Marc Beaugé : « Être élégant c’est être à sa place »

Article publié le 25 décembre 2015

Photographies : Antoine Harinte
Texte : Jérôme Becquet

Il ne boit pas d’alcool et peut parler des heures de ses ourlets avec les commerçants de son quartier. Lui, c’est Marc Beaugé. Le soir, il préfère son canapé aux mondanités. C’est un fait, on le voit peu… et on l’entend encore moins. Pourtant, de son poste de rédacteur en chef du magazine Society à sa chronique dans le Supplément sur Canal+, ce workaholic assumé a une influence considérable dans le petit monde médiatique. Entre coulisses de Society, départ de Maïtena au Grand Journal et guide des meilleurs pressings de Paris, Marc Beaugé s’est gentiment confié à Antidote autour d’un Coca light.

On connaît l’inspecteur Beaugé, qui rhabille personnalités et politiques pour Canal+ et M le Monde. Comment expliques-tu le grand écart, avec Society ?
Tu sais, je me suis formé avec Franck – Annese, le patron de So Press – à So Foot. C’est de là que je viens. Le goût de la longue interview, du vrai reportage, c’est vers ça que j’ai envie d’aller. Le vêtement vient se greffer dessus. Attention, aucun mépris, ça m’amuse de le faire car ça m’amuse de bien faire les choses, de pousser un raisonnement, une expertise. L’élément déclencheur, c’était un papier dans Technikart sur l’usage de la cravate dans le rock n’roll. J’étais entré assez loin dans le détail du vêtement, de la largeur des cravates, des cols… Moi-même à l’époque, j’étais en pleine période Mods, avec une coupe de moine, les pantalons feu de plancher… Je n’avais pas la Vespa car j’avais peur de me promener en scooter, mais j’allais en Angleterre, je trainais avec la scène, j’achetais des bouquins. J’ai même été manager d’un groupe de rock parisien, qui s’appelait Scope. Bref, c’est à ce moment-là que j’ai développé un goût pour le vêtement. J’ai fait ce papier, et puis j’ai appris que GQ se lançait. J’ai contacté le rédac chef adjoint, et c’est comme ça, de fil en aiguille qu’il m’a demandé d’écrire la Style Academy, et de répandre un savoir que je me suis d’ailleurs constitué en le faisant. Mais je ne suis pas Mlle Agnès. J’adore ce qu’elle fait, mais mon truc, c’est interviewer des politiques, faire des enquêtes… Aux Inrocks, j’ai fait des papiers société pendant un an ou deux, je me suis éclaté, notamment avec une enquête sur « Pourquoi Johnny est pauvre ». J’avais eu son comptable, ses factures… moi ça me faisait marrer, j’adorais ça.

Et maintenant ?
Maintenant, je consacre 70% de mon temps à Society, qui représente pour moi le journalisme avec un grand J. A ça viennent s’ajouter les chroniques pour M Le Monde et Le Supplément. Et puis il y a la marque de casquettes et de chapeaux Larose, que nous avons créée avec mon associé Isaac Larose. Bon, c’est surtout lui qui fait tourner la boîte au quotidien, nous représente dans les salons… Moi je gère plutôt le créatif, mais c’est assez basique.

Et ça marche ?
Oui, pas mal. On vend près de 5 000 pièces par saison, réparties sur 60 points de vente, chez colette, au Bon Marché, et surtout au Japon et aux États-Unis.

Il n’y a pas un autre magazine dont tu t’occupes ?
Si, Holidays, qui dans les années 1950, était un magazine américain de voyage assez réputé, assez beau, très exigeant. Au sommet de sa gloire, il avoisinait les 2 millions d’exemplaires mensuels vendus. Ce que j’aimais, c’est qu’il envoyait des romanciers/écrivains et des photographes sur le terrain. On sollicitait des articles auprès de Colette, de Nabokov, accompagnés de photos de Robert Cappa… tous les mois ! Le mag est mort dans les années 1970. Puis Franck Durand, le mari d’Emmanuelle Alt – rédactrice en chef de Vogue France – en a racheté les droits, et m’a proposé de le relancer. Le contenu est articulé autour d’un thème. Là, on vient de finir l’aristocratie française, le prochain sera sur l’Argentine.

Tu arrives à avoir une vie au milieu de tout ça, franchement ?
C’est un peu rock’n’roll, surtout que j’ai deux enfants, qui sont plus importants que tout le reste. Mais niveau pro, ce qui est assez dur c’est de se remettre en cause chaque semaine. Si t’as fait un super texte/chronique/ numéro il y a 3 mois, les gens vont t’oublier, ce qui compte c’est celui d’après. Tu es toutes les semaines en période d’examen.

L’examen a du être rude lors du numéro de Society post attentats. Comment vous êtes-vous organisés ?
Très compliqué. Nous avons beaucoup échangé pendant le week-end, juste après les attentats. Mais rien de constructif ne pouvait émerger à ce moment là. Trop d’émotions. Trop de tristesse. Nous nous sommes retrouvés le lundi matin au bureau pour une grande réunion. Il y avait beaucoup de monde. Les gens voulaient parler, avaient des idées, des envies. L’ambiance était très chargée. Il y a eu des larmes. Quel journal faire ? Arriver quinze jours après un tel événement avec un magazine, c’est très compliqué. Tout a été écrit. On avançait à vue. Mais des pistes, encore brouillonnes sont apparues. D’habitude nous avons une grande partie du journal en boîte le vendredi. Là, arrivé au vendredi, nous n’avions presque rien. Tout s’est débloqué dans les trois derniers jours avant le bouclage du mardi. Les gens que l’on cherchait à joindre, concernés par les attentats d’une façon ou d’une autre, recommençaient à vivre, à parler. Si nous avions bouclé deux jours plus tôt, cela aurait été beaucoup plus compliqué. Là, le délai nous a aidé. Nous avons reçu les articles tard. Mais tous étaient convaincants. Notre ligne conductrice c’était d’être digne. De ne pas reparler des événements en eux-même. De ne pas ressasser encore les scènes. De ne pas montrer de photos choc. Notre pudeur a été un atout dans un moment où, je pense, les lecteurs n’avaient plus envie de sang… Il fallait être digne. Je crois que c’est cela qui a plu aux lecteurs de ce numéro.

Qui a eu l’idée de la couverture ?
Notre DA, Laurent Burte. Nous avions tenté plein de choses. Nous avions tous griffonné des idées graphiques. Mais rien n’était convaincant. L’idée la moins nulle c’était une couverture noire avec le sommaire dessus dans une simple typo blanche. Le vendredi soir, on en était là. Et puis Laurent nous a pondu cette couv’ dans son coin, et nous l’a envoyée le dimanche matin, deux jours avant le bouclage. Pour la petite histoire, l’échange de SMS, hormis bien sûr la dernière phrase (« et maintenant il se passe quoi? ») est l’échange authentique qu’il a eu avec Franck, le 13 novembre au soir. Ça a tout de suite été une évidence. Cette couverture avait plusieurs avantages. D’abord, graphiquement, elle était efficace et élégante. Sur le fond, elle nous permettait de dire à la fois notre sidération, notre peur et nos interrogations sur l’avenir, le tout sans aucune violence. Elle avait aussi l’immense qualité d’être générationnelle. Tous les gens de notre génération ont parlé avec ces mots là le vendredi 13 au soir par SMS. Avec quelques mots anodins, on a retranscrit un sentiment profond, je crois.

Sur les réseaux sociaux, beaucoup préféraient commenter l’erreur de couleur des I-messages que le vide dans lequel elle nous plongeait. Un mot sur ça?
Franchement… On s’en fout. On sait très bien que les I-messages sont bleus sur Iphone. Simplement c’était plus beau en vert.

Sinon, en temps normal, Society, marche bien, tu es satisfait ?
On vend 50 000 exemplaires du mag tous les 15 jours (kiosques et abonnement). L’Objectif était de 60 000. Le truc intéressant, c’est le côté fidélité, peu de gens sont déçus. On ne fait surement pas assez de coups, mais on part d’un constat tout simple: avoir des articles de qualité nous rapportera des lecteurs. C’est tout con, mais beaucoup de magazines l’ont un peu perdu de vue. Certes, il est important de maîtriser certains paramètres, comme la couverture, où la distribution, mais on pense qu’avoir un intervenant supplémentaire dans un papier, partir en reportage au lieu de rédiger un article depuis la rédaction… ça fera la différence et plaira au lecteur. Il faut être modeste devant lui. Toutefois, on peut paraître un peu froids. Il n’y a pas beaucoup de style ni de parti pris dans Society. Les gens aiment bien les opinions, les éditos… Nous, on n’a même plus d’éditos ! On l’a fait au début, mais on a détesté ça, c’était une souffrance. Nous, notre opinion, c’est que les gens ont des opinions, il est là notre engagement, on leur demande d’expliquer, on essaie de comprendre pourquoi ils pensent ça… On n’est pas dans le jugement.

Comment ça se passe justement au boulot?
On bosse à trois avec Franck Annese et Stéphane Régy, co-rédac chef. Le système est bien huilé, tout est fait collégialement. Nous validons les idées à trois, puis une fois l’article rendu, il est relu par un, puis par un autre, et il part en maquette. On fait presque les trois 8. Par exemple, là, Stéphane a bossé sur un article de minuit à 3h du mat, moi de 3h à 7h, et Franck l’a pris en se levant. Suis du matin moi, donc ça ne me dérange pas. Mais jamais on ne s’engueule, jamais on ne se tire dans les pattes.

Pas de rivalité ?
Aucune. Ça peut paraître cul-cul, mais il n’y a pas de notion politique ici, la hiérarchie est claire, le patron c’est Franck, et nous sommes rarement en désaccord.

Comme à Canal ? Comment as-tu vécu le départ de Maïtena Biraben– partie au Grand Journal et remplacée par Ali Badou à la tête du Supplément ?
Il y avait une vraie dynamique de famille, une proximité. Maïtena est génératrice de liens avec les gens. Elle m’a envoyé un texto super sympa quand elle a annoncé qu’elle partait, qui disait : « Je ne serai pas avec toi l’année prochaine car j’ai accepté l’access de Canal. Le Supplément est une beauté, en particulier grâce à toi ». Bon t’es pas obligé de le mettre… Ali est arrivé à un moment compliqué, car on ne savait pas si notre boîte de production – Bangumi, fondée par Laurent Bon et Yann Barthès – allait reprendre Le Grand Journal. Il travaille beaucoup, a de la ressource. Je le trouve bon. Il aime bien interviewer, ça se sent. Il fédère bien le groupe. Mais moi j’y suis assez peu, donc je ne pourrai pas trop bitcher ni donner des petites histoires, mais je crois surtout qu’il n’y en a pas.

Cette année, ta chronique a un peu changé…
Oui, avec Laurent – Bon –, on s’est dit qu’on avait fait le tour des vêtements, qu’il fallait faire autre chose. Je traite plutôt des phénomènes dont sont victimes les politiques, comme la transpiration avec Valls, etc. On a gardé le côté enquête futile qui donne au final des infos sur le sujet. Je suis bien entouré pour ça. Avoir un regard extérieur est nécessaire, car c’est difficile comme exercice.

L’année dernière, tes portraits/enquêtes par le biais des vêtement de politiques faisaient toujours mouche. Comment t’y prenais-tu ?
Le protocole de l’enquête est hyper rigoureux. On avait jusqu’à 6-7 sources pour un invité. L’attaché de presse te donnait un nom, qui t’en donnait un autre… de manière à créer une chaîne : beaucoup de coiffeurs de, des vendeurs dans les magasins, des frères, des maris… En général, ça marche, sauf pour… Christiane Taubira et Ségolène Royal. Leur entourage avait peur de fauter en lâchant des dossiers, même dépourvus d’enjeux ! Pour Valls aussi, je n’avais rien trouvé. Pourtant je m’étais vraiment démené.
Sinon, c’était génial. Le magasin de chaussettes de Fillon, le tailleur de Hollande – que j’avais convaincu de me refiler une fiche de mesures–, il faut être très précis ! C’est là que ton propos fonctionne, si l’info est bonne. Sur Le Supplément, c’était ça l’idée, être un Mediapart de la mode, en toute modestie, et en restant très léger.

Avec toutes ces casquettes, est-ce que Marc Beaugé a un plan de carrière ?
Pas du tout ! A chaque fois qu’on me propose un truc, ce sont des moments de souffrance. Je me ronge les ongles. Quand Franck m’a demandé de revenir alors que j’étais aux Inrocks, je suis tombé malade. J’ai somatisé ! De fait, il y a pas mal de trucs qui s’accumulent, et peuvent me faire passer pour un vorace. Alors que je ne cultive aucun réseau ! Je suis plutôt chiant tu sais. Pour moi, un bon samedi, c’est aller à la retouche le matin, récupérer des fringues au pressing le soir, et entre temps aller manger un truc au resto – au 52, Guilo-Guilo ou Lou Bascou –, un match de Manchester l’après-midi, on gagne, du Coca et une bonne connexion Internet pour le soir. J’ai un côté complètement ascète.

Tu ne serais pas né vieux surtout ?
Si, je suis né à 34 ans. Bah… je ne sais pas. C’est vrai que je crains le jeunisme de façon excessive, je m’habille vieux, j’aime la maturité, le velours côtelé, un beau lainage comme le Shetland… ça fait bien rire mes potes. Quand je te parle de retouche, je ne blague pas. Je deviens vite copain avec les retoucheurs, quelque soit le quartier. Et le pressing… je vais encore me faire chambrer, mais je n’hésite pas à aller jusque dans le 8è pour en trouver un en particulier !

Tu y as laissé combien la dernière fois ?
Une veste en cuir, 150 euros.

Dernière question, tu préférerais être appelé en renfort sur l’émission de Cristina Cordula ou porter un jogging ?
(Rires) Choix cornélien. Je crois que… Il se trouve que Cristina Cordula est assez jolie. Quand elle relooke les femmes, je ne peux rien dire, je ne sais pas le faire. La mode femme est plus une mode d’inspiration. Par contre les hommes, je ne ferais pas pareil. Sans doute est-elle plus moderne que moi. On me dit souvent que je m’habille comme un ringard.

Ta définition de l’élégance ?
Être toujours à sa place, n’avoir jamais l’air en décalage ni surpris, comme Tom Wolfe ou Jeremy Hackett. Le flegme est une élégance, la retenue aussi. Par exemple, je suis incapable de danser, c’est une violence pour moi. Cette espèce de liberté que tu offres à ton corps… j’ai du mal.

Les adresses de Marc Beaugé
Son pressing : Germaine Lesèche. De vieilles dames en blouse, sur deux étages: on peut y faire laver ses cuirs en toute sérénité, et même y faire teindre des chaussures en cuir. 11bis, rue de Surene, dans le 8e.
Son cordonnier : Atelier Cattelan. Une maison excentrée, mais centrale dès lors que l’on prend un peu soin de sa marche. 128, rue de Grenelle, dans le 15e.
Son coiffeur : Chez Bruno. Un coiffeur de quartier pour hommes, car on ne coupe nos cheveux comme on coupe ceux des femmes. Travail précis aux ciseaux. 54, rue d’Hauteville, dans le 10e.
Son retoucheur : Vassiliki. Un couple de Grecs devenus des amis et chez qui je passe mes samedis. Chez les retoucheurs, c’est l’expérience qui fait la différence. Et eux n’en manquent pas ! 30 rue des Petites Écuries, dans le 10e.

Les névroses de Marc Beaugé :
Tous ses pantalons font 18,5 cm de largeur.
Ses revers sont de 4 cm.
Pas de noir dans sa garde-robe.
Des chaussures basses exclusivement.

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