L’interview d’Alexandre de Betak : « La mode ne vend pas du rêve »

Article publié le 24 octobre 2017

Photo : Décor du défilé Christian Dior printemps-été 2016 par Bureau Betak.
Texte : Jean du Sartel-Heintz

Il y a exactement 1000 défilés, l’illustre scénographe débutait dans la mode avec la volonté de mettre en volumes et en émotions l’ADN des plus grands couturiers de son époque. Retour sur une vie dédiée à la matérialisation du fantasme stylistique.

Qui se cache derrière Alexandre de Betak, un nom à la sonorité romanesque et à la réputation qui va de pair ? À l’aube de ses 50 ans, le scénographe, producteur et set designer est une référence mondiale en matière de défilés pour ses décors d’exception, mais aussi ses présentations, ses expositions muséales et ses fêtes légendaires. Une vision onirique qu’il ne cesse de réinventer sous de nouvelles formes. La montagne de fleurs pour Dior dans la Cour Carrée du Louvre, sur la place Rouge de Moscou ou autour du Palais Bulles en 2015, c’est lui. Le décor intergalactique de John Galliano pour l’hiver 2009, la poésie lunaire et futuriste d’Hussein Chalayan, le premier show Victoria’s Secret et tous ceux qui suivront aussi. Sans oublier le bal génial d’un Paris nineties imaginé avec Isabel Marant, le décor béton-néons de l’expo Felipe Oliveira Baptista à Lisbonne, la keynote Nike, la cité interdite de Pékin pour le joaillier Tiffany… ses pérégrinations sont sans bornes.

À l’occasion de son 1000e défilé, le chef d’orchestre des plus grands fashion shows publie un livre rétrospectif d’archives de défilés de mode imaginés et conçus ces 25 dernières années entre New York, Milan, Londres, Paris et le reste du monde, chez Phaidon, Betak : Fashion Show Revolution. Le fondateur du Bureau Betak livre ses débuts à New York et développe sa vision d’une mode changeante, cette machine à créer du rêve, sa nécessité culturelle et politique, sa vitalité économique sans précédent, les défis présents et futurs qu’imposent la révolution Instagram et la jeune génération pour une industrie en pleine mutation.

Alexandre de Betak signait son livre Betak : Fashion Show Revolution (Phaidon) le 27 septembre 2017 chez Colette.

Alexandre de Betak signait son livre Betak : Fashion Show Revolution (Phaidon) le 27 septembre 2017 chez Colette.

Antidote. Pouvez-vous nous raconter vos premiers pas professionnels ?
Alexandre de Betak. J’ai commencé très tôt comme photographe pour les guides de voyages Berlitz. J’ai fait quelques reportages à l’étranger dont Chicago et l’Alaska, c’était amusant. J’ai continué à travailler pour des titres de presse classés « branchés » : Actuel en France et La Luna de Madrid en Espagne, pour lesquels je faisais des photos de soirées, c’était un bon alibi pour sortir. J’ai finalement rencontré la créatrice Sybilla à Madrid et les contours de mon futur métier ont commencé à se dessiner : j’ai commencé par travailler sur l’image de sa marque alors que je passais mon baccalauréat. Je me suis ensuite consacré à la direction artistique évènementielle pour le lancement du label et j’en suis arrivé aux installations 4D. Très vite, j’ai monté mon bureau à Paris. C’était il y a 25 ans ! À l’époque, la scène artistique et créative se déplaçait en masse vers New York et c’est ce que j’ai fini par faire également.

L’industrie du luxe américaine était-elle très différente de l’industrie du luxe française ?
Oui, complètement. New York vivait une période charnière. Quand j’y ai débarqué, les filles faisaient encore deux-cents tours de podium avec des grands volants alors qu’on était en 1992. C’était Dallas et Dynastie, en énorme décalage avec Paris, où le minimalisme japonais débarquait avec Yohji ( Yamamoto ) et Comme des garçons. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à m’occuper du show Helmut Lang à New York, Prada à Milan, des labels qui proposaient un vrai décalage avec ce qui se faisait à l’époque dans chacune de ces villes. J’ai commencé à trouver le temps long à Paris, j’avais besoin de défis et de rapidité, alors je suis parti m’installer à New York, où j’ai finalement vécu 15 ans.

La mode vous intéressait-elle profondément ?
La mode est en quelque sorte un accident. Ça n’a jamais été une fin en soi, mais plutôt un prétexte, une raison. Elle m’offrait un type de créativité plus large, qui m’intéressait davantage que la photo à cause de son vaste choix d’outils et de terrains de jeux possibles. À cause de sa périodicité, sa quantité et sa rapidité, ce secteur est l’un des plus créatifs, qui s’ouvre à toutes formes d’idées pour exister. Mon travail consiste plus à servir la mode en m’inspirant de tout, sauf d’elle-même. Je me sers de la création d’images, de chorégraphies, d’humains, de musiques, de lumières, d’effets spéciaux, de fabrications, de design. Le but est de susciter l’émotion la plus grande en un minimum de temps possible, de manière unique. Aujourd’hui, le défilé est souvent remis en question – et à juste titre. Il devrait l’être plus souvent. Son intérêt original a complètement disparu : tout a changé en trois décennies. À l’origine, c’était un rendez-vous pour les clientes ouvert à une poignée de journalistes importants. Puis il y a eu l’escalade de la médiatisation, d’abord par la presse écrite puis par la télé. On a fait ensuite les premiers live à la télévision. Puis est arrivé Internet… En mai 2000, on a monté pour Victoria’s Secret le premier défilé retransmis en direct de l’histoire. Aujourd’hui, c’est totalement intégré au processus.

De gauche à droite : décor du défilé Zegna printemps-été 2018 à l’Université Degli Studi à Milan par Bureau Betak, décor du défilé Jacquemus automne-hiver 2017 à Paris par Bureau Betak.

Décor du défilé Zegna printemps-été 2018 à l’Université Degli Studi à Milan par Bureau Betak.

Décor du défilé Jacquemus automne-hiver 2017 à Paris par Bureau Betak.

Existe-t-il une recette miracle pour réussir un show ?
Un défilé doit être mémorable pour de bonnes raisons : il crée une émotion qui aide à s’en souvenir. Il faut toucher les gens de l’intérieur. Ce ressenti doit être basé sur la création d’un environnement dont chaque élément est inspiré de la collection et de l’histoire de la maison. Un défilé réussi est un défi créatif et artistique, mais avec une finalité avant tout utilitaire pour la marque. Le défilé doit servir l’ADN du client et le brief momentané des vêtements présentés. C’est de l’instantané, du travail de très longue haleine. Nous sommes là pour créer des moments et des environnements qui s’inscrivent dans l’histoire de la griffe. La mode ne vend pas du rêve, mais des sacs, des chaussures, des parfums et des rouges à lèvres. L’intérêt des gens s’est déplacé d’Hollywood et de l’entertainment vers la mode et ça a été phénoménal. Plus qu’un terrain de possibilité de création artistique, c’est une nécessité parce que ce secteur, sa communication et la richesse qu’elle génère sont tels qu’ils prennent toute la place dans la rue, dans la vie, dans les villes. C’est mon devoir artistique et culturel d’utiliser ce pouvoir d’audience, sa taille et ses moyens pour faire des choses qui servent à fantasmer, à évoluer et pas seulement à encourager l’achat. La mode a aussi une responsabilité culturelle. Cela fait des années que je préconise et pousse pour que nous fassions des choses respectueuses de chaque culture et différentes d’un pays à l’autre, pour arrêter cette horrible mondialisation que la mode avait lancée il y a 25 ans, en faisant les mêmes boutiques et campagnes dans le monde entier. Il faut célébrer davantage les différences locales, ne pas appliquer un modèle unique, rentrer dans les « nouveaux marchés » avec de la considération pour chaque environnement. On préconise cette attitude-là par les voyages et les évènements que nous organisons avec les maisons de mode qui en ont les moyens, mais aussi par le biais de la muséographie, en créant des expositions à travers l’Asie par exemple. Il faut aussi encourager cette hétérogénéité dans les magasins. Les marques commencent à comprendre que la globalisation parfaite de l’expansion des marques de luxe ne marche plus. Les gens ne veulent pas voir la même chose partout. Ça fait partie des points que je veux défendre.

Quels sont vos grands souvenirs de collaboration avec une maison ?
 Il y a eu beaucoup d’histoires très longues dans mes collaborations, et c’est comme dans la vie, c’est sur la durée que ça devient très intéressant. On a fait les quinze ans de John Galliano chez Dior, ça a été une aventure extraordinaire, une histoire de synergie bizarre : on est aux antipodes, lui et moi, mais on se respecte beaucoup. C’est quelqu’un de très narratif, d’historique et de baroque tandis que moi, je suis plutôt technique et minimal.Il m’a appelé au départ pour que j’amène un peu de contraste dans sa façon de présenter les choses. On s’est entendu grâce à cette complémentarité sur les deux marques ( Christian Dior et John Galliano ). Même histoire avec Hussein Chalayan, plus de quinze ans de collaborations ! On s’est connu en 1996 et je lui ai proposé que nous inventions un système : notre travail commun était très écrit, développé, pensé. Il m’a laissé une liberté immense. Hussein étant extrêmement concentré sur ses vêtements et ses collections, il me laissait une vraie carte blanche sur le défilé [ qui avait lieu à Londres au départ, ndlr ], sur la chorégraphie, l’environnement, la musique, sur tout. Créativement parlant, c’était une très belle histoire.

Au long de la Fashion Week de Paris printemps-été 2018, les défilés produits par Bureau Betak étaient diffusés en live dans les vitrines de colette rue Saint-Honoré.

Savez-vous anticiper le souhait d’un directeur artistique pour son défilé  ?
Je pense que, idéalement, tout créatif devrait être imprévisible. L’avantage des longues relations approfondies, c’est de se connaître chaque fois mieux, de se comprendre à demi-mot et de s’entendre chaque fois plus facilement. Au-delà des maisons, des designers, des briefs, le monde évolue et c’est aussi mon rôle de les aider à évoluer, c’est un tout. Ce qui est intéressant, c’est la longévité. Après 1 000 shows, on commence à connaître le médium ! Il y a évidemment des cas particuliers, comme Dior avec Galliano, Raf Simons, Maria Grazia… Les histoires sont radicalement différentes mais ça reste la même maison. On sert les deux nécessités : la maison et son créateur. Et dans les périodes d’intérim, nous sommes aussi là pour traduire créativement et intelligemment ces changements. Le départ de John Galliano est un grand moment dans ma vie dont je me souviens très bien. J’étais à Los Angeles pour les Oscars. C’est arrivé pendant la nuit. J’ai pris le premier avion ( avec toutes les équipes Dior présentes aussi pour la cérémonie ), on est rentré et on a réfléchi à la façon de scénariser quelque chose de la façon la plus humaine et acceptable, le plus intelligemment possible. On en a beaucoup débattu.

Vous évoquiez l’arrivée d’Internet dans votre profession. Quels nouveaux défis sont apparus avec l’ère digitale, et notamment les nouveaux réseaux ?
 Le défilé de mode était résumé à 90 % avec la photo type « Vogue Runway », c’est-à-dire la silhouette en pied réduite à sa plus simple expression. C’est un outil de travail que je comprends et que je respecte, mais qui n’a plus assez lieu d’être pour le grand public immédiat d’aujourd’hui. Ce dernier rêve du tout, pas uniquement des vêtements mais du spectacle, du milieu et de son inaccessibilité. Ça les intéresse davantage parfois même que la silhouette. On pense incessamment aux nouvelles technologies. Instagram est la première et la plus importante des révolutions, c’est le média dominant, celui qu’on regarde le plus. On suit même la presse dessus maintenant. Son arrivée a demandé une vraie évolution physique de nos shows. Il fallait que tout puisse fonctionner sur une image de trois pouces. D’abord en photo, depuis tous les points de vue. Le format des vidéos en 15 secondes ( qui a depuis été rallongé ) est devenu un vrai format, on dessinait, on pensait les séquences d’introduction, d’enchaînements, de chorégraphie, de moments de cette durée pour être sûr que ça tienne. Il fallait réfléchir aussi à une sorte de « pré-intro » pour faire comprendre aux gens que quelque chose allait se passer et qu’ils pouvaient s’apprêter à sortir leur smartphone pour photographier et filmer. Il y a aussi le tableau final destiné à Instagram [ surnommé le « Instagram Moment » par la presse britannique, ndlr ] qui consiste à garder les mannequins statiques à un certain moment du show ou à la fin. Ça se fait beaucoup pendant les défilés masculins. Moi, j’avais commencé avec Hussein il y a vingt ans : on travaillait la chorégraphie de manière à avoir des photos plus larges avec plus de vêtements et plus de décors, pour les médias. À la fois par choix et par ego, j’avais déjà envie qu’on voie tout. Chez Rodarte, ça fait dix ans qu’on termine sur des pauses et des grands tableaux qui permettent de faire la bonne photo. Au fil du temps, l’importance qu’accorderont les maisons à la presse évoluera. Cela ouvrira la porte à plus de liberté créative et pratique. Les défilés, qui sont concrètement des moyens de communiquer efficacement, pourront alors avoir lieu n’importe où, n’importe quand, n’importe comment et pour un public restreint en quantité, plus précis en qualité, en « instagrammabilité » et ce sera peut-être moins coûteux.

Vous êtes un acteur du fantasme que veut symboliser le monde de la mode, est-ce une forme de responsabilité ?
Alexandre de Betak. Je pense que la mode est rentrée malgré elle dans l’entertainment et la culture générale. Son influence est quasiment plus importante que celle de l’art plastique donc j’ose imaginer que j’ai la chance de pouvoir participer aux images produites par la mode. Je suis content de faire un métier de création de moments, de visuels, et d’identités. Le fondement est d’abord créatif, ensuite il est exécutif et il s’avère que je fais ça dans un domaine qui a pris une voix plus forte que jamais. L’exemple de Victoria’s Secret, avec qui j’ai longtemps collaboré, est assez intéressant. Grâce à une marque qui a autant de puissance pour vendre des petites culottes, on a, d’une certaine manière, tenté d’amener une approche culturellement ouverte, saine, européenne, voire française. J’ai grandi à Paris où il y avait des filles nues sur les abribus, et où il y a moins de viols et de violence qu’aux US. L’hypocrisie politique, morale et sociologique américaine contribue à la violence qu’il y a là-bas. Dans l’histoire européenne, il y a toujours eu la nudité dans l’art, et elle est tellement dans nos gênes que c’est un non-sujet. Quand j’ai commencé Victoria’s Secret, c’était un vrai débat. Le corps dévêtu n’existait pas et on m’accusait de promouvoir la débauche morale à la télé. Aux États-Unis, la différence entre l’élite culturelle et le reste de la population est abyssale. Il existe encore un phénomène du puritanisme exacerbé. On doit faire ce qu’on peut dans le cadre de nos pouvoirs pour aider à ouvrir les mentalités. La mode a ce devoir-là.

Décor du défilé Christian Dior Couture printemps-été 2015 par Bureau Betak

Ce milieu vous fait-il encore rêver ?
Absolument, j’en serais parti depuis longtemps, sinon ! Ce qui me fait rêver aussi, et ce qui est enviable dans la mode, c’est d’avoir une relation d’échange créatif constant avec des gens avec une véritable voix et vision créative : à savoir, entre autres, les designers de mode, mais aussi les partenaires créatifs que l’on amène : musique, maquillage, coiffure, stylisme, lumière. Il m’arrive également de faire appel à d’autres acteurs : des chorégraphes, artistes, musiciens, comédiens, et maintenant des experts de la technologie. C’est la partie la plus excitante et la moins connue de ce que l’on fait parce que, fondamentalement, personne n’a réellement compris ce qu’on faisait. On va d’ailleurs développer une résidence pour jeunes geeks parce que j’aimerais être nourri de ce genre d’interaction toute la journée. Ça, ça me fait rêver !

Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.

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