Éteignez-moi immédiatement cette télé et fermez la boîte mail. Tout le monde sur le document word. J’ai dit : tout le monde. Immédiatement. On vient de me poser une question épineuse, je ne peux pas m’en sortir toute seule. Je vous demande de nous mobiliser. Bien sûr c’est un état d’urgence. Qui a osé lancer Deezer ? J’exige le plus complet silence.
L’une d’entre nous pourrait-elle avoir l’obligeance d’évacuer Madame-Tout-Fout-le-Camp ? Vous savez qu’elle n’est pas apte à intervenir sur le sujet. Elle va hurler que les gamines sont hypersexuées dès le CP, qu’il faut réintégrer la notion d’uniforme. Et inscrire à l’URSSAF, catégorie service à la personne, les prostituées professionnelles, afin d’assainir ce pays. Vous voyez, je la connais par cœur.
Sexualité, émotionnel, social : les frontières sont poreuses, déjà, dans le réel. Quand le numérique s’en mêle, peut-être que c’est logique, la nature du terrain lui-même se modifie. Le réel lui-même se déplace, sexuel, émotionnel, social. Ce qui me fait peur, c’est la violence de la centrifugeuse aux accélérations.
Espace public, privé, intime. Les écrans, leurs accès, quête, marchés, réseaux sociaux et relations. C’est dimanche, et tout est ouvert. Derrière l’écran, les cheveux sont gras. Dedans ils brillent, photoshopés. Les frontières sont poreuses, extension du domaine de la productivité. Les règles du marché sont immuables. Les outils sont nouveaux, le caddie affiché, les produits classés par rayons, la foule à coups de like fait défait les têtes de gondole. La concurrence est rude, le catalogue est mondial, géo-localisable, demandes et offres ciblées, services, immédiateté ; sur place, à emporter.
Ils prononcent les mots construction, psyché, désir, limites, modèles. S’interrogent sur le devenir de ces créatures désirantes, élevées en plein air, youporneuse, sollicitées au moindre clic par Les Filles de ta Région. Tout ce qui sort de leur bouche a l’odeur de la peur, le lexique est un peu rance, les exemples périmés. C’est cette odeur de peur qui me fait paniquer, pas si éloignée de la mienne, moins poudreuse, mais bien plus musquée.
Je peux avoir quelqu’un du Service des Archives ? J’ai besoin des souvenirs du mois de novembre 2011. Évidemment que ça comporte une expérience classée Traumatisme Narcissique niveau 8. Le mois de novembre 2011 comporte les 48 heures sur Meetic et Adopteunmec, vis ma vie de misère affective, s’il vous plaît, ne faites pas semblant. Ce qu’il y a dans le dossier, aucune ne l’a oublié. Les relevés émotifs et le taux d’humidité, ce n’est pas la peine ; mettez aussi de côté tout ce qui relève de l’humiliation, de l’impuissance. De l’incapacité à se plier aux codes, à raboter sa langue pour la feindre commune.
Novembre 2011, une fête, deux portables sonnent, leurs propriétaires rient plus ou moins discrètement. Ce soir, ils ne coucheront pas ensemble. Mais maintenant tout Paris est au courant de leur goût pour les hommes du même sexe, y compris la sœur du patron et le fils de la tante Jacqueline. C’est aussi ça, l’effet Grinder. Dites, ce n’est pas du tout le souvenir que je demandais. Ceci étant, je l’insère.
Novembre 2011, autour de moi personne n’est seul. À part Richard et Florentine. Richard habite Paris, il n’a pas de travail, reste célibataire. Depuis qu’il a pris du ventre, il ne baise plus que le week-end, le plus généralement des MILF logeant en grande banlieue. La chambre des enfants est vide, rapport à la garde alternée. Le frigo aussi, et la nuit triste. Richard me raconte ça pendant que je remplis, résignée et sous Lexomil, ma toute première fiche d’inscription. 37 ans, 2 divorces ; séparée depuis le printemps d’une fille. Je ne sais pas quoi écrire, j’écris de chez les meufs qui supplient qu’on en veuille. Renseignements, photos. Composer la vitrine. S’exposer sur le rayon.
Profession : écrivain. J’ai pas pu, j’avais honte. Ma fiche, une suite de blagues littéraires et geekeuses. On n’a pas pu. On a pleuré. Toutes pleuré, chez Richard, dans son salon, sur le fauteuil, à tremper le clavier du petit portable de larmes, des larmes acides, celles qui rendent laides les déjà moches, et dévastent les ex-bonnasses en creusant dans leurs joues le lit de la nostalgie. Sur le canapé, Richard s’enthousiasme à l’idée de transformer mon cauchemar en une sorte d’émission, Qui veut épouser Chloé Delaume avant l’Apocalypse ?, par exemple. Il trouve ça drôle. Moi, je ne sais pas.
Le numérique, la vitrine, scénographie, dramaturgie, des corps et des vies en images. Florentine est célibataire, travaille beaucoup, habite Paris, est connectée en permanence sur un maximum de réseaux. Depuis ses premières boums, Florentine tient les sacs, se prend des vestes, garde les manteaux. Florentine est forte en selfie, elle parle anglais et italien, aime la nature, Vincent Delerm, le cinéma et les chatons. Le vendredi soir, dans les bars, Florentine cherche un partenaire, boit trop de bières, s’agite s’engueule, rentre seule prend une douche allume l’ordinateur. Vers cinq heures du matin, une fois sur trois, ça marche. Le samedi, vers dix heures, Florentine se réveille avec la gueule de bois dans son deux-pièces désert. Il arrive que certains la remercient pour l’accueil, mais rarement de vive voix.
Grinder, Tinder, prendsplusoumoinsmoncul.com, les gens consomment le mieux possible, par conséquent frénétiquement. Si la photo est bonne qu’on m’amène ce jeune homme. IRL, ça ne change rien. Ce sera la même chanson. Au jeu des sept erreurs, une différence, peut-être. Tout est devenu rentable, à qui profitent les flux de l’accélération ? Le nom de la centrifugeuse. Même système et mêmes mots. Le capitalisme est autophage. L’homme est au saut du lit, un produit comme un autre.
L’histoire du porno gay peut être lue comme celle de la sociabilité des gays. Internet a permis la consolidation du porno féministe. Éthique de tournage, éthique de consommation. L’histoire du porno hétéro, je vous avoue, en ce moment, même sans intervention de Madame-Tout-Fout-le-Camp, je ne suis pas rassurée.
Numérique et sexualité, un durcissement du normatif au sein de chaque catégorie. Produits stars, plébiscites, statistiques, tags, pages vues. Dans le réel, le numérique ce que ça déplace, c’est surtout les publics. Les femmes, les homosexuels. Ce n’était pas un marché, avant. Le capitalisme est autophage. Ceci est votre propre barbaque, fruit du libéralisme et du travail des normes. Prenez mangez-en tous, rien ne se perd, tout se transforme. Sachez, le recyclage vous aime en papillon.
Le premier support du porno, en tant que consommation de masse, ce sont les cartes postales, à la fin du xixe siècle. Diffusion large, soit. Mais à l’exclusive intention d’un public précis, dominant. En contrôle de son propre corps. La pornographie exclut les jeunes gens, les femmes, les classes populaires et les populations colonisées. La pornographie est un produit de mâle blanc pour mâle blanc. Faites venir le Cabinet des Suppositions. Je préfère déléguer le paragraphe, j’en ai marre de gérer le clavier.
Un produit de mâle blanc pour le mâle blanc. Pour les hommes, pas pour les jeunes gens. Ni femmes ni pauvres, et encore moins pour les rastaquouères du quartier. Attendu le mâle blanc. Attendu les fantasmes. Attendu le folklore. Attendu les sauvages, attendu les barbares ; il s’est dit qu’en Afrique, il se raconte qu’en Algérie. Entendu le mâle blanc chanter la main de sa sœur dans la culotte du Zouave. Attendu de l’homme blanc le fantasme des tournantes dans les quartiers sensibles. Les mêmes où, le week-end, les parisiens trop pauvres qui ont vraiment du ventre vont honorer bon nombre de mères célibataires. Les tournantes, ça a bien la cote, sur les tubes c’est une valeur sûre. Beaucoup de sites spécialisés.
Pour que les images soient crédibles, il faut que ça crie la vérité. La vérité c’est que la fille est une actrice qui vient pour remplir son contrat. Elle est adulte, pas toujours blanche, en contrôle de son propre corps. Elle accepte d’être envahie, elle accepte que son corps, durant une dizaine d’heures, soit plus que loué ; colonisé. Alors le scénario est le même, elle donne son nom et elle expose motivations et ambitions. Vivre quelque chose de whouaou qui fait peur et envie pffiou en même temps. Ensuite on la déguise en pompom girl, en prisonnière, en secrétaire, et on la place dans un gymnase, une cage, un bout de moquette râpeuse ou le sol d’un parking. L’actrice fait semblant d’avoir peur et ensuite ils la violent à six, minimum. Comme ils la frappent l’étranglent, la bâillonnent ; comme elle a signé le contrat, elle est actrice et reste soumise.
Face caméra, il est fréquent de constater combien les hardeuses sont de piètres comédiennes. Elles avouent : « Oui, j’ai aimé ça. » Lâchent entre sperme et morve : « Une expérience intense houlala. » Mais leurs yeux retiennent mal leurs larmes, surtout quand elles sont jeunes. Pas faites pour ce boulot.
Le porno, produit mâle. Des adultes responsables, des adultes en contrôle de leur propre corps. En contrôle, donc ; de part et d’autre. Combien le petit chien dans la vitrine, combien de vues sur cette vitrine, les parents sont-ils au courant, combien a touché la petite, pour la double sodo, il existe un forfait, l’opération sera prise en charge ? Face caméra, ça ne se voit pas, mais la déchirure est profonde, elle a saigné comme un goret. Aura-t-elle le droit à l’oubli, ou serait-il possible que ses arrières-petits-fils se branlent encore dessus ?
Dispositifs et interfaces. L’inflation, l’amplification, une caisse de résonnance, les pulsions primitives. Généralisation et banalisation, Vidéodrome reload, laissez venir à moi les petits enfants nés sous le règne des snuff movies. Ce qui me fait si peur, c’est que rien ne change. Au contraire. Des écrans de fumées simulent et accentuent le moindre déplacement. Derrière, l’ogre chaque jour gagne du terrain, des kilomètres de centimètres de tour de taille, en multipliant les coups de reins.
Ils disent, dehors, ils disent. « L’âge du premier baiser est devenu celui de la première fellation. » « Le maillot intégral, les gamines le demandent à cause des films pornos. » J’en appelle au Bureau des Vérifications, les sources sont douteuses. L’étude de référence, l’unique fiable à ce jour est Contexte et sexualité des Français. Les chiffres des premières fois, en tous points, restent stables. Autour de 17 ans, pour les filles, qui ne sucent pas plus tôt, ni davantage, même lorsqu’issues de milieux défavorisés. Quant à l’épilation intégrale, avant de s’en prendre au porno, il serait bon de jeter un œil à l’échancrure standard des collections de lingerie. Ceci étant, cette étude date de 2007. Mais bon
Le tournant numérique a été pris alors que le porno artisanal et amateur vivait son âge d’or. Il me semble. Vous confirmez, oui, c’est bien ça, les vidéos de Laetitia qui venait à domicile. Une petite industrie, et des communautés, fondées elles, sur le don, l’échange, la réciprocité. Un porno amateur impliquant des relations sociales. Le web les a mangés. L’apparition du numérique correspond à la précarisation des acteurs pornos professionnels, baisse notable de cachets, dégradation des conditions de travail. Comme un dumping social qui ferait tout exploser. Qu’est devenue la poulette de Loué filmée par Jacky et Michel ? Sa webcam depuis ce jour est-elle devenue rentable ? Quand me viennent ses questions, la colère souvent monte, je le sais, ça ne sert à rien. La norme n’est plus régie par des diffuseurs, mais par la foule qui note. Ça fait partie du processus. Je pense.
Après la vitrine FaceBookienne, émerge la pratique de l’autopornification. Mais pour avoir sa place, rien de tel qu’une franchise, un site pour héberger ce nouveau marché porteur. La France aime l’entreprise, c’est un fait, après tout.