Le rythme de l’industrie est tel que les créateurs ne restent rarement plus de trois ans dans leurs maisons. Les designers à l’instar de Nicolas Ghesquière, Riccardo Tisci ou Hedi Slimane n’ont pourtant rien à craindre. Leur seul nom est une marque surpuissante, qui fidélise une clientèle dont le mode de consommation évolue. Le retour du designer star, c’est maintenant.
L’industrie de la mode est sur le point de traverser un changement climatique total. Une poignée des maisons de luxe les plus importantes présentera bientôt la première collection d’un nouveau créateur débarqué à la tête de leur empire mode. Mais s’il y a bien une chose que nous ont prouvé les chaises musicales de l’an dernier, c’est que les créateurs de mode disposent d’un pouvoir incroyable. Ils ne font plus systématiquement allégeance à une maison et sont prêts à se jeter à l’eau. Et emportent avec eux leur influence créative peu importe où ils décident d’aller ensuite. Si affirmer qu’ils ne témoignent plus d’aucune sorte de loyauté à la marque qui les emploie semble encore prématuré, force est de constater qu’ils s’en émancipent.
Raf Simons, tout juste nommé directeur artistique de Calvin Klein, a beau faire l’impasse sur la Fashion Week de New York cette saison pour se concentrer sur la redéfinition de l’image de marque selon sa propre vision, ses débuts n’en restent pas moins attendus. Maria Grazia travaille sans relâche depuis mi-août sur sa première collection de prêt-à-porter féminin pour Christian Dior. Anthony Vaccarello a suspendu l’activité de sa marque alors qu’il s’attèle à l’écriture du prochain chapitre de l’histoire de Saint Laurent. Et Bouchra Jarrar a déménagé les équipes de sa griffe éponyme dans les bureaux de Lanvin avant de présenter son premier défilé en tant que directrice artistique.
Il faut remonter à la fin des années 1990 et au début des 2000 pour assister à la transformation des créateurs de mode en superstars internationales. Les noms de John Galliano, Alexander McQueen, Marc Jacobs et Tom Ford étaient sur toutes les lèvres et ils dépoussiéraient les augustes griffe de mode pour lesquelles ils travaillaient. Ils ont redoré le blason de Dior, Givenchy, Louis Vuitton et Gucci et ont en parallèle facilité leur métamorphose par leurs sociétés mères en fleurons du luxe globalisé.
John Galliano a révolutionné la maison Christian Dior, tant au niveau de l’image que du point de vue commercial, pour la transformer avec Bernard Arnault en une maison de luxe à l’échelle internationale.
C’est à ce moment précis, pendant ce que l’on considère aujourd’hui comme les derniers années fastes avant la récession économique causée par le krach boursier américain, que la théorie selon laquelle une marque est plus forte que n’importe quel designer a été formulée pour la première fois. Que les gens continueront d’affluer chez Gucci malgré l’absence de Ford ou chez Givenchy sans McQueen. Et les choses ont suivi leur cours pendant un certain temps tandis que la clientèle luxe commençait à réaliser que le créateur à l’origine de la renaissance de la marque avait quitté les rangs de la maison. Et la courte mémoire du monde de la mode permettait aisément à une société de se replier sur les codes fondateurs d’une maison et d’engager un designer plus proche de la bête de somme que de l’artiste.
Puis deux événements majeurs ont eu lieu.
Les marques ont compris à force d’essais et d’erreurs (Julien MacDonald chez Givenchy et Paulo Melim Andersson et Hannah MacGibbon chez Chloé, Lindsay Lohan chez Emmanuel Ungaro) que la présence d’un créateur talentueux et capable d’offrir une vision claire était le seul moyen pour une maison de conserver son rang dans l’industrie. Et au même moment, les créateurs comprenaient qu’ils n’avaient plus besoin de dépendre d’une marque comme d’un simple véhicule utilisé pour atteindre leur audience. L’avènement des réseaux sociaux – d’abord Facebook, puis Twitter, et plus tard Instagram – a permis aux designers d’entrer en contact direct avec leurs fidèles adeptes. #nofilter
Les réseaux sociaux ont offert aux créateurs la chance de parler en leur nom à leur fan base, ouvrant la brèche à deux moyens de communiquer. L’univers digital inaugurait un espace d’expression novateur pour qui était suffisamment perspicace pour réussir à s’en servir.
« Je pense qu’à cause des avertissements lancés par les descentes aux enfers respectives de McQueen et Galliano, les designers d’aujourd’hui ont vu ces hommes pris au piège de la roue du hamster et se sont dit : « vous savez quoi, on n’est pas obligés de reproduire la même chose. Si on n’est pas à notre place, alors après deux ou trois ans, on a gagné suffisamment d’argent et acquis suffisamment d’expérience pour trouver un autre job ailleurs. On a des économies et on a surtout notre propre nom » », lance Dana Thomas, auteure du livre Gods and Kings: The Rise and Fall of Alexander McQueen and John Galliano.
« Ils ne font plus systématiquement allégeance à une maison et sont prêts à se jeter à l’eau. Et emportent avec eux leur influence créative peu importe où ils décident d’aller ensuite. »
Le parfait exemple de cette liberté créative digitale nouvelle génération est certainement le créateur de chez Balmain, Olivier Rousteing. Son nom était inconnu au bataillon avant qu’il soit propulsé sur le siège conducteur de la maison quand son ex-directeur artistique Christophe Decarnin a pris la décision subite de quitter la maison en invoquant des raisons personnelles. Rousteing, âgé à l’époque de 24 ans, a pris les rennes de Balmain en 2011 et s’est inscrit sur Instagram en septembre de l’année suivante. Il a initialement ouvert son compte dans la mesure où il n’aimait pas la façon qu’avait la presse de le dépeindre. Et avait l’intention de partager sa propre version de l’histoire. Son premier post fut la photo de sa créatrice de broderies puisqu’elle fêtait ce jour-ci son anniversaire. Il compte désormais aujourd’hui plus de 4 millions de followers, sur Instagram uniquement.
« Il a cultivé et nourri sa propre marque, et il l’a fait dans une maison que tout le monde avait déjà enterrée, c’était très malin. Il n’avait rien à perdre et la marque non plus », explique Dana Thomas.
Aujourd’hui Rousteing jouit d’une telle célébrité qu’il pourrait sans souci lancer, s’il le voulait, son label signature. Et lors d’une interview donnée ce mois-ci dans l’émission On n’est pas couché, il a subtilement et inconsciemment sous-entendu qu’il pourrait être prêt à franchir ce pas en répondant à une question à propos du style de ses créations : « Ce n’est pas Rousteing, c’est Balmain, pour le moment ».
Olivier Rousteing était l’invité de Laurent Ruquier sur le plateau d’On n’est pas couché le samedi 3 septembre.
Une poignée d’autres créateurs est aussi parvenue au même niveau de reconnaissance globale, si bien qu’ils sont devenus leur propre « marque ». Nicolas Ghesquière, Hedi Slimane, Riccardo Tisci et Alber Elbaz ont tous en commun – avant tout le talent – et des réseaux sociaux suffisamment influents pour fonder de nouveaux labels puissants. C’est sans surprise qu’Alber Elbaz a lancé un compte Instagram à son nom seulement quelques semaines après son départ de Lanvin.
« Au début, je ne voulais pas puis Kevin [Systrom] m’a demandé si j’étais inscrit sur Instagram. J’ai dit « non » et il m’a dit «mais comment c’est possible ? » et j’ai répondu « je n’ai pas d’amis photogéniques, j’ai de vrais amis », justifie Alber Elbaz quant à sa décision de finalement rejoindre Instagram. Je ne voyais pas l’intérêt de photographier chaque plat que je commande au restaurant et chaque aéroport où j’atterris. Puis, j’ai vu la quantité d’amour que je recevais de tout le monde. C’était tellement beau. Je recevais un message d’un rédacteur-en- chef important, puis du propriétaire d’une grande société, puis un d’une femme de ménage, un autre d’un de mes assistants, et d’autres créateurs, un melting-pot de gens me contactaient. »
Et c’est très exactement ce sens précis de la communication qui est essentiel.
C’est quelque chose que Karl Lagerfeld avait bien compris bien avant toute l’industrie. Quand Facebook n’était encore qu’enfant et Twitter au stade embryonnaire (deux ans avant son lancement), Karl Lagerfeld (l’homme et la marque) est devenu une marque reconnue internationalement lorsqu’il s’est associé à H&M pour créer à l’unisson une collection capsule. « [Cette collection] est devenue une sorte d’étalon pour les changements à opérer dans la commercialisation de la mode – même un avant-goût de la folie du shopping online, sans se soucier des prix ni d’une éventuelle fidélité à la marque. Karl, comme à son habitude, était clairvoyant », statue Suzy Menkes, la critique de mode de Vogue.
Lagerfeld a vite compris l’impact que la démocratisation de son esthétique allait avoir sur le paysage mode à une large échelle, et cela a contribué à le maintenir au sommet de la pyramide de la mode. Il concède lui-même que cette collaboration a transformé son nom en marque, voire en symbole de l’industrie de la mode au complet, aux yeux des millions de gens en dehors de ce monde. « Je comprends tout à fait, mais vous ne pouvions pas imaginer cela à l’époque. Maintenant, c’est pire qu’une marque célèbre. Je ne peux plus traverser la rue« , admettait après coup Lagerfeld. C’est peut-être la raison pour laquelle, contrairement à d’autres designers en poste aujourd’hui, il ne possède pas de compte Instagram dédié à sa vie personnelle. Il jouit déjà de toute la reconnaissance dont il a besoin. Au lieu de cela, il préfère laisser à sa chatte Choupette la célébrité digitale.
Lors du dernier round de défilés, bon nombre d’articles dans la presse parlaient de la fin des tendances et du fait que la nouvelle tendance était en fait les tribus de mode – où les consommateurs suivent le chemin et le style de leur créateur favori, tout comme ils ont suivi Lagerfeld chez H&M. La consommation de mode basée sur les tendances se transforme progressivement en un mode de consommation où la clientèle luxe prête serment de fidélité au style spécifique d’un designer. Ce point essentiel indique que nous nous trouvons actuellement au cœur de la seconde ascension du couturier star.
« C’est finalement comme suivre votre manucure préférée ou la personne qui vous coupe les cheveux si elles changent de salon. Quand vous en trouvez une bonne, que vous aimez, vous les gardez », lance Catherine Miran, la fondatrice de l’agence de presse internationale qui porte son nom.
C’est très certainement ce que les fans d’Haider Ackermann s’apprêtent à faire. Le suivre chez Berluti, dont il vient d’être nommé directeur artistique. Grâce à cette décision, la marque de prêt-à-porter masculin recouvre quelque chose d’excitant, le designer étant extrêmement considéré par l’industrie pour son style à la fois romantique et luxuriant. Des hommes (et une quantité appréciable de femmes) attachés à son esthétique se dirigeront en nombre dans les boutiques de la marque, et pour la majorité d’entre eux, pour la première fois.
Mais il est important de remarquer que, pour le moment, Ackermann conserve son propre label. Ce qu’étaient aussi déterminés à faire Galliano, McQueen et Jacobs, malgré leurs postes respectifs chez Dior, Givenchy et Louis Vuitton. Reste à savoir si Ackermann va être capable de diriger deux maisons à l’ère moderne qui impose d’être plus démocratique, hyper connecté et à l’aise avec les réseaux sociaux. Mais Berluti ne proposant qu’une ligne homme, il sera certainement à même de remplir ses deux fonctions.
Nous nous trouvons actuellement au cœur de la seconde ascension du couturier star.
Quand j’ai rencontré Anthony Vaccarello à l’aube de l’officialisation de sa nomination chez Saint Laurent, il était catégorique quant à la poursuite de son label éponyme bien qu’il puisse entendre la décision d’autres d’arrêter. Il évoquait par la même occasion que ces designers, « personne ne les a forcés à faire ces choix. Et s’ils le font, c’est qu’ils y ont vraiment réfléchi. C’est parce qu’ils ne veulent pas travailler 24 heures sur 24 pour leur propre marque et une grande maison. Ils veulent avoir leur week-end, ou aller en vacances. C’est un choix de vie. Quand les gens disent “c’est vraiment dommage, ils ont fermé leur entreprise”, ils ne réalisent pas la somme de travail nécessaire pour faire les choses bien. Si faire les deux signifie ne pas être capable de faire les deux comme il faut, alors il est préférable d’arrêter. Ils peuvent toujours revenir à leur marque plus tard ou faire autre chose. J’ai un grand respect pour ce genre de décision. »
En fin de compte, Vaccarello a récemment annoncé sa décision de mettre son label sur pause pour se concentrer sur le défi monumental qu’il a accepté de relever en rejoignant l’une des plus célèbres maisons de mode françaises. Mais sa griffe signature l’attendra toujours en coulisse, s’il tant est qu’il décide un jour d’y revenir. Et d’ici là, son compte Instagram personnel aura sans doute des milliers de followers supplémentaires, prêts à le suivre où qu’il aille.