Pour aborder la question, plaçons-nous avant toute chose sur un terrain linguistique. Car une fois encore, entre la perfide Albion et nos concitoyens, la perception de l’idée est radicalement divergente.
En français, sémantiquement, le « digital » (« digitum » en latin) désigne le doigt, le toucher, la préhension. Et par extension, donc, la main de l’homme, celle qui fabrique. Cet outil suprême qui produit le savoir-faire et à qui le luxe, au sens large, doit toute sa pertinence. Diable, quoi de plus réel que la main d’un homme ?
À l’inverse, dans les pays anglophones, le digital désigne précisément l’inverse : la dématérialisation, le virtuel. Ce système de codification se résume par la transformation du réel en une suite de chiffre. Ainsi mathématiquement déconstruite, l’existence disparaît. Ce phénomène, appelé la numérisation, transforme le réel en impalpable. God, quoi de moins réel que cette nébuleuse, que l’on appelle le « cloud » ?
Qu’en est-il lorsque l’on applique ce paradoxe à l’horlogerie, celle que l’on désigne par le terme de « manufacture » ? En latin, « manufactura » se traduit ainsi : « fabriqué avec la main ». On est donc de plain-pied dans le réel. Pour autant, à ce jour, il n’est point de manufacture sans digital. Pire, plus elles sont traditionnelles, plus leurs horlogers interviennent, plus elles se servent du digital pour le faire savoir. Oscillantes comme les mouvements des balanciers qu’elles produisent, les manufactures naviguent entre ces deux états. Moderne et traditionnelle, veinée d’histoire et tournée vers l’avenir, l’horlogerie d’aujourd’hui semble ne plus savoir où donner des aiguilles. Remettons les pendules à l’heure.
Le digital : un mauvais maître, mais un excellent serviteur
La main : il ne s’agit pas de celle qui la porte mais de celle qui la fabrique. L’horlogerie, la vraie, celle que nous défendons index et cadrans, ne saurait exister sans celle de l’homme. Un chronographe El Primero chez Zenith regroupe près de 350 composants, entièrement assemblés. Et, lorsque certaines pièces font l’épaisseur d’un cheveu, la pince à épiler, en de mauvaises mains, se mue en pince-monseigneur. Précaution et minutie ne suffisent plus. Il faut d’autres qualités. L’horloger est un personnage étonnant, presque hybride. Mi-chirurgien pour sa dextérité, mi-bénédictin pour son abnégation.
Chez les plus grands comme Patek Philippe ou Audemars Piguet, chacun des composants est poli et anglé à la main. Inlassablement, à l’aide d’outils parfois ancestraux (des bâtonnets de buis), ces hommes et ces femmes vont passer et repasser cent fois au même endroit pour lui donner le poli ou le satiné maison. Cette marque d’excellence se remarque pour l’essentiel au dos des boîtes équipées de fonds saphirs. Chez Piaget, on y retrouve un guillochage en côte de Genève aux lignes circulaires absolument hypnotiques. Au cœur du mouvement, l’anglage main de toutes les pièces, notamment des coins rentrants comme chez Vacheron Constantin, force l’admiration. Actuellement aucune machine ne peut remplacer la main de l’homme à ce poste. Le diamètre des fraises est toujours trop important pour réaliser des arêtes aussi vives.
Même chez un autre type d’horlogers, ne fabriquant pas eux-mêmes leur mouvement, un soin tout particulier est apporté à la redécoration des pièces visibles. Souvent, les masses oscillantes sont radicalement modifiées pour apporter une touche maison à un mouvement qui n’est l’est pas forcément. Ajourées, démultipliées ou réduites, leur ballet permanent, qu’il soit circulaire ou linéaire, alimente les battements du cœur des calibres automatiques.
Que dire du travail des cadraniers dont les reflets infinis des guillochages prennent vie au bout des doigts des polisseurs ? Et l’émail, cette matière ancestrale, transparente à l’état brute et dont la couleur se révèle à la cuisson ? À près de 1 000 degrés, il faut veiller comme le lait sur le feu à la divine teinte blanche qui sort des entrailles de la matière. Car, trop tôt ou trop tard, l’émail n’a pas cette teinte laiteuse éternelle et devient fadasse, à jamais. Chez certains, comme A. Lange & Söhne, les mouvements, tourbillons compris, sont intégralement montés et démontés deux fois, pour être absolument certain de la parfaite exactitude de l’assemblage. Le tourbillon, cette pièce maîtresse qui vient combattre la force de la gravité qui influe les débuts et fins de cycles des mouvements mécaniques, fait monter les nombres de composants au bord du millier dans certains cas. Avec pour conséquence d’entamer la détermination des plus solides, submergés par le découragement, tant le développement de certaines complications extrêmes leur posait problème. La montre aviation du français Richard Mille présentée l’année passée a demandé trois années de développement supplémentaire. Il a fallu reprendre tous les calculs de zéro, repenser la construction pour finir par délivrer ce que l’on avait promis. Heureusement, tous ces précieux calculs sont très largement appuyés par la 3D et permettent d’avoir un rendu virtuel plein d’enseignement avant de lancer la production. En horlogerie traditionnelle, le digital est un mauvais maître, mais un excellent serviteur.
Smartwatch : relais de croissance ou acte de naissance ?
Si l’on en croit Jean-Claude Biver, qui a pris la tête de la branche horlogerie du groupe LVMH et qui se charge à ce titre du développement de Tag Heuer, les smartwatch seraient un relais de croissance. À ce titre, il a lancé une série d’investigations et de sourcing pour faire de Tag un futur opérateur des smartwatch de luxe. Abandonnant au passage son activité de téléphonie, qui s’est avérée largement déficitaire, la marque prouve qu’elle ne renonce pas si vite au numérique.
Que penser de ce virage ? Au crédit de l’homme, commençons par égrener un CV impressionnant jonché de réussites en tous genres et faisant foi d’une vision inégalée. Il débute sa carrière chez Audemars Piguet tout de suite après le lancement de Royal Oak dessinée par le regretté Gérald Genta. La montre, perçue comme un OHNI (objet horloger non identifié) vient de creuser, sans le savoir, le sillon le plus important de l’histoire de l’horlogerie moderne, celui de la montre de sport de luxe. Bien qu’étant en acier, elle est vendue parfois bien plus chère que nombre de montres en or. Le pari semble fou. Mais Biver croit en ce produit d’un nouveau genre et se lance dans la commercialisation de la montre. Inutile aujourd’hui de revenir sur le succès d’Audemars piguet, qui cumule plus de 700 millions d’euros de CA, essentiellement grâce à cette fameuse Royal Oak. Fort de ce succès, Biver rachète Blancpain au début des années 80, en pleine crise du Quartz, pour 25 000 francs suisses. Il revendra la marque à Nicolas Hayek, 1 000 fois plus cher, à peine dix ans plus tard, après en avoir fait une pépite. Puis il met sur orbite Omega, rachète et développe Hublot, etc. Donc, lorsque l’homme s’engage dans une voie, on est tenté de penser qu’il a raison. Seulement ici, les arguments battant en brèche la percée des montres digitales sont légion.
La fabrication
La réalité est cuisante. Des fabricants de composants, de montres complètes, il en existe des dizaines. Certains fabriquent pour des grands acteurs en marque blanche, d’autres à leur nom. En discutant avec eux, on découvre l’articulation du principe.
Tous proposent un tronc commun de fonctions : mails, téléphones, accès aux réseaux sociaux, sms, musiques… C’est à la carte. En fonction du prix que vous désirez mettre, vous pouvez accéder à davantage de fonctions. Suivent ensuite la qualité de la batterie et le stockage. Pour le bracelet, vous avez le choix. Soit vous fournissez les vôtres, soit vous piochez dans sa gamme, plastique pour l’essentiel. Là, c’est à Shenzhen qu’il faut se rendre. Le savoir-faire est là : y est fabriqué l’essentiel des fameux bracelets connectés dont raffolaient les sportifs l’année dernière, aujourd’hui en pleine perte de vitesse. Les fabricants ouvrent bien volontiers leurs portes et sont assez fiers de leur activité horlogère. Vu les berlines allemandes derniers cris alignés sur le parking de la direction, on veut bien les croire.
Le sourcing
Jean-Pierre Lutgen est le fondateur d’IceWatch. Sémillant cinquantenaire, le patron belge a accepté de nous ouvrir les portes de l’usine où il fait fabriquer ses montres en toute transparence. Fondée en 2007, la marque en écoule plus de 5 millions par an. Un raz-de-marée. En déambulant entre les machines-outils, j’ai demandé à cet intuitif pourquoi il ne se jetait pas dans la bataille de la Smartwatch. Ses réponses sont limpides. « Parce que tout le monde peut en fabriquer. Les composants sont très faciles à sourcer ici. Leur prix chute mois après mois. Si je me lance, entre le moment où je bâtis mes tarifs, et le moment où la montre arrivera sur le marché, les prix auront sans doute chuté de 30%. Idem, 6 mois plus tard et ainsi de suite. » L’homme sait de quoi il parle. Pendant longtemps, il a fait des coups, notamment dans l’objet promotionnel. « Dans les années 70-80, sourcer un fournisseur demandait un temps fou. Il fallait se déplacer, avoir un solide réseau sur place. Aujourd’hui, le Net vous apporte tout cela en quelques clics bien sentis. »
La fonction
Le téléphone portable est par définition un marché de renouvellement, fondé sur l’obsolescence du soft. L’iPhone 6 qui affole le monde en est la preuve. Or l’horlogerie ne se nourrit que de pérennité. Jean-Pierre Lutgen abonde en ce sens. « La fonction ne compte pas. L’heure est disponible partout. C’est la qualité qui prime, même dans les petits prix. Nos montres sont faites pour durer. Si la première Ice-Watch que vous avez achetée ne tient pas le coup, vous n’y reviendrez pas. » On peut dire la même chose des fameuses Swatch créées il y a plus de 30 ans. Aujourd’hui encore, leur succès ne se dément pas car elles sont solides et que la fonction reste universelle. Or quand bien même elles seraient parfaitement fabriquées, que vaudront les fonctions actuelles d’une montre connectée, en 2044 ? Autant qu’une montre calculatrice aujourd’hui ? Un gimmick vintage et décalé pour hipster du futur ?
Les ventes
À ce jour, les ventes de Smartwatch ne produisent pas les résultats escomptés. Elles finissent même par être proposées en complément d’un téléphone par les opérateurs. L’Apple Watch lancée début septembre n’est guère plus convaincante. Dans l’arc jurassien, les craintes annoncées s’estompent jour après jour. Mais, pour Biver, il reste une opportunité. « Il y a toute une population de geek qui va se pencher sur les montres alors qu’ils n’y avaient jamais songé avant. Je serai surpris qu’aucun d’entre eux ne finisse pas par s’intéresser à la véritable horlogerie. »
Le reste de l’activité digitale en horlogerie se concentre autour des sites Web des marques. Ils ont pour la plupart une seule et unique fonction : entretenir le désir. Alimentés en sublimes photos, et vidéos, mis à jour très régulièrement, relayés sur les réseaux sociaux, les sites constituent la plus belle des vitrines. Tous les horlogers en sont très fiers. Mais lorsque vous leur parlez de e-commerce, nombreux sont ceux qui froncent les sourcils. Il faut dire qu’à ce jour, c’est un flop. Ça fait plus de 10 ans que les pionniers se sont lancés dans la vente en ligne, sans succès. Au-delà de la crainte de passer par Internet pour un tel montant, l’acheteur se prive d’un des grands plaisirs du luxe : l’expérience boutique. Par ailleurs, le jour où sa montre tombe en panne, il va la retourner au premier détaillant croisé. Or celui-ci n’ayant pas fait la vente, n’est pas très enclin à gérer les retours. Cela pose donc un double problème, à la fois en B to C entre marque et client final, mais aussi en B to B, entre les détaillants et les manufactures.
À ce jour, il est impossible pour l’horlogerie traditionnelle de se passer du digital. Pour la fabrication comme pour sa communication, le digital est le meilleur des alliés. En revanche, pour ce qui est des Smartwacth ou du commerce électronique, on est tenté de penser qu’il est soit trop tôt, soit déjà trop tard.
Légendes
Ming Xi @ The Society Management et Elite Paris.
Montre Longines. Boucles d’oreilles Vernhier.
Coiffure: Jennifer Yepez. Maquillage: Ayami Nishimura.
Photographie: Daniel Sannwald.
Réalisation: Yann Weber.
Postproduction: Studio Private.