La mode circulaire : mirage ou solution ?

Article publié le 8 mai 2023

Texte : Sophie Abriat. Photo : Alphonse Maitrepierre.

Comment s’habiller sans abîmer la planète ? Si elle génère de nombreux emplois, la mode est l’une des industries les plus polluantes. Poussées par des consommateur·rice·s davantage conscient·e·s de l’urgence climatique et désormais contraintes par une loi interdisant la destruction des invendus, les marques de mode intègrent de plus en plus la circularité dans leur business model, sans pour autant renoncer à leur idéal de croissance.

« La modernité a vécu. Et avec elle l’obsession de l’avant-garde, de la mode qui doit se renouveler à intervalles rapprochés, au rythme soutenu des Fashion Weeks », annonce l’ethnologue Marc Abélès dans un livre écrit en conversation avec Marine Serre, intitulé « Ré-génération : Quelle mode pour le monde d’après ? » (Les éditions de l’Aube, 2022). La designer, adepte de l’upcycling, elle-même, s’interroge : « Quel est l’intérêt d’avoir un·e designer pour créer des vêtements si ses productions sont déconnectées des problématiques du monde apocalyptique qui nous entoure ? ».
Faire du neuf avec du vieux, dans un milieu habitué à proposer des nouveautés plus que de raison : voici le nouveau visage de la mode à l’ère (post)pandémique, à l’apparence moins culpabilisante. Encouragées par la crise sanitaire mais aussi contraintes par la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage (dite loi Agec), interdisant la destruction des invendus non alimentaires à partir de 2022, de plus en plus de marques disent prendre le tournant de l’économie circulaire. Réel verdissement ou argument de vente ?

Pas de signes de décroissance à l’horizon

En 2018, Burberry faisait scandale en annonçant, dans son rapport annuel, avoir détruit des produits d’une valeur totale de 28 millions de livres pour « protéger sa marque ». Cette pratique était alors répandue pour éviter l’écoulement des stocks à bas prix. Cette destruction étant désormais interdite, des initiatives de « régénération » voient le jour. L’heure ne serait plus à la culture du « take, make, waste » (prélever, fabriquer, jeter) : intégrer la circularité dans son business model est devenu un impératif majeur pour les marques de mode. « Pour maintenir le réchauffement à moins de 1,5°C, le secteur textile doit diviser ses émissions de gaz à effets de serre par trois d’ici 2050 », alerte le collectif En mode climat.
Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), l’industrie textile est le troisième secteur le plus consommateur d’eau dans le monde après la culture du blé et du riz. Chaque année, pour les vêtements et les chaussures, l’industrie textile émet par ailleurs jusqu’à 4 milliards de tonnes de CO2. Son impact est plus important que les vols internationaux et le trafic maritime réunis. L’industrie de la fast fashion a également des conséquences sociales : exploitation, salaires précaires et conditions de travail indécentes.

Et pas de signes de décroissance à l’horizon… « Rien qu’en France, 2,5 milliards de vêtements sont mis sur le marché chaque année. C’est plus que les ventes de boîtes de six œufs. Actuellement, dans notre monde, on consomme les vêtements comme si c’était des œufs. On les casse, on fait une omelette et ensuite on en rachète », explique Julia Faure, membre du collectif En Mode Climat, au micro du podcast « Chaleur humaine » du Monde. Par ailleurs, on n’y pense pas forcément, mais l’impact environnemental de la phase d’utilisation du vêtement n’est pas négligeable : il sera maintes fois lavé, séché, repassé. 12 % de l’eau consommée chaque année dans les foyers français est attribuée à la seule machine à laver. Cela représente plus de 14 000 litres d’eau par an, soit l’équivalent de ce que l’on boit sur 12 années.
Dans ce contexte, comment la « circularité » est-elle devenue le mot magique illustrant la prise de conscience de la mode (et son mea culpa) ? Et en quoi consiste-t-elle, tout d’abord ? À réutiliser, recycler, réparer et régénérer un produit plutôt que de s’en débarrasser, de sa conception à la fin de son cycle de vie. Elle touche ainsi à la fois au recyclage (mécanique et chimique) des fibres, à l’upcycling, à l’écoconception, à la seconde main, à la réparation… La circularité dans la mode et dans le luxe n’étant pas identique, avancent les expert·e·s, car la durabilité technique et émotionnelle des objets de luxe est plus forte que celle des produits de fast fashion.

« La seconde main pourrait générer d’ici 2030 jusqu’à 20 % des revenus d’une entreprise de luxe. »

« Le marché de la seconde main est en plein boom et des acteur·rice·s de plus en plus sophistiqué·e·s se développent, comme Vestiaire Collective (qui vient d’interdire la revente de fast fashion), CrushON (qui fédère les friperies) ou encore Reflaunt (qui permet de mettre en lien les marques avec des plateformes de revente de produits de mode). Aujourd’hui, les marques de luxe cherchent à reprendre la main sur ce marché, en créant leur propre plateforme de revente. Ainsi, par exemple, Balenciaga a collaboré avec Reflaunt pour créer son espace Re-Sell, qui permet à ses client·e·s de revendre leurs accessoires et vêtements Balenciaga des collections passées », souligne Céline Dassonville, CEO et fondatrice d’Ethiwork, studio qui milite pour plus de justice sociale et environnementale dans le secteur de la mode et du luxe, et cofondatrice de la Fédération de la mode circulaire.
Selon le cabinet de conseil en stratégie Bain & Company, la seconde main pourrait générer d’ici 2030 jusqu’à 20 % des revenus d’une entreprise de luxe. « Il faut être très vigilant sur l’argument écologique quand on parle de seconde main, nuance Céline Dassonville. L’achat d’occasion ne se substitue pas à l’achat de produits neufs, les deux s’additionnent. C’est assez schizophrénique : il y a une désirabilité de plus en plus forte pour les vêtements « vintage », mais elle ne s’accompagne pas d’une baisse de la consommation. Les consommateur·ice·s veulent des vêtements éco-conçus, mais ça n’empêche pas les ruées vers Shein. »

Recyclage, upcycling et downcycling

Certain·e·s n’ont pas attendu la loi relative à la lutte contre le gaspillage pour militer en faveur d’une mode responsable. Disparue en décembre 2022, la designer Vivienne Westwood, prônait une éthique anticonsumériste, teintée de références punk. Elle a inspiré toute une génération de designers. « Selon l’ADEME, en 2020, on achetait 60 % de vêtements de plus que quinze ans auparavant. En même temps, les milléniaux vont prendre de plein fouet les scénarios alarmistes, pas seulement en lisant les rapports du GIEC, mais en subissant désormais dans leur quotidien les effets de la dégradation climatique. Ainsi ne faut-il pas s’étonner que les jeunes designers aient été sensibilisés à la problématique écologique dès l’époque où ils s’initiaient aux métiers de la mode », écrit Marc Abélès, prenant l’exemple de Marine Serre qui pratique l’upcyling depuis ses débuts, en récupérant et triant d’anciens tee-shirts, couvertures et pièces en jean. Elle n’est pas la seule à faire avec l’existant : c’est aussi le cas de Alphonse Maitrepierre, GmbH, Kevin Germanier, Benjamin Benmoyal, Emily Bode ou encore Spencer Phipps. Quant à la créatrice Maroussia Rebecq, connue pour sa griffe d’upcycling Andrea Crews, elle collabore avec Veepee (que l’on connaissait sous le nom « Vente-privee.com ») dans la mise en place d’un laboratoire d’upcycling pour revisiter les invendus et ainsi transformer (et rendre désirables) les stocks de l’entreprise.
« L’idée n’est pas nouvelle : le couturier belge Martin Margiela l’avait expérimentée dès sa première collection, en 1988, en présentant une robe de soirée issue d’un tablier de boucher, des vestes taillées à partir d’une vieille robe en tulle et par la suite des hauts fabriqués à partir de sacs Franprix ou issus d’un assemblage de gants », rappelle l’ethnologue Marc Abélès. Mais si la démarche de Margiela était d’ordre artistique, celle des designers d’aujourd’hui est plus politique. Reste un challenge : la fabrication en série de pièces uniques faites à partir de matières récupérées. « On parle beaucoup de la réutilisation des deadstocks mais cela ne répond pas aux demandes de volume », souligne Céline Dassonville.
Photo : Spencer Phipps.
Toujours dans cette optique de ne plus détruire les invendus, « de nouveaux acteur·rice·s apparaissent, spécialisé·e·s dans le démantèlement de produits de luxe, comme ReValorem, qui transforment souliers, maroquinerie, prêt-à-porter et accessoires en nouvelles matières premières : polymères, cuirs, métaux, textiles. Un processus coûteux, plutôt réservé aux marques de luxe », explique Céline Dassonville. « D’une manière générale, ajoute la spécialiste, le design circulaire est en train de devenir une nouvelle école de conception du vêtement. Il y a de vrais enjeux en termes de formation  ; à la fois pour les étudiant·e·s et aussi pour les stylistes en poste. Il faut repenser la conception des produits en prenant en compte le prolongement de leur durée de vie et leur utilisation en fin de vie. »
Comment continuer d’être créatif sans être dans l’opulence vestimentaire ? Cela implique de travailler sur la durabilité physique et émotionnelle des produits, mais aussi de les concevoir à partir de déchets et sans produire de nouveaux déchets… Le recyclage reste un des grands enjeux de l’industrie. Contrairement à l’upcycling qui a le vent en poupe, on parle beaucoup moins du downcycling – littéralement le « sous-cyclage » – qui dévoile une réalité plus nuancée du recyclage textile. Il s’agit de la transformation d’un produit – en l’occurrence, ici, un tissu – en un autre mais d’une qualité inférieure. Aujourd’hui, la majorité des textiles recyclés est découpée pour devenir des chiffons ou traitée afin d’entrer dans la composition de nouvelles matières, essentiellement des rembourrages de matelas ou des matériaux d’isolation : le « downcycling » prédomine largement. Les fibres multi-matières – qui composent la majorité de nos vêtements – sont en effet quasiment impossibles à recycler (comme les mélanges coton-polyester, qui entrent dans la composition d’environ un tiers des vêtements produits).

La difficile équation du « consommer moins »

Pour allonger la durée de vie des produits, la réparation a également le vent en poupe. Fin 2022, Bottega Veneta s’est illustré en la matière. Son PDG, Bartolomeo Rongone, a dévoilé un nouveau service mis en place par la maison, baptisé « Certificate of craft » (« certificat d’artisanat », en français). Avec ce programme de garantie à vie, les client·e·s peuvent rapporter leur sac en boutique pour le faire réparer autant de fois que souhaité, et ce gratuitement, sans limite de temps. Bottega Veneta, propriété du groupe Kering, devient ainsi la première maison de mode de luxe à offrir un service de réparation des marques d’usure (éraflures, coins abîmés, tâches éventuelles, anses déchirées, etc.), sans frais pour ses client·e·s.

Alexia Tronel : « L’industrie de la mode ne peut plus fonctionner sur l’obsolescence programmée. La fabrique des tendances, c’est vraiment ce qui nous a conduit dans le mur. »

Si des labels plus accessibles et éco-responsables comme Patagonia ou Veja proposent déjà des programmes de réparabilité gratuit ou pour des sommes limitées, les marques de mode haut de gamme facturent généralement à leurs client·e·s les coûts de restauration. Les tarifs peuvent grimper jusqu’à plusieurs centaines d’euros pour faire restaurer sa paire de chaussures ou son sac – et encore faut-il que ces produits soient réparables. Derrière cette initiative de Bottega Veneta, c’est aussi toute une réflexion sur la définition du luxe à l’heure de l’urgence climatique qui s’engage. Qu’est-ce qu’un « it-bag » aujourd’hui ? Celui qu’on porte six mois en suivant les tendances, ou celui qu’on peut potentiellement garder toute sa vie ? Est-ce que la mode peut être indémodable ? « L’industrie de la mode ne peut plus fonctionner sur l’obsolescence programmée. La fabrique des tendances, c’est vraiment ce qui nous a conduit dans le mur », avance Alexia Tronel, spécialiste du développement durable.
Est-ce que ces pratiques vertueuses s’accompagnent du message « acheter moins » ? La réponse est non. Peu de marques remettent en question le modèle même de surproduction de la mode et le rythme des collections. « La conscience que notre consommation a un impact et notre tendance à vouloir moins consommer, c’est la terreur des marques. Donc le message qui est envoyé, c’est que nous pouvons continuer à acheter, que c’est même bon pour la planète », déplore Julia Faure, affirmant que la meilleure solution n’est pas de consommer mieux, mais moins. Comment rompre avec l’idéal de croissance ? Face au constat, tout le monde est pour le changement. Problème : les pratiques restent largement ancrées dans un modèle consumériste. « Les marques de luxe ont un rôle primordial à jouer sur ce terrain-là. Elles ont le pouvoir de dire quel est le fondement de la nouvelle distinction sociale, de porter des valeurs éthiques et de les rendre désirables », souligne Elisabeth Laville, fondatrice du cabinet Utopies, spécialisé en développement durable. Le secteur du luxe reste pourtant une goutte d’eau face aux mastodontes de l’ultra-fast fashion. « Je crois que tous les acteur·rice·s doivent s’atteler au changement : les marques, les applications qui les notent, les médias, les consommateur·rice·s… Dans la mode, le point de bascule sociologique [lorsqu’un changement quantitatif peut déclencher des changements rapides et non-linéaires] n’est pas encore atteint, mais des poches de radicalité voient le jour et montrent la voie », conclut Alexia Tronel.

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