Dystopie pour les un·e·s, eldorado pour les autres, le métavers est devenu, en quelques mois, un phénomène de société. Crypto-pragmatiques, des marques de luxe se lancent à l’assaut de ce nouveau monde peuplé d’avatars digitaux, dont les contours restent vagues, car tout reste à découvrir et à imaginer. Bulle spéculative ou changement de paradigme dans notre façon de consommer et de vivre la mode ? Les paris sont ouverts.
C’est en 1992, dans le roman cyberpunk Snow Crash (Le Samouraï virtuel, en français), de Neal Stephenson, que le mot « métavers » – contraction de « méta » et « univers » – apparaît pour la première fois. Trente ans plus tard, les contours du désormais « buzzword » sont toujours flous tant les promesses de ce nouveau monde semblent infinies. « Il existe une définition du métavers légèrement plus poétique que sa définition technique : c’est l’avenir de notre vie sociale », avance Stefano Rosso, PDG de BVX (Brave Virtual Xperience), une business unit du groupe OTB consacrée au développement de projets et de contenus destinés au monde virtuel. « Il incarne un nouvel environnement dans lequel les êtres humains ont la possibilité d’être eux-mêmes, sous la forme, la couleur et la manière qu’ils souhaitent. C’est une réalité fascinante et stimulante qui permet aux gens de devenir une autre version d’eux·elles-mêmes, différente de la vie réelle. » Un monde virtuel plus vrai que nature dans lequel nous interagissons via le masque digital que constitue notre version « avatarisée ».
De Canal+ à The Sandbox
Mais rembobinons encore un peu le fil de l’histoire… Avant Cryptovoxels, Decentraland, Somnium Space ou The Sandbox (ces métavers construits sur la blockchain), Roblox ou Fortnite (ces versions prototypiques du métavers), Canal+ lançait, en 1997, un univers virtuel en ligne baptisé Le Deuxième Monde. Ses utilisateur·rice·s recevaient un CD-ROM à installer sur leur ordinateur avec la carte de Paris numérisée en 3D. Ils·Elles pouvaient créer un avatar et se promener dans la ville, faire des rencontres et discuter via un chat. En 2003, Second Life propose une version plus grand public du métavers en développant une monnaie locale baptisée Linden dollar (L$) – convertible en dollar américain. Dans ce cyber-monde, les « résident·e·s » interagissent, se téléportent, créent du contenu (vêtements, bâtiments, objets…), font des transactions immobilières et ont même accès à des services sexuels. Certains se constituent déjà des fortunes bien réelles. En 2007, une Allemande d’origine chinoise, Anshe Chung (le nom de son avatar) fait la une de Fortune : elle a gagné plus d’un million de (vrais) dollars en vendant des terrains et en louant des appartements et des villas dans cet univers virtuel.
Photo : Second Life.
Plus encore, des jeux de rôle comme World of Warcraft, sorti en 2004, ont également ouvert la voie au métavers. Alors que le gaming est devenu un divertissement mainstream et un média à part entière, les films Matrix (1999, 2003 et 2021) et Ready Player One (2018) ont quant à eux préparé nos consciences à l’avènement du métavers. Surtout, la pandémie a joué un rôle d’accélérateur – pendant les confinements, le virtuel a cannibalisé nos vies. En deux ans, le développement et la diffusion de ces nouvelles technologies se sont déroulés à une vitesse hors norme. « Pendant la pandémie, ce qui a été fait en six mois équivaut à cinq ans de recherche et développement. Le sujet des métavers s’est d’ailleurs banalisé en un temps record. Nous avons dépassé le stade “gadget” des espaces immersifs pour atteindre une phase de maturité. On sait désormais développer des esthétiques beaucoup plus diverses et précises. Passée la crise d’adolescence, on se détache des designs “cyberpunk” ou “cyber-apocalyptique” très premier degré pour créer des univers beaucoup plus sophistiqués et interactifs », avancent Lena Novello et Mado Scott, cofondatrices du studio de création digitale Acid. Et les audiences suivent. Le 23 avril 2020, le rappeur américain Travis Scott signait une performance virtuelle historique sur Fortnite, jeu en ligne aux plus de 350 millions d’inscrit·e·s, édité par le géant américain Epic Games et désormais vecteur de pop culture. Ce concert de huit minutes, durant lequel un avatar géant du rappeur interprétait plusieurs de ses tubes, a rassemblé plus de 12 millions de personnes.
Metaverse Business Unit, NFT, crypto-artistes…
D’ici 2025, les revenus des mondes virtuels devraient approcher les 400 milliards de dollars – ce qui n’a pas échappé au monde de la mode. En décembre 2021, Balenciaga lançait son « Metaverse Business Unit », en nommant à sa tête l’ancien directeur digital Eric Pires. Un mois plus tôt, le groupe OTB (qui possède entre autres les marques Diesel, Maison Margiela, Marni ou encore Jil Sander) créait BVX, un centre d’excellence dédié au métavers pour accélérer sa présence sur cet espace. Pas un jour ne passe sans qu’une marque ne révèle un projet NFT (Non-Fongible Tokens), une collab’ avec un·e crypto-artiste, une plateforme de gaming ou l’achat d’un terrain virtuel. C’est la course aux annonces. En quelques mois, Moncler a ainsi collaboré avec Fortnite, Marc Jacobs a investi Animal Crossing et Ralph Lauren la plateforme Roblox. Pour son bicentenaire, Louis Vuitton a donné naissance à son propre jeu vidéo intégrant des NFT à gagner, dont une dizaine de l’artiste digital Beeple – connu pour son collage numérique vendu aux enchères au prix de 69,3 millions de dollars. En 2019, la maison française s’imposait déjà comme une pionnière en habillant des avatars du célèbre jeu vidéo League of Legends. En mai 2021, l’espace virtuel Gucci Garden (pensé à l’origine par Alessandro Michele et situé dans le Palazzo della Mercanzia, à Florence), inséré dans le jeu en ligne Roblox, a permis de mesurer l’intérêt du public pour les achats de mode virtuels. Les joueur·euse·s étaient invité·e·s à se promener dans la reproduction du luxueux espace, ainsi qu’à acheter des pièces virtuelles Gucci, avec lesquelles il·elle·s pouvaient habiller leur avatar. Le sac « Dionysus » a ainsi été revendu 350 000 Robux (soit 4 115 dollars). Le prix du même modèle dans une « vraie » boutique s’élève à 3 400 dollars. Fin mars 2022, Decentraland a ensuite accueilli sa première Metaverse Fashion Week, rassemblant 70 marques au total, dont Paco Rabanne, Roberto Cavalli, Etro, Tommy Hilfiger, Dolce & Gabbana ou encore Philipp Plein.
Photo : Fortnite x Balenciaga.
Quant aux marques de sportswear, elles sont certainement les plus « crypto-opportunistes » ou « crypto-pragmatiques ». « Nike, par exemple, s’investit pleinement dans le métavers », fait valoir Gaspard Lézin, étudiant à l’Institut Français de la mode, qui consacre son mémoire de fin d’études à la mode virtuelle. « En 2019, la marque s’associait déjà à Fortnite pour intégrer l’Air Jordan 1 dans le jeu. Elle a frappé fort en acquérant, en décembre 2021, la start-up de baskets virtuelles RTFKT. » Créée en 2020 par trois associés, dont le Français Benoît Pagotto, RTFKT s’est fait un nom en quelques mois seulement. En février 2021, une vente de 600 paires de baskets virtuelles conçues par l’artiste Fewocious a atteint un total de 3,1 millions de dollars (en sept minutes seulement). La start-up a annoncé avoir généré plus de 100 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2021. Si on doutait, les pro-métavers insistent : « Tout ceci est bien réel, ce n’est pas de la science-fiction. » En septembre 2021, Dolce & Gabbana battait des records en vendant aux enchères neuf pièces de sa collection numérique « Collezione Genesi » sous forme de NFT, pour un total de 5,6 millions de dollars. Mais pourquoi dépenser autant pour des objets virtuels ? Acheter un vêtement non portable peut sembler absurde. C’est là que la dimension psychologique de la mode rejaillit.
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