Femmes politiques aux États-Unis : les nouveaux habits du pouvoir

Article publié le 4 décembre 2020

Texte : Sophie Abriat. Photo : la députée démocrate Ilhan Omar.

Kamala Harris, mais aussi Alexandria Ocasio-Cortez et les autres membres du Squad dont elle fait partie, rejointes par de nouvelles élues au Congrès, incarnent une nouvelle idée du soft power vestimentaire. Symboles d’une classe politique recomposée, qui n’a jamais autant compté de femmes afro-américaines et hispaniques dans ses rangs, elles prennent le contrôle sur leur apparence, dictant leurs propres critères de respectabilité et d’empowerment – tout en se distinguant de l’establishment, encore largement dominé par la culture masculine.

« We did it Joe ! You’re going to be the next president of the United States ! », s’exclame Kamala Harris dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, le 7 novembre dernier, jour tant attendu de l’annonce des résultats de la présidentielle américaine. Dans cet extrait, vu et relayé des dizaines de millions de fois, on la voit au naturel, quelques gouttes de sueur au front, portant une tenue de sport – legging et sweat-shirt griffé Nike – interrompre son jogging pour féliciter Joe Biden par téléphone. « Kamala Harris renvoie une image très décontractée, mais qui est pondérée par d’autres signaux plus officiels. À l’arrière-plan, on aperçoit un méga-SUV, un garde du corps avec oreillettes et talkie-walkie, une pelouse verdoyante qui ressemble à un terrain de golf. Certes, la nonchalance est là, mais, avec elle, une volonté de réassurance : il ne faut pas perdre la droite, rassurer une Amérique très confuse avec un panorama international qui exige un retour à une plus grande prévisibilité. Elle joue spontanément ou volontairement sur cet équilibre assez savant entre le rassurant, l’autoritaire et le casual, l’accessible », souligne le sémioticien Luca Marchetti, qui rappelle au passage l’importance du soft power – ces leviers de persuasion et de communication non verbaux.

Un renouveau du pouvoir incarné et renforcé par des looks remarqués

Sénatrice démocrate de Californie depuis 2017, ancienne procureure, fille d’immigré·e·s, Kamala Harris est la première femme noire – d’origine jamaïcaine et indienne – à devenir vice-présidente des États-Unis. Le lendemain, dans son premier discours en tant que colistière, elle martelait : « Je suis peut-être la première, mais je ne serai pas la dernière. » Elle est apparue sur scène dans un costume blanc, inspiré de la tenue des suffragettes, avec un col lavallière évoquant la panoplie de Margaret Thatcher. Depuis quelques mois, ses looks sont scrutés, analysés, décortiqués.

Kamala Harris en visite en Californie alors que des incendies faisaient rage dans la région.
Le site whatkamalawore.com décrypte avec précision chacune de ses tenues, listant les marques qu’elle choisit. On y retrouve ses désormais célèbres baskets Converse portées tout au long de la campagne. « Il y a chez elle un refus explicite d’arborer, à travers la mode, des signes qui communiqueraient une forme de compétition ou de séparatisme social », poursuit Luca Marchetti, cofondateur de l’agence de prospective The Prospectivists. Et désormais, tout ce que porte Kamala Harris se transforme en clics, en data, puis en achats potentiels. Mi-septembre, elle était chaussée de boots Timberland alors qu’elle se rendait en Californie. Sur la plateforme de shopping Lyst, les recherches de bottes de la marque ont alors bondi de 376 % en une semaine.

Elle n’est d’ailleurs pas la seule femme politique américaine à ainsi proposer une réinvention du rôle d’influenceuse mode parallèlement à sa carrière, en construisant ses propres signaux d’empowerment, de sorte que plutôt que d’être au service des marques, celles-ci sont utilisées pour communiquer de manière crédible et légitime. Quand Alexandria Ocasio-Cortez, figure montante de la gauche américaine tendance Bernie Sanders, originaire du Bronx et plus jeune femme élue au Congrès (en 2018), parle de son sac Telfar sur Instagram, les recherches – toujours sur Lyst – de pièces du label bondissent de 163 % en une semaine. Avec le Squad (surnom donné au groupe des quatre députées de l’aile gauche du Parti démocrate) dont elle fait partie, Alexandria Ocasio-Cortez incarne une nouvelle façon de parler de la mode en politique, de manière décomplexée, jouant la carte de l’accessibilité.
Mi-novembre, elle échangeait sur Twitter des conseils avec la députée fraîchement élue Cori Bush sur la manière de s’habiller pour aller au Congrès. Pasteure, infirmière et militante engagée dans le mouvement Black Lives Matter, la démocrate Cori Bush, première élue noire du Missouri au Congrès, indiquait dans un tweet que pour « une personne ordinaire », s’habiller pour aller au Capitole revenait très cher. Elle concluait : « Demain, j’irai faire les friperies. » Alexandria Ocasio-Cortez lui a immédiatement dit : « Achète d’occasion, loue et arme-toi de patience pour constituer ton vestiaire, sis. (…) La bonne nouvelle, c’est que toutes ces pratiques sont éco-responsables et bonnes pour la planète ! » Les autres membres du Squad lui ont également répondu : Rashida Tlaib et Ilhan Omar lui ont aussi écrit des messages, tandis que Ayanna Pressley lui a envoyé un selfie, lui recommandant certaines marques de maquillage comme Black Opal, spécialisée dans les peaux noires et métissées. Un échange qui ressemble plus à celui d’un groupe WhatsApp entre copines qu’à une discussion Twitter entre députées.

Alexandria Ocasio-Cortez descendant les marches du Capitole, un sac Telfar accroché à l’épaule.
« De cette manière, elles focalisent l’attention sur leur apparence et leur garde-robe, en réaffirmant leur différence, tout en conservant leur identité et en se distinguant des white old men. Elles n’ont plus besoin d’être perçues comme leurs pairs masculins, parce qu’elles sont elles-mêmes des figures d’autorité et qu’elles tirent leur pouvoir de l’investiture du peuple », souligne Elodie Nowinski, sociologue de mode et doyenne de la faculté d’industries créatives du City of Glasgow College. En substance, elles disent : « Je suis l’une des vôtres, je fais moi-même mon shopping et je préfère Rent the Runway à Net-a-porter. » « Ce qui est très significatif chez ces femmes, c’est qu’elles s’habillent comme elles veulent et surtout qu’elles ne s’excusent de rien, surtout pas face à la vieille garde masculine de l’establishment », poursuit la spécialiste.
C’est également toute la logique du discours de Stacey Abrams, romancière, avocate formée à Yale et première femme noire à avoir été candidate au poste de gouverneure en Géorgie, en 2018, pour le parti démocrate (battue de peu). Cette année, elle a contribué à la victoire de Joe Biden dans cet État en mobilisant les minorités. Elle a expliqué à plusieurs reprises qu’elle ne se préoccupait plus guère des « standards de beauté » et qu’elle « n’essayait pas de correspondre au regard de l’autre ». « Je m’en fiche de ce que pensent les hommes et même les femmes », affirmait-elle en 2019 sur le plateau de la chaîne Oprah Winfrey Network. « La beauté n’est pas une chose à laquelle je pense tout le temps. J’ai fait campagne pour être gouverneure (en 2018) en tant que femme forte (…). J’ai été mince, cette époque me manque, mais pas suffisamment pour y retourner, je m’aime comme je suis (…) et non, je ne ferai pas permanenter mes cheveux. » Elle s’est ainsi imposée comme l’un des symboles d’une classe politique recomposée qui n’a jamais autant compté de femmes afro-américaines et hispaniques dans ses rangs.

Vers une classe politique américaine plus proche du peuple ?

Pendant des décennies, les personnalités publiques féminines ont dû tolérer l’obsession des médias pour leur garde-robe. « Depuis la reine Élizabeth d’Angleterre, l’impératrice Joséphine ou encore la reine Victoria, on se pose la même question de l’influence politique et sociale du vêtement. L’apparence, le maquillage, la mode ont toujours été associés à la frivolité. On a vu en France, en 2012, les réactions provoquées par le tout petit excès stylistique de Cécile Duflot – une robe à fleurs au Parlement – et la flopée de critiques qui a suivi », souligne Viviane Lipskier, fondatrice de l’agence BrandAlchimy, qui offre des services de consulting s’appuyant sur l’analyse des changements sociétaux. Les femmes politiques sont piégées entre devoir mimer le vestiaire masculin ou opter pour un look passe-partout (Angela Merkel, Theresa May…). Comme le dit Michelle Obama dans le documentaire Becoming de Netflix : « On envisage toujours les femmes par le prisme de la mode, ce n’est ni juste, ni normal, mais c’est la vérité. »
« Les femmes ont toujours dû définir, préciser, signifier leurs critères de respectabilité et d’acceptabilité en matière d’apparence, alors que pour les hommes, les choses semblaient aller de soi. “Puis-je aller au Parlement avec du rouge à lèvres ? Non, c’est trop ou alors oui, ça va, mais alors avec une tenue très sobre”. On a toujours demandé aux femmes de pousser le curseur vers l’acceptable pour que leur parole soit entendue », décrypte Luca Marchetti. Mais désormais, ces femmes élues entendent bien définir elles-mêmes leur propre échelle de respectabilité – et dépasser ce qui pouvait auparavant s’apparenter à un manque de sérieux ou de professionnalisme. Alexandria Ocasio-Cortez apparaît accessible, pas du tout snob et elle communique avec une certaine nonchalance. Sur Instagram, dans ses stories, elle parle du look d’Harry Styles, de son propre style ou encore du fait qu’elle est plus jus d’orange que jus de pomme, au milieu de sujets politiques sérieux : la transition présidentielle, l’effacement de la dette étudiante, la vaccination contre le Covid-19… Elle a déjà partagé sa routine beauté sur Twitter, on sait qu’elle porte du rouge à lèvres Stila, qu’elle achète de la seconde main et qu’elle recycle ses vêtements.

Michelle Obama en total look Balenciaga lors de la tournée de promotion de son livre Becoming.
« Ce qui est intéressant, c’est le fait même qu’elle s’exprime là-dessus, indique Luca Marchetti. Elle décrypte sa propre manière de se présenter, elle est dans un processus de redéfinition de la balance entre l’être et le paraître. Elle dit en substance : “Je suis celle que je montre, mon apparence traduit mon essence.” Ce qui exclut toute forme de manipulation. » La députée a répété de nombreuses fois, dans des discours et des interviews, l’importance pour les jeunes, les femmes et les personnes de couleur de voir des politicien·ne·s qui leur ressemblent, reliant son rouge à lèvres à sa culture latina, ses créoles à son origine du Bronx. Membre du Squad, Ilhan Omar est quant à elle la première femme musulmane américaine d’origine somalienne, portant le voile, élue au Congrès (en 2018, avant d’être réélue en novembre dernier). « Elles sont à l’origine de leur propre narration, ce n’est plus la presse qui fabrique leur image et ça, c’est très nouveau », corrobore Elodie Nowinski. Elles montrent qu’on peut être féminine ET intelligente, comme lorsque Michelle Obama portait des cuissardes pailletées Balenciaga lors de la tournée de promotion de son livre Becoming. « Ce qui est donné à voir est le contraire même du “power dressing”, qui est synonyme d’illusion du pouvoir, avec des femmes qui exhibent des attributs d’autorité pour simuler leur pouvoir. Or, en général, plus on a besoin des habits du pouvoir, moins on en a. Ici, Alexandria Ocasio-Cortez et son Squad ont déjà le pouvoir, elles n’ont plus besoin de le mimer, on est dans le post-modernisme du “power dressing” », conclut Elodie Nowinski.

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