Texte : Nicolas Salomon
Photo : Benjamin Lennox pour Magazine Antidote : Now Generation
Montre « ROYAL OAK OFFSHORE » à remontage automatique, boîte en acier inoxydable, cadran argenté avec motif « Méga Tapisserie » et aiguilles en or gris, et bracelet blanc en acier inoxydable. 32 diamants taille brillant; ~1.25 carats, Audemars Piguet.
L’horlogerie de luxe connaît depuis le début de années 2000 et l’arrivée du visionnaire Richard Mille un nouvel essor. Ses nouveaux garde-temps, prouesses techniques inspirées de Star Wars, des Rolling Stones ou de Transformers, font le bonheur d’une clientèle de milliardaires venue d’Asie.
L’horlogerie, telle qu’on la connaît, existe depuis près de 500 ans. Au départ, elle trônait en haut des beffrois sous formes de grandes horloges et rythmait la vie des paroissiens. Puis, au fur et à mesure du temps, le génie de l’homme s’est chargé de réduire sa taille, à tel point qu’il fut bientôt possible d’arborer l’heure sur soi. De curieuses pendules furent donc cousues sur le plastron des puissants. Cette façon de parader, de se « monstrer », a même donné aux montres leur étymologie. À la Renaissance, François 1er traversa même l’Europe pour montrer à ses rivaux médusés cette petite montre qui tenait dans le pommeau de sa dague et qui prouvait ainsi son avance et sa domination technique. De cette avance horlogère à celle supposée de son armement, il n’y a qu’un pas qui permit aux Français de faire l’économie de quelques guerres. Et, jusqu’au début des années 2000, ces grands principes ont continué de régir une horlogerie ronronnante. Mais, à compter de cette date, un Français a tout changé en donnant naissance à la nouvelle horlogerie. Cet homme providentiel, c’est Richard Mille.
« J’ai toujours été fasciné par la Formule 1. En travaillant pour Jean-Luc Lagardère, qui venait d’acquérir l’écurie automobile Matra, j’ai compris que ce milieu avait une culture de l’excellence et de la performance qu’on ne retrouvait nulle part ailleurs. En faisant mes armes dans l’horlogerie quelques années plus tard, j’ai eu en tête de connecter ces deux univers. Mais la stratégie chez Mauboussin, où j’étais en poste, ne correspondait pas à cette orientation. Il a donc fallu que je crée ma propre marque, puisque personne n’y avait songé avant moi. » Entre 1998 et 2000, Richard Mille va donc convaincre, d’un côté, les partenaires financiers et, de l’autre, les horlogers capables de réaliser le projet.
Au Salon de Bâle du millénium, l’homme traverse les allées du salon avec son premier bolide au poignet : la RM 01. Ce prototype, un genre d’Objet Horloger Non Identifié, va méduser tous les grands détaillants qu’il rencontre.
Lancée en 2015, la montre Richard Mille RM 022 Aerodyne Dual Time Zone Tourbillon Asia Edition n’a été réalisée qu’en seulement huit exemplaires.
Photo : courtesy of Richard Mille
Son partenaire de l’époque n’est autre que Laurent Picciotto, grand spécialiste parisien des montres à complications, fondateur de la boutique Chronopassion, et leader d’opinion sur le sujet, qui a tout de suite cru au projet sans compromis de Richard Mille : architecturer une montre comme un châssis de formule 1 et s’inspirer d’une boîte de vitesses automobile pour actionner les différentes fonctions manipulables à la couronne.
Rapidement, ses concurrents lui emboîtent le pas, car la présence de Laurent Picciotto leur garantit, même s’ils ne l’avouent pas, que ce projet vaut vraiment le coup et surtout qu’un succès commercial est à prévoir. Étant donné les sommes englouties pour réaliser le prototype, le prix de vente affiché est absolument exorbitant pour l’époque : 1 million de francs ! À titre de comparaison, les grandes complications de l’époque flirtent au mieux avec le tiers.
Mais l’objet est tellement hypnotique, tellement différent, que le prix est balayé d’un revers de manche. Là où la production pouvait en assumer une vingtaine, près de 250 commandes sont passées en une journée. L’effet boule de neige aidant, les détaillants, ne voulant pas passer à côté de la nouvelle sensation horlogère du moment, se battent. Richard Mille se souvient : « Je suis à la fois naturellement comblé du succès et anéanti par ces commandes dont j’ignore si je serai en mesure de les honorer un jour. »
Le début des années 2000 est aussi l’époque de la mise sur orbite d’Internet. Bien plus vite que jamais dans l’histoire de l’horlogerie, la réputation de Richard Mille va faire le tour de la planète. Les grands collectionneurs qui ont fait le tour des marques traditionnelles trouvent ici un nouveau moyen d’exprimer leur pouvoir d’achat et d’assouvir leur appétit de nouveauté.
Emprunts de pop culture, multipliant les complications, détournant les modes d’affichage traditionnels, les nouveaux acteurs de l’horlogerie bousculent une industrie conservatrice.
L’Asie en général, la Chine en tête, fournit chaque année son lot de nouveaux milliardaires qui fondent sur ces nouvelles montres. Cette nouvelle vague de clients va évidemment aiguiser de nouveaux appétits. Une génération spontanée de nouveaux horlogers, décomplexée, ultra-pointue, brisant les codes et faisant appel à des matériaux inédits, va débouler sur le marché en quelques années. Ils s’appellent Urwerk, de Bethune, Christophe Claret, Romain Jerôme ou encore MB&F et tous proposent une lecture du temps inédite. Emprunts de pop culture, multipliant les complications, détournant les modes d’affichage traditionnels, ces nouveaux acteurs bousculent une industrie conservatrice. Même si leurs fortunes sont diverses, chacun va, à sa façon, faire progresser le métier.
Parmi eux, Max Büsser a le parcours le plus atypique. Jeune horloger de talent, il exerce son savoir faire chez Harry Winston. Certes, on connaît tous le joaillier. Mais on oublie trop souvent que, en marge des tiares et autres rivières de diamants, la maison développe une petite collection de pièces de très haute horlogerie. À l’époque, ces petites pépites sont développées sous la direction d’un jeune directeur technique, Max Büsser, qui a eu une fabuleuse idée : choisir chaque année un horloger indépendant de génie et lui confier la réalisation d’une série ultra-limitée de montres à très grande complication pour le compte d’Harry Winston. Elles prennent toute l’appellation d’Opus. On en est, cette année, à l’Opus 14, ce qui signifie que 14 horlogers successifs ont signé leur petite série depuis le début des années 2000.
Jean François Mojon, patron de bureau de développement de Chronode, situé au Locle en Suisse, se souvient de l’Opus 10, dont il fût l’auteur. « Le cahier des charges est très contraignant car il faut évidemment chaque année se distinguer de l’horloger précédent, tout en conservant les grands codes de la marque, comme notamment ces fameuses trois barrettes. Or trois barrettes sur une boîte, c’est toujours trois barrettes ! » Mais signer une Opus est une marque de prestige qu’aucun horloger ne saurait refuser. Il y a ceux qui en sont, et les autres. Dès les premières années, les Opus font grand bruit et le jeune Büsser, grand chef d’orchestre du département, voit sa notoriété bondir.
Et, immanquablement, ce qu’il fait si bien pour le compte des autres depuis 7 ans, il va vouloir le faire pour lui. Reprenant le principe, il fonde donc en 2005, la société MB&F : Max Büsser & Friends. Ces amis, c’est au départ un collectif de talents capable de mener à bien des développements ultra-ambitieux techniquement mais totalement inédits.
Biberonné de pop culture, il crée des ponts entre son univers de grand enfant et celui des métiers traditionnels. Star Wars, E.T. ou les Rolling Stones deviennent une source d’inspiration pour inventer de nouveaux objets totalement iconoclastes, mais absolument irrésistibles. Sous son impulsion, et à titre d’exemple, les antédiluviennes boîtes à musique à cylindres se transforment en vaisseau « Enterprise » de Star Trek. Reuge, le grand spécialiste de ce genre ancestrale est approché par Büsser qui lui expose l’idée.
Si Reuge saisit tout de suite l’opportunité unique de conquérir une nouvelle clientèle, le fabricant de boîte à musique reste un peu perplexe devant les idées avancées par le sémillant Büsser. Si passe encore la forme du vaisseau Entreprise, pour la musique… Car en lieu et place des traditionnelles gentilles petites sonates doivent désormais s’échapper du vaisseau un air des Beatles ou un riff de Hendrix.
C’est donc non seulement un travail de compositeur qu’il va falloir développer, mais aussi d’acousticien pour que la forme envisagée n’étouffe, ni ne déforme, la mélodie écrite. En parallèle, les montres MB&F sont à couper le souffle : chasseurs bombardiers américains, conquête spatiale, bestiaire reptilien…
Chacune des montres prouve que, désormais, l’horlogerie peut trouver son inspiration dans tous les domaines. Comme celui de l’enfance, au travers de cette pendule de table en forme de robot tout droit tiré des célèbres Transformers, doté d’un mécanisme à remontage manuel inédit offrant une réserve de marche de 80 jours ! Et les grands artistes contemporains d’y contribuer aussi. Lorsque Louise Bourgeois a proposé au monde son interprétation monumentale de la maternité au travers de son incroyable oeuvre Maman, nul n’aurait pu imaginer que celle-ci trouve un écho dans un univers horloger.
L’Arachnophobia de MB&F est inspirée de l’oeuvre Maman de l’artiste Louise Bourgeois.
Photo : courtesy of MB&F
Nul, sauf Max. Complètement aspiré par cette structure arachnéenne, Büsser trouve chez l’artiste française LA source ultime d’inspiration. En créant Arachnophobia, autre pendule de table à remontage mécanique, il fait une nouvelle fois voler en éclat les frontières du genre.
Ces nouveaux horlogers, cette Now Generation, prouve ainsi qu’il n’existe ni sanctuaire ni forteresse imprenable pour qui sait s’y prendre. Mais, que ce soit Mille ou Büsser, chacun à sa façon a su asseoir son succès sur des bagages techniques incontestables. Bien entendu, un sens aigu du marketing ne nuit pas. Mais ceux qui pensent que ce seul principe suffit ne passent jamais le cap fatidique des 3 ans. Car, en horlogerie, plus qu’ailleurs, les investissements nécessaires à l’amorçage des pré-séries sont colossaux.
Or, si vous ne rencontrez pas un succès commercial immédiat, il vous sera impossible d’honorer vos échéances. Et même vos premiers business angels, ce « love money » dont on parle si souvent, celui porté par le coup de coeur initial que vous aurez su susciter, ne suffira à alimenter les besoins gargantuesques de l’outil industriel. N’oubliez donc jamais que, si l’horlogerie est un ogre magnifique, invitant à sa table parfois quelques nouveaux convives, c’est aussi un féroce animal qui démasque les imposteurs, et dévore les faibles.
Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : Now Generation, disponible sur notre eshop.