Elle arrive chez elle. Elle a couru pour ne pas arriver trop tard car elle a un dîner à préparer. Un dîner pour deux personnes seulement, c’est vrai, mais elle a décidé que ce serait exceptionnel. Ce sera un repas recherché, très compliqué à réussir, requérant toutes ses qualités de chef, son attention et son habileté. Une fois que tout sera prêt, il faudra prendre le temps de nettoyer le matériel, la surface de travail, et tout ranger comme si rien ne s’était passé. Il n’est évidemment pas question de laisser traîner des poêles ou des couverts graisseux dans le fond de l’évier. Il faut que ça ait l’air sorti de terre d’un coup, quelque chose qu’on a fabriqué sans même y prêter attention, une opération légère et facile. Par Valérie Mréjen.
Ensuite, effacer le labeur comme des traces dans la neige, et la fébrilité qui l’agite déjà avant même de se lancer, à cet instant où elle ouvre la porte et se précipite avec ses paquets, presque certaine d’avoir pensé à tout grâce à une liste préparée depuis plusieurs semaines. En cas d’oubli il faudrait redescendre et ce serait une catastrophe, beaucoup de temps perdu et puis bientôt elle ne pourra plus s’absenter une fois que l’eau commencera à bouillir. Si par malheur elle s’avisait de rencontrer quelqu’un au coin de la rue, un voisin ou une connaissance, elle risquerait d’être retardée malgré elle et son esprit serait focalisé sur les plaques de cuisson allumées dans l’appartement. Et elle n’arriverait sans doute pas à interrompre la conversation car tout le monde sait que personne ne l’attend là-haut, et si elle annonçait « je reçois justement un invité », on commencerait à prendre l’air intéressé, à s’étonner, à essayer d’en savoir plus.
Ce soir, elle veut célébrer la rencontre avec l’homme qui veut l’épouser. Lorsqu’elle est assise devant son bureau, elle le sent presque arriver derrière elle et lui souffler dans le cou, elle passe un temps invraisemblable à se représenter des scènes, à imaginer des situations. Elle invente des dialogues qu’elle se répète jusqu’à les connaître par cœur, elle élabore des jeux de séduction qui se terminent par un baiser. Elle a d’ailleurs conçu une variation autour du thème de la poussière dans l’œil. Le sujet arriverait à propos d’autre chose, au détour d’une remarque. Et lui, surpris, demanderait de quoi il s’agit. Eh bien, vous savez, cette réplique récurrente dans les films glamour, plus particulièrement les films hollywoodiens : lorsque les héros de l’histoire, un jeune premier et une jeune première qui se retrouvent réunis par hasard, tous deux forcément séduisants, commencent à éprouver une secrète attirance sans vraiment se le dire tout haut. Ils ressentent quelque chose sans savoir ce que c’est, et sur ce point les spectateurs ont sur eux une longueur d’avance.
Généralement, la femme prend les devants avec une fausse candeur espiègle en se plaignant d’avoir quelque chose qui la gêne dans l’œil. L’homme s’inquiète illico, veut se montrer prévenant et dans un mouvement spontané (mais peut-être fait-il semblant car sincèrement, depuis le temps que les scénaristes utilisent ce ressort, il faut vraiment sortir de l’œuf pour ne pas le connaître), il s’approche doucement du visage de la femme et y regarde d’assez près. La jeune beauté souffre atrocement et se livre à quelques grimaces. Il faut dire que dans la vraie vie, en fonction de la taille du corps étranger en question qui peut aller de l’escarbille au minuscule grain de sable, c’est vraiment très désagréable.
Il n’est plus qu’à quelques centimètres pour avoir une vue précise, lorsque comme par magie le rapprochement s’opère et l’on assiste enfin à un baiser de cinéma. Et à ce moment-là de leur bavardage, précisément, elle a prévu qu’il se passerait la même chose. Ce serait un élan pour lui comme pour elle, et un soulagement après avoir élaboré un grand nombre de scénarios et s’être souvent demandés si l’autre partagera le même désir ou si ce ne sont que deux spirales tournant et tournant sur elles-mêmes. Ils seront alors rassurés sur leur attirance réciproque, sur une mince intuition qui la fait pour l’instant rosir chaque fois qu’elle pense à lui, c’est-à-dire à peu près tout le temps.
Elle arrive dans son petit deux pièces et se dirige vers la cuisine. Elle épluche des légumes, les réduit en dés minuscules, accommode elle-même le bouillon avec des herbes et un bouquet garni. Il n’est pas question de plonger un cube tout-fait dans l’eau. C’est synthétique et on reconnaît vite ce goût présent un peu partout, dans les plats préparés et les fonds de sauces industriels. Elle veut montrer qu’elle n’est pas de ces femmes-là, de celles qui trouvent inutile de faire un effort dans le domaine de la cuisine, qui ont recours aux solutions de facilité. Elle va tout faire elle-même en se donnant la peine, en y prenant un plaisir bien plus grand qu’elle n’en aura ensuite à consommer le repas. De toute façon elle n’aura pas réellement d’appétit car elle passera son temps à l’écouter et à le regarder.
Elle range tous les recoins de son modeste appartement. Elle plie les affaires qui étaient sorties et les rentre dans les placards. Même s’il y a peu de chances pour qu’il en vienne à ouvrir un tiroir, il faut que tout soit irréprochable, même les produits ménagers sous l’évier. Le cadre doit être parfait, en ordre, il faut dissimuler le côté négligé qui est parfois le sien lorsqu’elle rentre le soir et qu’elle n’a pas d’autre horizon que de passer la soirée seule.
Elle se comporte parfois comme un animal : elle mange debout dans sa cuisine à même le saladier. Elle n’a pas le courage de mettre le couvert, ce serait ridicule. Elle veut avoir le moins possible de rangement à faire donc elle n’utilise pas de vaisselle et boit souvent au robinet.
Ce soir, c’est le contraire. Elle a sorti des verres à vin, un chandelier, des bougies neuves achetées pour l’occasion. Elle n’en avait encore jamais utilisées, et même si elle en avait retrouvées en haut d’une étagère elle ne les aurait certainement pas mises. Ce serait trop misérable à cause de la mèche déjà calcinée, des coulées de cire séchée, du geste ayant consisté à les conserver, à les ranger dans une boîte. Elle aurait l’impression de révéler son statut de célibataire, de vieille fille économe déjà un peu maniaque.
Elle s’est habillée, maquillée, coiffée. Le repas est maintenant prêt, elle a tout mis de côté pour se laisser le minimum d’opérations à effectuer lorsque son invité sera là.
Elle allumera les chandelles juste avant. Il ne faut pas qu’elles soient trop consumées, qu’on les devine brûlant depuis déjà un long moment. Il faut prévoir qu’elle n’aura pas le temps de frotter les allumettes lorsqu’il aura sonné, qu’il attendra sur le palier : sa main risquerait de trembler et de tout renverser. Il risque par ailleurs de se demander pourquoi elle n’ouvre pas, ou pire, de repartir. Elle va donc guetter discrètement à la fenêtre en attendant qu’il apparaisse au coin de la rue. Elle prie pour qu’il ne la voie pas. Elle essaye de trouver un angle un peu en retrait, à quelques centimètres derrière les rideaux, d’où elle peut tout observer tranquillement.
Elle refait une répétition. Elle ne peut pas s’en empêcher. Elle se figure que la sonnette retentit à l’instant. Elle s’avance vers la porte et fait semblant d’ouvrir, son sourire est tellement immense qu’elle se demande si ça ne va pas l’effrayer, le faire fuir, elle débarrasse l’homme de son pardessus et l’invite à entrer. Elle suspend le manteau à un crochet, crochet qu’elle a pris soin de ne pas laisser nu en y jetant à la dernière minute un foulard en mousseline. Elle l’invite à s’asseoir sur le fauteuil assorti à son canapé, ils s’installent face à face ou plutôt de trois quarts. Elle lui sert un apéritif. Il y a le choix entre plusieurs alcools. Ils trinquent. Ils se regardent dans les yeux. Elle a servi des petites choses à croquer dans un bol mais il n’y prête pas attention, trop occupé à leur conversation. Elle non plus n’y touche pas : elle est prise par ce qu’il raconte et ne pense pas une seule seconde à se nourrir d’autre chose que de sa présence.
Ils s’esclaffent, ils plaisantent, ils sont heureux. Ils ont des tas de choses à partager. Il admire son appartement. Vraiment, il le trouve très joli. Elle est ravie. Tout se passe pour le mieux. Une pointe de timidité ici et là leur fait deviner qu’ils partagent la même passion enfouie. Tout est si évident. On pourrait croire qu’ils ont toujours vécu ensemble. Ils s’entendent bien, rient des mêmes choses. Elle rebondit lorsqu’il raconte une anecdote, et tout s’enchaîne. Elle sert le délicieux dîner. Il est émerveillé d’être aussi bien reçu, touché par sa grâce et son bon accueil. Le repas est digne d’un grand chef.
A ce moment de la soirée ils sont assis à table. Elle joue à la dînette. Elle articule distinctement, fait des mimiques, de grands gestes des bras, elle en fait un peu trop, comme une figurante zélée. Elle plonge soudain la tête entre ses bras et se laisse aller à pleurer face au vide sidéral. Elle pourra répéter cette scène autant qu’elle le voudra, il est maintenant très en retard, il ne viendra plus c’est certain. Elle est si seule au milieu de ses chandeliers, avec son rêve qui ne veut pas s’éteindre. L’homme qui habite en face, le photographe immobilisé depuis quelques semaines avec une jambe dans le plâtre, observe tout cela depuis sa fenêtre sur cour.