Avec la remise en question progressive des sacro-saints critiques de presse magazine, on pensait les fashion reviews désuètes en 2018. C’était sans compter sur une nouvelle génération connectée qui offre une vision inédite et commente avec succès les dernières tendances et collections.
Fin septembre, le défilé Celine était l’évènement le plus attendu de la Fashion Week parisienne. La raison ? L’arrivée du créateur Hedi Slimane nommé quelques mois plus tôt à la tête de la maison française allait y présenter sa première collection. Alors que le final du défilé a provoqué chez les invités des cries de joie et d’encouragement, la presse américaine a fustigé sans ménagement les pièces présentées par Slimane qui, selon cette dernière, n’a pas respectée l’ADN de la maison française en proposant une ligne trop légère et insouciante. Le site Business of Fashion a parlé « d’un film d’horreur » et « d’une rafale de masculinité toxique ». Le Washington Post a de son côté déclaré que « Celine est passée dans la chasse d’eau (…). Hedi Slimane n’a pas été le reflet politique social et culturel du moment pour les femmes ». Quant au journal Hollywood Reporter, il a même osé une comparaison douteuse avec le président actuel des États-Unis en s’interrogeant : « Hedi Slimane est il le Donald Trump de la mode ? ».
Dans une interview exclusive accordée au journaliste Loïc Prigent pour l’émission 52 minutes de mode, diffusée sur TMC, Hedi Slimane a répondu aux critiques violentes qui lui étaient adressées : « J’ai déjà vécu cela chez Saint Laurent. Il y a la politique, les conflits d’intérêts, et les coteries (une posture prévisible), mais aussi des exagérations stupéfiantes de conservatisme et de puritanisme. La violence, c’est l’époque (…). Au bout du compte, tout cela est une publicité inespérée pour cette collection. On n’en espérait pas tant ».
C’est peu dire. Déjà en 2012, lorsqu’il arrive chez Saint Laurent, les premières collections d’Hedi Slimane se font tout bonnement détruire par la critique qui le juge vulgaire et trop cher. Un postulat qui volera en éclats devant les chiffres de la maison, qui iront jusqu’à tripler pour dépasser le milliard de dollars de ventes. Et l’histoire pourrait bien se répéter puisque le groupe LVMH prévoit déjà pour Celine un chiffre d’affaires de trois milliards d’euros d’ici un an. À croire que la critique de mode classique est devenue tout simplement vaine. « La plupart des gens ne lisent pas Vogue ou les grands magazines de mode, reconnaît volontiers le sociologue de la mode Frédéric Monneyron, auteur de La frivolité essentielle : du vêtement et de la mode (éd. Presses Universitaires de France, 2001). Au final, ces critiques ne sont réservées qu’à une petite élite ».
La fin d’un modèle
Des années 80 jusqu’au début des années 2000, certains observateurs parlent presque de dictature des critiques de mode comme Suzy Menkes ou Cathy Horyn, qui à l’époque de l’âge d’or de la presse magazine sont couronnées par la toute-puissance de leur publication et ont ainsi le pouvoir de faire ou défaire une collection en quelques lignes. Le créateur Marc Jacobs en avait d’ailleurs fait les frais. En 1993, alors qu’il présente, en tant que directeur artistique de Perry Ellis, une collection au style Grunge, il se fait détruire par les critiques, Suzy Menkes en tête qui qualifie le défilé « d’épouvantable ».
Conséquence ? Marc Jacobs se fait renvoyer quelques mois plus tard par Perry Ellis suite au tollé médiatique provoqué par l’incident. Mais ce temps où le critique était un garant de bon goût, un initiateur de tendances, voire le relais nécessaire à la compréhension d’une collection entre le créateur et son public est maintenant révolu ; Avec l’accentuation de la crise de la presse provoqué par l’arrivée du digital, la migration du lectorat sur Internet suivie par la diminution des achats de pages de pubs par les marques, les médias ont peu à peu perdu de leur puissance et de leur influence. Un rapport de force inversé qui aujourd’hui remet en question la pertinence et la transparence de la critique de mode.
« En 2014, Tom Ford l’avait déjà prédit : Instagram est devenu aujourd’hui plus puissant que n’importe quel journaliste ou magazine. »
« Je pense que la critique de mode est très nombriliste au sein de l’industrie de la mode, et généralement insignifiante au yeux du consommateur ou du public, vient confirmer Christina Binkley, rédactrice mode et culture du Wall Street Journal, dans un article paru en 2016 sur notre site. Cela s’explique par de nombreuses raisons. Notamment le fait que la majorité des vêtements présentés sur le podium et dont est fait le compte-rendu ne se retrouvera jamais en boutique. De plus, les critiques émises ne sont pas utiles à la plupart des clients puisqu’elles ne prennent que très rarement ses besoins en considération. » Ces dernières années, si quelques journalistes comme Vanessa Friedman (New York Times), Alexander Fury (The Independant, Another Magazine) ou encore la redoutée Cathy Horyn (New York Magazine, The Cut) n’ont pas hésité à adresser d’incisives reviews à l’égard des mastodontes de l’industrie, la donne a bel et bien changé. En 2012, Cathy Horyn s’est par exemple fait refuser l’entrée des shows Saint Laurent à l’époque d’Hedi Slimane, notamment pour avoir écrit dans un article publié dans le New York Times en 2004, que « sans Raf Simons, il n’y aurait pas eu d’Hedi Slimane ». Un mini-scandale mode qui a chamboulé une industrie, obligée de prendre partie pour l’un ou pour l’autre. Preuve qu’aujourd’hui l’indépendance éditoriale ne vient plus sans conséquences.
En parallèle, la digitalisation de l’information, en plus d’affaiblir la presse papier, a entraîné une multiplication des supports de diffusions et avec elle des voix qui cherchent à se faire entendre. En 2014, Tom Ford l’avait déjà prédit : Instagram est devenu aujourd’hui plus puissant que n’importe quel journaliste ou magazine. Désormais, une photo bien sentie d’une célébrité ou d’un influenceur a souvent plus d’impact qu’une critique dithyrambique. « L’époque du journaliste unique qui va donner la critique absolue de la création vestimentaire contemporaine est terminée. », assène Frédéric Monneyron. Avant d’ajouter : « Il y a désormais une sorte de fragmentation : chacun pourrait s’auto-proclamer journaliste de mode. La différence, c’est que ces nouveaux profils qu’on voit apparaître sur les réseaux sociaux n’ont pas la même audience que pouvaient avoir les historiques journalistes de mode comme Suzy Menkes ou d’autres. Ces nouveaux critiques vont eux directement s’adresser à une communauté qui est la leur ».
Humour toujours
Parmi la kyrielle des nouveaux commentateurs de la mode qui tentent de se tailler une part du gâteau, une poignée d’entre eux s’extirpent du lot et incarnent ce renouveau. Ils sont jeunes, utilisent Instagram ou Youtube et ont réussi à cristalliser l’attention d’un auditoire 3.0 qui attend religieusement chacune de leurs publications. À 24 ans, le visage poupon, Luke Meagher aka @Hautelemode n’a pas encore fini ses études de mode à New York mais comptabilise déjà presque 50.000 followers sur son compte Instagram, majoritairement composé de fashion memes dont l’originalité a permis le succès. Surtout, il rassemble 150 000 abonnés sur sa chaîne Youtube, où il livre avec humour et impertinence ses pensées, réactions et reviews autour du monde de la mode, dans la liberté la plus totale.
« Je pense que je parle à un public très spécifique, à savoir des personnes qui ne font pas partie du secteur, qui n’en sont pas amoureux ou qui ne le connaissent pas. L’humour et l’insolence sont un moyen de le rendre amusant, divertissant et compréhensif à leurs yeux », nous explique-t-il. Ses meilleurs coups ? Des vidéos démontant les looks de stars dans les cérémonies officielles. Mais son travail ne s’arrête pas à des commentaires vestimentaires plus ou moins subjectifs. Avec méthodologie, un œil déjà affiné et de solides connaissances – qu’il sait néanmoins perfectibles – il analyse et critique les défilés de chaque saison et n’hésite pas à s’attaquer de manière virulente aux plus grands noms de l’industrie.
Parmi ses dernières publications, on retrouve des vidéos intitulées : « Fashion Month was messy », « Fast Fashion is disgusting », encore « Why Dolce & Gabbana is problematic AF !!! ». Le ton est donné. Il ne s’agit pas ici de tacler gratuitement des marques, mais de mettre le doigt sur les problèmes que beaucoup préfèrent garder discrets. Pourtant, à l’heure des comptes Instagram parodiques populaires comme @siduations (95000 followers), @hey_reilly (127000 followers) ou @benjamainseidler (20000 followers) se moquant ouvertement des collections et des looks de célébrités (notamment à travers des collages décalés), les marques n’ont plus d’autre choix que d’accepter le sarcasme et la liberté de ton de ses nouveaux acteurs.
Photos : collages satiriques du compte Instagram @Siduations mettant en scène Balenciaga et Comme des Garçons.
Garder son sérieux
De son côté, Luke Meagher n’exclut d’ailleurs pas de collaborer avec certaines marques dans le futur, notamment les jeunes labels en développement : « S’ils voulaient me tendre la main, j’écouterais ce qu’ils ont à me dire, mais j’ai l’intention de rester ferme quand il s’agit de dire ce que je ressens ». Pour lui ça ne fait aucun doute : « Nous voyons émerger un nouveau groupe de critiques mode, mais je préfère les voir comme des “commentateurs de mode” ». La différence avec leurs aînés ? Une fraîcheur et surtout une indépendance éditoriale totale : « Je pense que cela insuffle une nouvelle vie à l’industrie et contribue à nourrir une nouvelle culture de la mode. J’espère que la libération de l’influence des marques deviendra la norme pour les nouveaux critiques ». S’il brille dans la désinvolture, pas question pour autant de ne pas considérer la mode avec sérieux, quitte à se mettre en retrait sur des sujets plus sensibles : « La critique de mode sérieuse reste vraiment importante. Cela ne devrait pas toujours être drôle et humoristique, car il y a souvent des problèmes très graves qui sont évoqués à travers les vêtements » finit-il par nous dire.
« J’espère que la libération de l’influence des marques deviendra la norme pour les nouveaux critiques »
Mais comment commenter la mode de manière sérieuse, professionnelle et pertinente en utilisant les réseaux sociaux ? La réponse, c’est Pierre A. M’Pele, 25 ans, aussi connu sous l’alias de @pam_boy qui la donne. Sur son compte Instagram, il passe au peigne fin les défilés des marques et livrent des critiques concises et pertinentes sans langue de bois. Sa manière de procéder est simple : noter à chaud en story Instagram chaque look d’une collection à l’aide d’emojis : Une fois la collection digérée et la story archivée, il rend un verdict plus détaillé directement dans ses publications. Si sa méthode étonne et rencontre un vif succès auprès des amateurs de mode, elle n’était dans un premier temps pas destinée à recevoir autant d’attention : « J’ai commencé à utiliser Instagram professionnellement au moment où j’ai été diplômé de la Central Saint Martins en juillet 2017. C’est en prenant de plus en plus d’ampleur que je me suis rendu compte que ça pouvait être un moyen de communiquer directement avec les gens », raconte-t-il au site Mic.com en octobre dernier.
Photos : les critiques Instastory à l’aide d’emojis par @pam_boy.
Pour autant, et même s’il fait partie des figures de proue d’une nouvelle critique digitale, il n’oublie pas de rendre ses lettres de noblesse à la presse magazine. À l’heure où tous les médias traditionnels sont lancés dans une course effrénée vers la numérisation,Pierre A. M’Pele prend le parti de faire le chemin inverse en créant sa propre publication print, SCRNSHT pour selon lui faire renaître un « vrai journalisme » qui existait auparavant dans les magazines de mode avant de disparaître : « Je crois que la confiance entre la presse mode et le lectorat n’est plus là. Nous devons combler ce vide en apportant un journalisme plus honnête qui n’est pas compromis où n’a pas encore été atteint par les grands acteurs de l’industrie ». Réalisé entièrement sans publicité et avec une liberté éditoriale totale, à l’image de ses critiques Instagram, son projet SCRNSHT dont la sortie est prévue le 19 novembre prochain, est scruté du coin de l’œil par de nombreux acteurs du milieu. Mais pas de quoi le perturber ou le faire sortir de sa ligne éditoriale pour autant : « Le point clé, c’est de rester honnête avec mon audience et mes lecteurs. Je crois que c’est le coeur de ce que j’essaie de faire (…). Je veux leur donner la vision la plus objective possible de la mode. »
La vérité, rien que la vérité
Et c’est sûrement ça qui caractérise le plus cette nouvelle génération : l’industrie n’a absolument aucune influence ou levier sur eux. Et c’est d’autant plus vrai lorsque certains ont choisi de les dénoncer aux yeux du grand public. Définitivement, celui qui fait le plus trembler les marques n’est autre que @Diet_Prada, duo composé de Tony Liu et Lindsey Schuyler. Avec plus de 800.000 abonnés, c’est l’industrie toute entière (et bien plus) qui a les yeux rivés sur ce compte Instagram. Contrairement à ses collègues cités plus haut, Diet Prada ne fait pas que commenter les collections. S’ils s’attaquent régulièrement aux problèmes de racisme, de machisme, et autres manquements à l’éthique, leur terrain de jeu favori demeure la mise en en lumière du plagiat et des imitations ; et le moins que l’on puisse dire à la vue de ses centaines de publications, c’est que le duo ne manque pas de matière.
Grâce à une culture de la mode titanesque, aucune marque, aussi puissante et influente soit-elle, n’est à l’abri, et toutes les grandes maisons (ou presque) ont déjà été visées par ces fashion snipers. « On s’est rendu compte qu’il y avait tellement de choses à dire sur cette industrie. (…) Avec cette plateforme, nous pouvons mettre en lumière des problèmes que les membres de l’industrie, pour la plupart, choisissent d’ignorer », déclaraient-ils au Business of Fashion en mai dernier, rappelant au passage la nécessité d’être critique à l’égard de l’industrie de la mode.
Un travail de sape qui peut parfois avoir des conséquences directes sur l’industrie : « Nous avons déjà vu cette année des designers et des détaillants obligés de retirer de la vente des produits copiés que nous avons exposés, ce qui nous donne un énorme sentiment d’accomplissement », expliquaient-ils au Vogue UK dans une interview réalisée en juin dernier. À n’en pas douter, l’explosion et l’évolution des réseaux sociaux et des plateformes digitales laissent penser que de nouveaux profils viendront bientôt rejoindre les rangs de nos critiques nouvelle génération. Plus que le format, c’est l’état d’esprit et la féroce volonté de vérité et d’indépendance qui animent ces jeunes commentateurs. L’industrie a tout intérêt à prendre exemple.