À 53 ans, l’hilarante Sophie Fontanel n’a jamais été plus cool et sollicitée qu’aujourd’hui. Celle qui fait les beaux jours d’Instagram grâce à sa plume singulière et son sens de l’humour a rédigé pour Antidote une lettre ouverte destinée à tous les jeunes amoureux de la mode.
Cher jeune amoureux de la mode,
La personne qui t’écrit n’a tellement pas ton âge que, si tu la voyais, tu lui dirais « vous » avec cérémonie. Cette personne côtoie le milieu de la mode depuis presque trente ans. Peut-être n’étais-tu pas né(e) quand cette personne a assisté à son premier défilé. Elle était en standing, comme tout le monde.
As-tu remarqué qu’on voit mieux, debout ? Il y a au moins une grâce à l’humiliation d’être au piquet.
Cette personne a aujourd’hui vu tant de défilés, touché tant de vêtements sur des portants, vu tant de gloires factices et réelles, vu tant de talents méconnus, que, petit à petit, elle a amassé une connaissance.
Cette personne connaît la musique.
Cette personne a fini par être un peu rouée mais, tu vas voir, pas tant que ça.
Par exemple, cette personne n’est pas blasée. On espère que tu ne le deviendras pas non plus. Sinon, tu ne trouveras jamais ton bonheur complet dans ce milieu. Il n’y a pas de trésor sans adoration. Il n’y a de précieux que ce que nous adorons, nous. Adore toujours la mode, ce pourrait être le premier conseil, en admettant que tu en aies quelque chose à foutre, des conseils.
Je crois que oui, quand même.
Tu verras qu’il est facile de se durcir dans la mode, on le fait d’une manière bien particulière : en devenant tranchant.
Tu verras que, chez nous, il est facile et presque permis d’être mal éduqué.
Sois bien éduqué, toi. Dis « merci ». Dis « merci » moins à Karl Lagerfeld, à qui en réalité tu ne dois pas tant que ça, qu’aux gens encore plus jeunes et inexpérimentés que toi se trouvant sur ton chemin.
Je te dis ça un peu par calcul (celui qui n’est rien peut devenir tout, chez nous), mais aussi et principalement par amour. Le style sans amour, c’est juste un hobby de nazi. Ne l’oublie jamais.
« Le style sans amour, c’est juste un hobby de nazi »
D’autres avant toi ont été des teignes irascibles, d’autres ont été des fous furieux, sous le masque de la timidité maladive, d’autres ont été des rois dignes d’un roman de Beckett, c’est-à-dire voués à l’absurde de leurs pouvoirs.
Toi, tu dois inventer autre chose.
Si tu penses qu’on n’invente jamais rien, sors de la mode. Pendant qu’il est encore temps.
La mode a ses dieux. Sache les honorer, mais moque-toi un peu d’eux. Va regarder sur YouTube les interviews de Coco Chanel. Tu verras qu’elle est à la fois un vrai génie, sans doute le plus grand pour ce qui concerne l’art des vêtements, mais c’est aussi une femme qui se trompe, parfois. Qui, à l’aube des années 70, soudain, ne comprend plus l’époque, les pantalons, les seins en liberté. Chanel a été la femme qui avait en horreur les corsets mais qui fit fabriquer par Cadolle les premiers « minimiseurs », pour aplatir la poitrine.
Ah, au fait, n’oublie jamais que la mode, c’est la contradiction.
N’oublie jamais que le génie, c’est la collision.
Tu es assez jeune pour croiser des gens qui ne jurent que par Yves Saint Laurent. Écoute-les jusqu’au bout de la nuit (ils vivent encore dans ces sphères), mais ne te laisse jamais impressionner.
Du passé, ne fais pas table rase, mais fais mieux : laisse-le décanter encore un peu.
Cultive-toi. Pas académiquement, mais fais-le. Croise ce qui est à portée de main (la musique, les nouvelles images d’Instagram, Candy Crush…) et tend aussi un bras éperdu vers le lac infini de la culture : une information sur la plus vieille chaussure inventée par l’homme (12 000 ans avant Jésus Christ), une façon de maquiller les visages au temps du cinéma muet, la floraison des pommiers. Prends tout. Tout est à toi. Un rien (immense) t’habille.
Ces choses que tu vas grappiller, ces données que tu comprendras peut-être de travers (pas grave), c’est cela qui te rendra élégant, ce mot désuet. Car n’oublie jamais : c’est l’abstrait toujours qui se verra dans tes habits. Ceux que tu porteras, ceux que tu feras. Sinon, ce n’est pas de la mode, c’est que des frusques.
À part ça, tu apprendras que, plus un talent est novateur, plus les gens puissants de la mode mettent du temps à le reconnaître. Il en va ainsi de la mode comme de la littérature. Et les deux entités opposées ont donc ce point en commun : les notables adorent en premier ce qu’ils peuvent définir avec leurs mots de toujours. Dès que ça dépasse, dès que ça frise un peu sur le bord, les notables se demandent de qui on se fiche. D’eux, d’ailleurs.
« La mode a ses dieux. Sache les honorer, mais moque-toi un peu d’eux. »
Il te faudra néanmoins te mettre bien avec certains. Et réellement les découvrir, c’est-à-dire gratter le vernis social qui les fait exister, pour arriver jusqu’au nerf de la guerre, vers cet endroit qui, à l’adolescence, les a fait rêver de mode, comme toi. Peut-être qu’un soir, ils t’avoueront tout ce qu’ils ont fui. Les conventions et les limites de leur milieu social. Et tu comprendras que la « critique » n’est rien d’autre qu’un chœur de fuyards et que ces gens sont émouvants. Tu auras alors moins peur de leur frêle pouvoir.
Voilà, je crois que j’ai fait le tour de ce que je peux te transmettre. Pour le reste, c’est toi qui as tout à m’apporter. Pour m’aider à vieillir jeune, j’entends par là l’esprit alerte, curieux et ouvert. C’est à toi maintenant de me confirmer qu’au moins une éternité existe : celle des gens qui combattent la mort par l’invention vestimentaire.
Je t’aime plus que tu ne peux imaginer. Que tu sois chez Vetements à bondir de joie à la fin du show, au restaurant le Président. Ou que tu sois chez Balenciaga à te demander je ne sais quoi. Que tu sois le garçon qui dessine des ceintures et bracelets de cuir et prend un café avec moi au lendemain des attentats du 13 novembre, en terrasse, avec la terrasse déserte et juste nous deux à parler de mode. Que tu sois une jeune fille model détestant les talons parce que les talons, ça fait tomber par terre. Que tu sois vendeuse chez Colette avec tes cheveux teints en blancs qui se désagrègent sous tes doigts. Que tu sois vendeur chez H&M, au rayon hommes, vêtu de façon dingue, rasé d’un seul côté et obligé de me dire : « Ah non, madame, les cabines femmes, c’est en bas. » Que tu sois dans ta province perdue, à te promettre que tout t’arrivera, que tu monteras à Paris et que tu seras de ce monde. Je t’y attends, et je t’y accueille, comme j’ai accueilli tous les autres. Mes héritiers meilleurs que moi, j’en prends le pari.