Dans une industrie pourtant habituée à faire du rêve son quotidien, c’est aujourd’hui le quotidien que la mode rêve. L’expression du nouveau cool résiderait dans la banalité des multiples facettes d’un M. Tout-le-monde revisitées par les griffes les plus regardées du moment.
Un homme s’avance d’un pas tranquille dans les allées du Bois de Boulogne à Paris. Posé sur son bras droit, un enfant s’agrippe au (trop) grand blouson d’un homme d’une trentaine d’années ; de l’autre côté et main dans la main, une seconde tête blonde avance fièrement. Plus tard, un jeune homme tout de bleu vêtu emprunte le même chemin, vélo au bout des doigts, suivront une poignée d’individus et leurs sacs de courses, eux affublés de coupe-vent ou de parkas d’apparence quelconque.
Si ces scènes vous sont familières, c’est qu’elles incarnent le quotidien de pères de famille des plus ordinaires, il s’agit pourtant du dernier défilé homme printemps-été 2018 de Balenciaga. Dans les notes apportées par la maison aux invités du show, on peut y lire : « jeunes pères dans le parc avec leurs enfants pendant le week-end ». Après des années d’extravagances, d’insolences et d’herméticité, c’est désormais sur le style de vie de M. Tout-le-monde et sa famille que la mode porte ses fantasmes. Voyeurisme impertinent ou réelle envie de faire tomber les frontières sociales et stylistiques, et par la même occasion amorcer un retour aux valeurs traditionnelles de familles et de plaisirs simples ?
FASHION DADDY ISSUE
De gauche à droite : Balenciaga printemps-été 2018, GmbH printemps-été 2018, Martine Rose printemps-été 2018.
L’obsession de Demna Gvasalia pour les pères de famille n’a rien d’une nouveauté. Déjà à l’automne-hiver 2017, les looks phares de la collection donnaient à voir pléthores de working men en costume cravate maladroitement (et volontairement) mal ajusté. Ce sont ces mêmes hommes que l’on retrouve dans une version plus décontractée et taillée pour le week-end à l’été 2018, comme il est indiqué dans les notes du défilé : « Ce sont les mêmes hommes, hors du bureau, relaxés et observés dans leur moment le plus heureux ». La collection de Balenciaga fait donc double statement : dans une société qui sacre les individualistes, la clé de voûte du bonheur demeurerait ici dans un retour aux valeurs familiales et dans les moments partagés avec son entourage.
Le nouveau cool n’est plus chez les jeunes nymphes adolescentes qui ont (trop) longtemps obnubilé la mode, mais chez leurs géniteurs. Si la mode décloisonne les frontières générationnelles, le vestiaire du père de famille lui ne cherche aucunement à être travesti. De Balenciaga à Vetements en passant par GmbH ou Martine Rose, on y assume les combinaisons hasardeuses, les imperméables trop larges, les grosses ceintures en cuir marron à boucle, les pantalons trop longs, les costumes flottants, les chaussettes blanches relevées ou encore le pantacourt.
Chez Acne Studios, pour la campagne automne-hiver 2017, ils sont noirs et gays, combattent les préjugés les mains dans les couches et se veulent fiers représentants des pères de familles modernes ordinaires. « «Je réfléchis à la famille depuis longtemps, précise le directeur de création d’Acne, Jonny Johansson. Je voulais donc représenter les ménages d’aujourd’hui, de toutes les constellations ». Dans la veine de Dolce & Gabbana qui depuis de nombreuses années célèbre chaque saison dans ses campagnes une famiglia flamboyante, Bruce Weber a imaginé pour Sies Marjan une grande réunion familiale où les infantiles têtes angéliques côtoient de jeunes adultes dans un cadre idyllique pour une campagne automne-hiver 2017 qui respire le bonheur. Chez Calvin Klein, c’est Raf Simons lui-même qui prend le rôle de papa bienveillant (et invisible) d’une joyeuse bande de vingtenaires insouciants.
Campagne Calvin Klein automne-hiver 2017.
DU SPORTIF DU DIMANCHE AU TOURISTE EN VACANCES
Dans une industrie folle au perpétuel turnover, la posture paternelle incarne une figure rassurante et répond au besoin de structure et d’un certain retour aux valeurs plus traditionnelles de partage et de famille. Les nouveaux héros de la mode, idolâtrés par la nouvelle génération de designers, se cacheraient donc dans les scènes du quotidien les plus banales. Demna Gvasalia va même plus loin en érigeant en stars de sa dernière campagne Vetements d’illustres inconnus croisés aux hasards des rues de Zurich où la griffe a pris ses quartiers en mars dernier. Ils sont vendeurs, banquiers, touristes, étudiants, retraités, adolescents rebelles, enfants ou quadra fortunés, mais surtout, ils se trouvent à mille lieux des visages et des corps stéréotypés que l’on a l’habitude de voir placardés sur les campagnes des plus grandes maisons. Même constat chez Y/ Project qui a préféré célébrer ses amis, stagiaires, frères et sœurs plutôt que de faire appel à des ambassadeurs sous contrat pour sa dernière campagne automne-hiver 2017. Au-delà d’effacer le sentiment d’inaccessibilité, ces campagnes s’inscrivent dans l’émergence de nouveaux sociotypes qui obsèdent la mode.
Campagne Y/Project automne-hiver 2017.
Ils n’ont, a priori, rien d’exotique, rien de scandaleux ni même rien de dangereux, mais fascinent pourtant tout un pendant d’une mode toujours en quête de nouveaux dieux. Loin des univers qui nourrissent habituellement la mode, chez Martine Rose et après une collection automne-hiver 2017 très axée sur le workwear de bureau, le daddy cool trouve son gémeau sportif du dimanche avec des combinaisons de cyclistes et une gamme d’outerwear parfaite pour les longues randonnées dominicales dans la collection printemps-été 2018. « Je me suis intéressé à des choses traditionnellement « ringardes », comme le golf (…) c’est l’homme d’affaire en dehors du travail », explique-t-elle en amont du défilé, avant de citer Jeremy Corbyn, Steve Jobs, le photographe Trevor Hughes, les cyclistes de Toronto et sa scène musicale des années 1980 et 1990 comme inspirations : « Je pense que c’est l’idée de prendre l’ordinaire et de le rendre extraordinaire« . Plus récemment, Alexander Wang revisitait également pour sa collection avec Adidas la figure du cycliste en version rave party.
De gauche à droite : SSS World Corp printemps-été 2018, Louis Vuitton printemps-été 2018, J.W Anderson printemps-été 2018.
Et quand ils ne sont pas en week-end, c’est en vacances que nous retrouvons l’attirail du patriarche dans une version touriste proche du cliché : chemises hawaïenne chez Louis Vuitton, SSS World Corp, Balenciaga, Paul Smith et Dsquared2 printemps-été 2018 ; retour de la banane, toujours chez Louis Vuitton, ainsi que Prada ; et claquettes (avec ou sans chaussettes) pour Phillip Lim, Haider Ackermann, ou J.W. Anderson. Les vacances, c’est d’ailleurs le thème du pop-up store « Les Vacances de Lulu » imaginé par l’attaché de presse parisien Lucien Pagès chez colette jusqu’au 2 septembre. Et si le nouveau cool, c’était finalement de réussir à lâcher prise ?