’intimité.
La décision la plus radicale a certainement été prise par Massimo Giorgetti qui a prié les invités de MSGM de ne poster aucune photo du show sur les réseaux sociaux. Un geste devenu coutumier, voire pathologique. Une habitude indéniablement au coeur du questionnement autour de la mise en vente immédiate des collections, et probablement aussi à l’origine de la crise actuelle d’incapacité d’attention de la mode.
« Publier une photo du défilé sur Instagram est devenu un geste coutumier, voire pathologique »
La plupart des invités ont respecté les consignes de Giorgetti et ont comblé le vide digital par la publication d’images de l’invitation stipulant l’interdiction de tout relai social ; non sans participer à un moment de mode légèrement surréaliste. Ils ont apprécié la liberté d’assister au spectacle sans être accablés par la nécessité de rapporter le moindre instant de l’expérience, ou par l’angoisse de manquer un moment du show à cause du besoin de publier quelque chose dans le feu de l’action.
Giorgetti a aussi mis un point d’honneur à épouser sa propre requête. Il déclarait au WWD, lors de l’annonce de cette stratégie, qu’il ne posterait “pas d’images du défilé avant l’été, lorsque la collection fera son entrée en boutique”. Il admettait par la même occasion la difficulté d’une telle décision mais avouait ne pas saisir la façon dont les réseaux sociaux pouvaient influencer le business de la mode autrement qu’en perturbant les clients pour qui le délai de six mois nécessaire entre la présentation d’un produit et son arrivée en boutique n’est pas toujours compréhensible.
L’opinion n’a pas encore tranché quant à la pertinence ou non du choix Giorgetti de s’affranchir de la publicité gratuite qu’offre la présence des réseaux sociaux lors du défilé d’un encore jeune label.
Tom Ford est depuis longtemps partisan de présentations confidentielles. Il n’avait autorisé qu’un unique photographe lors de son premier show et a récemment fait l’impasse totale sur un défilé de sa ligne féminine au profit d’un vidéoclip. Un court-métrage dans lequel Lady Gaga intègre un casting de mannequins réunis à l’occasion d’une soirée dansante où le dress-code n’autorise que les dernières creations de Tom Ford. Jusqu’à maintenant, seul Ford a misé sur ce format de présentation et son effet sur l’esprit collectif de la mode ne fut que de très courte durée.
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Mais Ford n’est pas un créateur connu pour repousser les frontières et expérimenter de nouveaux ressorts pour captiver son public. Domenico Dolce et Stefano Gabbana ont fait shooter des selfies et des courtes videos à leurs mannequins alors même qu’ils foulaient les podiums des collections masculine et féminine de la griffe.
Le contenu diffusé en direct sur les réseaux sociaux a suscité un vif intérêt en ligne et un illusoire sentiment d’exclusivité dans la mesure où la communauté digitale participait au show d’une façon complètement inédite. Les invités ressentaient eux au fur et à mesure de l’avancée du défilé le sentiment désagréable de n’être que les figurants du dernier stratagème marketing du duo.
Mais à Paris, en mars dernier, les marques – indépendamment de leur taille -avaient réfléchi à de nouveaux leviers moins envahissants ou moins ouvertement élitistes. Kenzo est revenu à un lieu à taille plus humaine cette saison, et a accentué l’intimité de l’espace en isolant les rangées de sieges avec des murs bleu vif. Simon Porte Jacquemus a renoncé à la lumière, à l’exception d’un unique faisceau qui illuminait le défilé et donnait l’impression d’un espace bien plus petit qu’il n’était en réalité. De son côté, Christelle Kocher a présenté sa dernière collection Koché le long d’un passage parisien et a démocratiquement fait tenir ses invités debout, là où l’espace le leur autorisait.
« La proximité d’avec le vêtement et le court moment accordé à son observation ont rendu la collection à la fois plus personnelle mais aussi plus dynamique. . »
Karl Lagerfeld a donné sans équivoque le ton sur son invitation. Sur l’image d’une chaise Napoléon III dorée, les mots “front row only” ont été griffonnés de la singulière main du couturier. Il a métamorphosé le Grand Palais en une version XXL du salon haute couture Chanel et a assis plus de deux mille invités en première ligne. Cela permettait d’admirer chaque détail de la complexité d’ouvrage de chaque silhouette, mais aussi de capturer de beaux clichés pour Instagram et les autres réseaux sociaux.
“C’est le rêve de tout le monde d’être assis en front row”, lançait Lagerfeld à propos du show. “D’ordinaire, c’est impossible, il faut un espace tel que celui-ci pour créer un décor où tout le monde peut être au premier rang. Vous pouvez voir les détails, les tissus, les broderies, la coupe. Vous pouvez tout voir aussi proche que possible.”
Puis vint le tour d’Hedi Slimane. Le designer a, lui, entrepris de présenter à un nombre très restreint de journalistes un show Saint Laurent couture dans les salons rénovés de la rue de l’Université. Les plaques en or gravées du nom des invités et apposées sur chacune des chaises Napoléon III noires firent la fierté des heureux élus qui ne purent se retenir de poster en ligne une photo de leur chaise personnalisée, comme preuve suprême d’appartenance au très privé club Saint Laurent.
L’approche était indéniablement élitiste, mais dans la continuité de la mystique que Slimane s’évertue à cultiver dans la maison depuis son arrivée, si bien que ce choix apparaissait finalement plutôt organique. Et sensiblement dans la même veine que la délocalisation d’un défilé entier à Los Angeles, loin du hub de la mode internationale et de son cercle rapproché.
Toutes ces présentations plus intimes prouvent qu’il existe encore des moyens de rendre les défilés de mode exclusifs et exceptionnels tout en continuant d’abreuver d’images le goufre des réseaux sociaux. Des photographies d’autant plus stimulantes qu’elles permettent de capturer et de s’arrêter sur les impressionnants détails d’une maîtrise absolue. En couplant leur désir d’exclusivité à la possibilité pour les invités de produire un contenu en direct, les marques de mode ont trouvé cette saison un nouvel équilibre.