Pourquoi les marques de mode se transforment en nouveaux ministères de la culture ?

Article publié le 26 mai 2020

Texte : Sophie Abriat.

Photos par Ferry van der Nat et article extraits d’Antidote Magazine : Desire printemps-été 2020.

Pour susciter toujours plus de désir autour de leurs collections, les marques de mode sont de plus en plus nombreuses à faire appel à des créatifs issus d’autres champs artistiques. Dans cette ère du tout culturel, elles se livrent une concurrence accrue pour capter notre attention et séduire notre intellect. Quitte parfois à s’éloigner du produit.

Une playlist Celine, un jeu vidéo Burberry, un podcast Chanel, un documentaire Ralph Lauren, une chaîne YouTube Alexander Wang, une exposition à la Fondation Louis Vuitton, un film Saint Laurent, un club culturel Prada… Pas une semaine ne passe sans qu’une marque ne produise un nouveau « contenu » diffusé gratuitement en ligne ou n’organise un événement à visée culturelle, lui-même relayé sur les réseaux sociaux par le biais d’autres contenus : photos, vidéos, stories et autres tweets que l’on appelle « snack contents », postés tout au long de la journée. « Le mot “contenu” est tellement utilisé qu’il est maintenant galvaudé. Il fait partie d’une espèce de novlangue qui ne veut pas dire grand chose mais il signale une transformation : les marques de luxe deviennent des entreprises de divertissement. Avant, elles se contentaient d’acheter des pages dans des magazines et de faire des campagnes de pub. Aujourd’hui, elles proposent toutes sortes d’expériences artistiques », souligne Astrid Wendlandt, auteur de Le Luxe à la conquête du monde (éditions Miss Tweed, octobre 2019). Ces contenus sont diffusés suivant une « ligne éditoriale » – un terme issu de la culture journalistique pour désigner une unité stylistique – ou selon un « curating » particulier – une expression provenant du monde muséal et désignant quant à elle un mode de sélection. Car sans mise en récit, pas d’immersion dans l’univers de la marque ni de création de lien sentimental avec les clients potentiels pour, in fine, espérer convertir le clic en achat. Et sans offre culturelle, pas de « lovemark » possible non plus (une expression de Kevin Roberts, PDG de l’agence de pub Saatchi & Saatchi, qui décrit l’existence d’une « relation quasi amoureuse » entre certaines marques et leurs consommateurs).

De nouveaux ressorts de désirabilité

Ainsi, pour concevoir leurs contenus, les marques font de plus en plus appel à des créatifs qui redoublent d’ingéniosité pour capter notre attention et notre temps. « Il existe peu d’artistes, de créateurs, de cinéastes, d’architectes, de danseurs ou de sculpteurs connus qui n’aient jamais travaillé pour une marque de mode. L’industrie du luxe est celle qui emploie aujourd’hui le plus grand nombre de créatifs, poursuit la spécialiste. Plus personne ne veut payer pour les productions de l’esprit : les films, la musique, les articles, tout doit être gratuit… Heureusement que les marques de luxe sont là pour payer les talents. » Au sein des maisons, les intitulés de poste se font les témoins de cette évolution : on y trouve désormais des directeurs de contenu (« chief content officer »), des créateurs de contenu (« content maker »), des éditeurs de contenu (« content editor »)… Louis Vuitton peut ainsi compter sur un « brand content strategist », Cartier sur un « International brand content director » et plusieurs « brand content project managers », Gucci sur de multiples « digital content specialists »… Dans les stratégies digitales des marques, le contenu est roi, indispensable pour retenir l’attention de la génération « poisson rouge » telle que l’a nommée le journaliste Bruno Patino, auteur de La civilisation du poisson rouge (Grasset, 2019). La durée d’attention des millenials se révèle en effet plus courte que celle de leurs aînés, avec une forte tendance au zapping… « Alors que la cible des médias de masse est passive, sur le digital, l’audience est active, elle va donc chercher le contenu qui l’intéresse », avance David Herman, directeur de création et directeur éditorial indépendant, intervenant à l’Institut Français de la Mode. On se connecte pour rechercher l’inspiration, bien avant même de penser à acheter. Pour espérer capturer notre esprit, les marques doivent ainsi miser sur « des contenus avec un véritable intérêt culturel, qui viennent nous nourrir, nous inspirer et même nous éduquer, ajoute l’expert. Pour engager l’audience, l’apport intellectuel et émotionnel du contenu est donc primordial. » Dans un univers où les dimensions affectives et identitaires sont très fortes, les interactions entre marques et clients deviennent ainsi plus intimes, moins futiles. Et les ressorts de la désirabilité des produits de mode s’en trouvent ainsi modifiés.

Extrait de Lux Æterna, Gaspar Noé.

La course à la séduction

Dans ce nouveau contexte de séduction, « on assiste à une course aux contenus qui rejoint une course à l’innovation », poursuit David Herman, qui a organisé pendant plusieurs années le festival ASVOFF, dédié aux films de mode. Louis Vuitton a ainsi surpris en dévoilant l’an dernier son premier jeu vidéo, baptisé « Endless Runner », au design rétro très années 80, inspiré du set du défilé automne-hiver 2019 présenté par Virgil Abloh. Directeur artistique des collections féminines de Louis Vuitton, Nicolas Ghesquière a quant à lui créé une tenue pour Qiyana, l’héroïne du jeu vidéo ultra célèbre League Of Legends qui compte pas moins de 100 millions de joueurs mensuels. Composée d’un haut cropped et d’un pantalon taille haute accompagné d’un sac Dauphine et de bottines Star Trail, elle constitue le tout premier « skin » réalisé par la maison. Quelques mois plus tard, Burberry se lançait également dans l’aventure avec « B Bounce », un jeu vidéo dans lequel les joueurs s’amusent à faire bondir une mascotte en forme de biche, vêtue d’une doudoune signée Riccardo Tisci, jusqu’à atteindre la lune. « Le gaming assoit sa place en tant que culture à part entière : c’est une forme d’entertainment avec ses propres référents et ses propres codes, que l’on consomme de la même façon qu’une série ou qu’un film », indique Sofia Slimani, consultant insights de l’agence Nelly Rodi. En France, le jeu vidéo représente la première industrie culturelle, devant le livre, le cinéma et la musique. Rien d’étonnant donc à ce que des marques viennent puiser dans cet univers, qui offre un espace infini de création.

David Herman : « Les groupes de luxe ne sont plus seulement des acteurs économiques, ils sont devenus des référents culturels. Ces derniers sont aujourd’hui les nouveaux Ministères de la culture »

Fin 2019 toujours, la maison Celine optait elle pour la musique, et proposait une première playlist de vingt titres sur Spotify. Mélomane notoire, son directeur artistique Hedi Slimane a fait appel à six groupes de rock – FUR, Ditz, Le Villejuif Underground, The Goon Sax, The Wants, Oracle Sisters – pour la concevoir. On peut également écouter du Chanel sur Apple Music, où la maison a réuni des séries de titres sélectionnés par son illustrateur sonore Michel Gaubert ; et aussi du Gucci, du Maison Margiela ou encore du Chloé, sous forme de podcasts. « C’est ce contenu-là qui fait la différence aujourd’hui, et la concurrence entre les marques est de plus en plus forte : c’est à celle qui va créer le contenu le plus légitime, le plus attachant, le plus impactant », analyse Luca Marchetti, sémioticien et spécialiste du luxe.

Louis Vuitton Endless runner game

Les « nouveaux Ministères de la culture »

Pour cela, il faut sans cesse innover et surprendre pour mieux susciter le désir. Saint Laurent finance ainsi des projets vidéo sous forme de cartes blanches laissées à des artistes. L’an dernier, après l’écrivain Bret Easton Ellis, Gaspar Noé a ainsi présenté son film Lux Æterna au Festival de Cannes. Autre format qui a la côte : les documentaires, qui honorent et humanisent les créateurs. Isabel Marant, Olivier Rousteing ou encore Ralph Lauren ont eu droit au leur en 2019. « Dès qu’une brèche est ouverte, tout le monde s’infiltre dans le nouveau format », souligne David Herman.

Chaque mois, une marque expose par ailleurs une œuvre dans ses vitrines ou publie une nouvelle monographie. Paru fin 2019 aux éditions de La Martinière, l’ouvrage Prada Défilés offre une rétrospective des collections de prêt-à-porter de la marque de 1988 à aujourd’hui, en compilant toutes les images des shows de cette période. Au même moment, Dior publie chez Flammarion Moments de joie et Mugler Thierry Mugler : Couturissime, un ouvrage de 400 pages au format XXL qui retrace en photos et en textes l’histoire de ce créateur hors norme.

Astrid Wendlandt : « L’utilisation du terme “contenu” implique qu’il s’agit de remplir un vide… Qu’est-ce que les marques cherchent donc à combler ? »

La marque asiatique Icicle est allée plus loin encore : dans sa boutique ouverte en septembre 2019 sur l’avenue George V se trouve, au troisième étage, un espace culturel comprenant une librairie de plus de 500 livres dédiés aux cultures chinoises et occidentales. On y trouve bien sûr des ouvrages de référence sur la mode et le design, mais aussi de nombreuses réflexions sur la place de la nature dans nos vies – la marque « éco-conscious » place le respect de l’environnement au cœur de sa philosophie – signées du philosophe Philippe Simay, du peintre-poète Lao Shu, de l’architecte Wang Shu ou encore du calligraphe Ji Dahai. Un écrin intellectuel qui accueille par ailleurs régulièrement des expositions, des lectures et des conférences. Car vendre des vêtements ne suffit plus. « Les groupes de luxe ne sont plus seulement des acteurs économiques, ils sont devenus des référents culturels. Pour assurer leur survie, ils ont intérêt à avoir une mission d’intérêt général, des politiques qui préservent l’environnement et diffusent la culture. De toute façon, sans culture, pas de création, explique David Herman. Avant l’explosion de la mode à l’échelle internationale, la culture relevait du domaine public puis, avec la globalisation, il y a eu un glissement vers les acteurs privés, et notamment les groupes de luxe. Pour résumer, on pourrait dire que ces derniers sont aujourd’hui les nouveaux Ministères de la culture. »

Réenchanter le désir autour des collections

Quelle place accorder aux vêtements et accessoires dans ce contexte ? « Les marques doivent désormais partager leur vision du monde, montrer ce qu’elles ont dans la tête et dans le cœur pour qu’ensuite on adhère ou pas à leur offre commerciale. En bref, elles doivent se dévoiler. Et cela passe par ces contenus qui ne sont pas des produits, naviguant entre pub et création, qui sont finalement créés pour réenchanter le désir autour des collections et accessoires de mode, souligne Luca Marchetti. Comme l’indique ce dernier, la formule au cœur de la consommation d’un produit de luxe pourrait se résumer ainsi : « Si vous comprenez le monde global dans lequel on vit alors je vous achète ». La désirabilité ne passerait-elle donc plus par la nouveauté des vêtements ou l’apparition de nouveaux styles ? « Le luxe générait de la surconsommation quand chaque saison apportait de nouvelles tendances différentes de la saison précédente. On incitait alors les gens à acheter toujours plus. L’inconsistance du propos créatif d’une saison à l’autre était intrinsèque à la mode. Maintenant nous avons choisi des directeurs artistiques qui mettent en avant des visions longue durée. (…) Si, par exemple, vous avez acheté une pièce de la première collection d’Alessandro Michele pour Gucci, en 2015, vous pouvez toujours la porter », indique François-Henri Pinault à ce sujet (Vogue, novembre 2019). La mode se tournerait-elle désormais vers la redite ? « L’utilisation du terme “contenu” implique qu’il s’agit de remplir un vide… Qu’est-ce que les marques cherchent donc à combler ? », s’interroge Astrid Wendlandt. « Les produits se ressemblent tous de plus en plus car les marques veulent vendre aux quatre coins du monde, et le design s’en retrouve limité. Dans ce contexte, ce sont les contenus qui font la différence ; ce sont eux qui font en sorte que le public adhère ou pas aux produits », souligne Luca Marchetti. De quoi (re)donner de la valeur aux classiques réédités, créés « à une époque où le produit avait une importance ». « Dans la mode d’aujourd’hui, tout est une question de narration. Le produit ne constitue qu’une retombée commerciale de ce besoin de storytelling », poursuit l’expert. Les vêtements sont devenus un élément parmi d’autres, au sein d’un champ culturel sans cesse élargi. « Quand l’imaginaire de marque est pleinement développé, je pense que les produits peuvent même devenir accessoires… On adhère de plus en plus à une griffe pour l’histoire qu’elle raconte : dans le futur, le produit va sûrement devenir quelque chose qu’on achètera seulement de temps en temps pour sentir la relation physique et tangible à l’univers de la marque », poursuit-il.

Exposition Training Humans, présentée à l’Observatoire de la Fondation Prada, à Milan.

Le désir via l’intellect

Mécénat culturel (Dior et Versailles, Chanel et le Grand Palais, Fendi et la fontaine de Trevi, etc.), fondations d’art (Louis Vuitton, Prada, Cartier, etc.), restaurations de films anciens (Christian Louboutin, Chanel, Saint Laurent) : les initiatives culturelles des marques sont de plus en plus larges. Tout est bon pour s’éloigner du vêtement… afin de mieux le vendre. « Dans l’ère du politiquement correct et des « bad buzz », les marques ont de plus en plus peur de prendre la parole. Alors elles préfèrent demander à une autre voix créative de partager avec elles le poids de la responsabilité, les risques liés à la prise de parole », souligne Astrid Wendlandt. En janvier, pendant la semaine de la Haute Couture, Prada programme ainsi à Paris la quatrième édition de « Prada Mode », son club itinérant sur le thème de la culture contemporaine. « Offrant à ses membres une expérience culturelle unique autour de la musique, de la gastronomie, de l’art, ce club vient compléter de grands événements culturels dans diverses villes du monde entier », précise la maison. La toute première édition s’était déroulée en marge d’Art Basel Miami Beach en décembre 2018, avant une deuxième lors d’Art Basel Hong Kong en mars 2019 et une troisième pendant le festival Frieze London en octobre 2019. À Paris, le restaurant Maxim’s a été métamorphosé par la chercheuse spécialisée en intelligence artificielle Kate Crawford, aux côtés de l’artiste et chercheur Trevor Paglen, à qui l’on doit l’exposition « Training Humans » présentée en début d’année à l’Observatoire de la Fondation Prada, à Milan. Les membres du club ont été invités à participer à des tables rondes abordant l’histoire de la reconnaissance faciale ainsi que la réaction des artistes et créateurs face à ces nouvelles menaces ; ou encore à assister à des soirées ponctuées de « performances ». « Les marques vont de plus en plus élaborer des contenus indépendamment de leurs produits », souligne David Herman. Un moyen de s’éloigner d’une logique marchande tournée uniquement vers la promotion directe, en passant par l’art, la culture, l’intellect. Une forme de marketing upgradé, plus subtil en somme. « On faisait de la pub pour avoir un retour sur investissement le plus immédiat possible ; on était sur une vision court-termiste. Avec ces contenus culturels, les marques cherchent à créer une communauté qui va les suivre dans le temps et se fidéliser par rapport au récit raconté. Un format réussi et bien pensé trouve de lui-même son audience de manière organique », précise David Herman. Mais cette course aux contents risque de créer une surenchère de propositions pouvant mener à l’overdose. « Une fracture se dessine entre ceux qui ont les moyens de produire des contenus riches, inspirants et créatifs en continu et ceux qui ne les ont pas. C’est de plus en plus difficile pour une jeune marque d’émerger dans ce contexte », concède David Herman. Et la discrétion comme statement est de plus en plus difficile à tenir.

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