L’obsession de la mode pour l’enfance, un business juteux ?

Article publié le 20 mai 2019

Texte : Henri Delebarre.
Photo : Mickey.
20/05/2019

Sacs Mickey, pléthore d’imprimés tirés de dessins animés ou inspirations conte de fée… À l’heure où certains mini-influenceurs comptent leurs abonnés Instagram en centaines de milliers, la mode adulte semble s’infantiliser. Une propension à la nostalgie et à l’insouciance comme ultime rempart face aux menaces auxquelles notre monde doit faire face ?

En mars dernier, deux jours à peine après la sortie du remake de Dumbo par Tim Burton, la maison madrilène Loewe dévoile une collection capsule pour le moins déroutante. Car sur les T-shirts, chemises, pantalons ou luxueux sacs en cuir destinés aux adultes, le motif estampillé est pour le moins régressif. Tiré du dessin animé Dumbo de Disney sorti en 1941, il montre le célèbre éléphant aux oreilles démesurées en plein vol aux côtés de son meilleur ami, la souris Timothée. Au défilé Coach printemps-été 2019 en septembre dernier, même source d’inspiration juvénile. Prenant son bain sur un sweat-shirt logoté ou voltigeant sur des robes prairies, l’éléphanteau est cette fois accompagné de toute une série d’autres personnages peuplant nos souvenirs les plus primitifs. Des Aristochats aux 101 Dalmatiens en passant par Peter Pan et Bambi, la collection exhume des souvenirs liés à des moments intimes et nous replonge dans l’atmosphère paisible de l’enfance.

Fan de Disney assumé, le directeur artistique de la maison, Stuart Vevers, n’en est pas a son coup d’essai. En 2016 déjà, celui qui avoue passer son temps libre dans les parcs Disney s’associait au géant américain du dessin animé pour créer une collection de vêtements et de sac à mains agrémentés des oreilles de Mickey. Constamment reprise par Jeremy Scott, autre designer à l’âme d’enfant qui officie pour son propre label et chez Moschino depuis 2013, cette tendance puérile s’est renforcée depuis que Raf Simons a fait défiler des pulls en maille où figurent Coyote et Bip Bip des Looney Tunes, chez Calvin Klein (dont il était directeur artistique) pour l’hiver 2018-2019. Mais c’est en 2018, lors du 90ème anniversaire de Mickey qu’elle atteint son paroxysme. Si le label Opening Ceremony célèbre l’événement avec un défilé installé dans le Disneyland en Californie, chez Gucci, après s’être inspiré de Donald Duck en 2016, Alessandro Michele dévoile en septembre dernier un sac aussi ludique qu’insolite. Imprimé en 3D, il reproduit une tête de Mickey sur laquelle est parfois peinturlurée l’inscription « Mon Petit Chou ». Tout aussi kitchs, les broches cochon ailé annonçant la capsule dédiée aux 3 Petits Cochons sortie en février dernier et les motifs fraises taquinent également l’œil du public enjoué.

Photos de gauche à droite : Calvin Klein 205W39NYC automne 2018, Coach 1941 été 2019, Moschino automne 2019, Gucci été 2019.

Pour les marques, l’avantage de collaborer avec Disney réside dans le fait qu’il n’est plus nécessaire d’inventer de story-telling. Car autour de ces personnages, c’est tout un imaginaire qui gravite. Plus célèbre que le Père Noël selon une étude de marché américaine, la figure de Mickey jouit d’une grande popularité. Associée à des souvenirs particuliers selon notre histoire personnelle, elle est devenue une icône culturelle universelle, connue de nos grands-parents comme des plus jeunes enfants. Suffisamment ancienne pour parler à toute les générations, l’entreprise Disney figure d’ailleurs parmi les marques les plus appréciées dans le monde. Futée, la mode s’approprie et met littéralement à profit cet attachement. En 2017, dans un article du New York Times, la société Edited, qui analyse plus de 9000 marques et détaillants, assure qu’entre 2015 et 2017, le pourcentage de vêtements et d’accessoires liés à Disney vendus en ligne a bondi de 150%. Et selon le Wall Street Journal, en 2018, la somme totale des marchandises liées à Mickey, Minnie, Pluto, Donald ou Dingo a atteint les 3 milliards de dollars. Un business juteux qui s’explique par le fait que ces produits physiques parviennent a créer une connexion émotionnelle avec le consommateur.

Le syndrome de Peter Pan : fuir le monde réel

Enfant chéri de la scène mode parisienne, Simon Porte Jacquemus a dès ses débuts misé sur une esthétique juvénile avec sa mode joyeuse faisant la part belle aux jeux de déconstructions, aux couleurs acidulées et aux formes géométriques. Mais si depuis quelques saisons sa femme-enfant s’est transformée en une créature plus mature, sensuelle voire sexuelle, le créateur n’a pourtant rien perdu de son espièglerie. Lors de son dernier défilé, alors que les escarpins ressemblent à s’y méprendre à ceux de Daisy Duck, le sac « Chiquito » aux dimensions microscopiques fait sensation. Pouvant à peine contenir plus qu’une carte sim, il se rapproche davantage de l’accessoire pour Polly Pocket ou poupée Barbie que du véritable sac à main de femme adulte. Imprimées d’un motif ensoleillé façon gouache de maternelle ou d’un dessin naïf représentant un âne du Poitou, les chemises évoquent quant à elles la Provence natale du créateur pour qui les souvenirs d’enfance ont toujours constitué une source d’inspiration majeure.

« Alors qu’un sentiment d’angoisse s’est généralisé face aux risques climatiques, à l’instabilité géopolitique ou au terrorisme, la mode continue de prendre le pouls de l’époque mais s’efforce de rester cette fenêtre à travers laquelle on peut continuer à rêver. »

À l’heure où Instagram se passionne pour le throwback via le hashtag #TenYearChallenge et où Facebook propose quotidiennement de célébrer certains « souvenirs » de ses utilisateurs, il semble normal que la mode succombe à cette vague de nostalgie. D’autant qu’en période de bouleversements, cette propension à se remémorer le passé est récurrente. Pour preuve, dans un contexte des plus extrêmes, en 1939, un escadron de l’USS Wasp demande à Disney de peindre des dessins sur un de ses avions pour réconforter le moral de ses troupes. Et pendant la Seconde Guerre mondiale, parce qu’elle symbolise le bonheur, l’image de Mickey est utilisée sur des affiches de propagande américaines et même peinte sur un masque à gaz, pour tenter de contenir la peur des soldats qui ont grandi avec lui.

Photos de gauche à droite : Jacquemus automne 2019, Givenchy automne 2013, Louis Vuitton homme été 2019, Lanvin automne 2019.

Cette utilisation de l’univers enfantin pour temporiser la frontalité du monde adulte a été retranscrite de multiples manières dans le domaine créatif. Dans la mode, dès l’automne-hiver 2013, Riccardo Tisci présentait chez Givenchy un sweat-shirt en néoprène où l’innocence d’un Bambi tronqué faisait face aux courbes féminines d’une pin-up nue. Plus brutale encore pour la première collection du créateur italien chez Burberry, la désillusion de l’enfance face à la découverte du monde adulte était métaphoriquement évoquée sur une chemise dont l’imprimé peau de faon était recouvert d’une question teintée de désespoir, qui disait « Why did they kill Bambi ? » (Pourquoi ont-ils tué Bambi ?).

Alors qu’un sentiment d’angoisse s’est généralisé face aux risques climatiques, à l’instabilité géopolitique ou au terrorisme, la mode continue de prendre le pouls de l’époque mais s’efforce de rester cette fenêtre à travers laquelle on peut continuer à rêver. Comme touchée par le syndrome de Peter Pan, elle propose de s’évader en évoquant l’atmosphère rassurante et réconfortante de l’enfance. Car en s’infantilisant, elle apporte de l’humour et de la légèreté. Aussi naïf qu’inoffensif, l’agneau aperçu au dernier défilé Gucci témoigne de ce désir d’un retour à des temps plus innocents. Chez Louis Vuitton, inspirée par le film « Le Magicien d’Oz » (1939) avec Judy Garland, la première collection de Virgil Abloh porte le même discours. Recouverts d’imprimés du champ de coquelicot dans lequel Dorothy, l’épouvantail, l’homme de fer-blanc et le lion s’endorment, vestes, pantalons et sweatshirts incarnent selon le directeur artistique « la pureté de la petite enfance, préservée des perceptions préétablies ».

Dévoilé en janvier dernier et intitulé « Infancy, Childhood and Adolescence », le premier volet de la campagne publicitaire de cette collection masculine printemps-été 2019 poursuit cet hommage à l’enfance. Shooté par le duo de photographes Inez et Vinoodh, il met en scène non pas un mannequin adulte mais un enfant de deux ans, habillé d’un des pulls de la collection représentant la route de brique jaune qui mène à la Cité d’Émeraude, capitale du pays d’Oz. Sur une autre photo, c’est l’acteur de 7 ans Leo James David qui apparaît en train de se prélasser dans un arc-en-ciel, évocation du podium du défilé mais aussi de la célèbre chanson qu’interprète Judy Gardland dans le film « Over the Rainbow », dont les paroles décrivent un monde idyllique.

Présentée le 27 février dernier au musée de Cluny à Paris, la première collection de Bruno Sialelli pour Lanvin cherchait également à réconforter son spectateur. Ici, sur les chemises et twin-sets unisexes, Babar, le roi des éléphants inventé par Cécile et Jean de Brunhoff, apparaît en compagnie de son meilleur ami, le singe Zéphir. Car « pour tous les Français qui ont grandi avec Babar, c’est un élément très touchant et très rassurant » explique Bruno Sialelli, nommé en janvier dernier à la tête de la plus ancienne maison de couture française encore en activité.

Photos  : « Infancy, Childhood and Adolescence », campagne Louis Vuitton homme été 2019 .

L’émergence des mini-influenceurs

Si un tel motif prête à sourire, à en voir l’histoire de la maison fondée en 1889 par Jeanne Lanvin, s’appuyer sur le monde de l’enfance paraît on ne peut plus logique. Car sur le logo de la maison, imaginé en 1923 par le célèbre illustrateur Paul Iribe et réinvesti cette saison par Bruno Sialelli sur des pantalons fluides, les personnes représentées ne sont autre que Jeanne Lanvin et sa fille Marguerite, née en 1897. Baptisé « La Femme et L’Enfant », ce logo réalisé à partir d’une photographie de 1907 sur laquelle la créatrice apparaît aux côtés de sa fille rappelle que l’entrée de Lanvin dans l’univers du vêtement c’est faite via la mode pour enfants. Car avant de devenir une maison de mode pour femmes adultes, c’est par la création de chapeaux puis du département Costumes d’enfants en 1908 que Jeanne Lanvin s’est faite un nom. Et Marguerite, habillée comme sa mère sur la photographie de 1907 qui a servi de modèle au logo, fait véritablement figure de muse pour la créatrice.

Coco Pink Princess.

Plus d’un siècle avant que Kim Kardashian n’assortisse sa robe Vêtements à celle de sa fille North West (qui compte déjà 600k followers sur Instagram), la fille de Jeanne Lanvin préfigure la naissance des fashion icons juniors. Et si l’infantilisation actuelle de la mode interroge, c’est parce-qu’elle se développe paradoxalement de concert avec une hypersexualisation des enfants, de plus en plus vêtus comme de mini-adultes. Alors que le marché de la mode pour chérubins est plus que florissant et que de plus en plus de grandes maisons s’engouffrent sur ce segment, une flopée de mini-influenceurs s’est développée. Jeune Tokyoïte de huit ans, Coco Pink Princess compte par exemple près de 700k abonnés sur son compte Instagram où elle partage ses looks les plus déjantés siglés Chanel, Gucci ou encore Off-White et Balenciaga, tandis qu’Ivan Zinko alias @thegoldenfly, qui truste régulièrement les premiers rangs des défilés parisiens, en totalise 100 000 sur son compte où il met en avant ses tenues streetwear favorites. Après tout, le futur de la mode n’est-t-il pas entre les mains de ces adultes de demain ?

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