Texte : Angelo Flaccavento pour Magazine Antidote : The Freedom Issue hiver 2016-2017
Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : The Freedom Issue hiver 2016-2017
La notion de liberté ne correspond pas toujours à l’idée première que l’on s’en fait. Certains ont besoin de limites et d’un encadrement pour jouir de leur créativité. Le très respecté critique de mode Angelo Flaccavento fait partie de ceux-là. Avoir des contraintes le pousserait même à donner le meilleur de lui-même.
Que ce soit clair : je suis un défenseur de la liberté. Je pense que la liberté d’expression et la pluralité des opinions sont les moteurs du progrès, que la démocratie est la seule voie à suivre, que la capacité à l’auto-détermination d’un individu en société, bien au-delà des restrictions et des contraintes, est un droit humain fondamental. J’exècre la tyrannie, le despotisme, les limitations, les impositions de toute nature, quel que soit le domaine. Je serais prêt à me battre à mains nues contre l’oppression et la répression pour permettre à autrui d’exprimer des idées à l’opposé des miennes.
Je pense que les tabous sont pré-formatés et conçus pour les lâches et que les dogmes totalement et perpétuellement inflexibles sont faits pour les gens sectaires. Je pense que les règles de bonne conduite signent la plupart du temps le glas des traits d’esprit. Je suis un tel combattant de la liberté que je pourrais même oser m’appeler un anarchiste, si ce concept n’avait été déjà dilué jusqu’au point de non-retour. Cependant, lorsqu’il s’agit d’un sujet aussi consistant et frivole que le style – c’est-à-dire l’empreinte de ce que vous êtes sur ce que vous faites, de la manière de s’habiller à la manière d’écrire, de dessiner, d’agir et de se comporter en général dans cette comédie humaine infiniment engageante et follement exigeante qu’est la vie en société –, et plus encore lorsqu’il s’agit de créativité, ma propre conception de la félicité repose sur la liberté de ne pas avoir de liberté.
« Notre temps est au laisser-faire. On fait ce qu’on veut partout, n’importe quand. Le naufrage se donne en spectacle pour la satisfaction de tous, et nombreux sont ceux qui participent à cette désolante bacchanale. »
Cela vous fait penser à une énigme, un oxymore ou juste à une simple plaisanterie ? C’en est très certainement une, et c’est une très grande source de plaisir personnel. Les contraintes que je m’impose sont mon péché mignon. Mes propres limitations sont mon champ d’action préféré. Je me réjouis de mes recettes personnelles de protocoles à l’ancienne, qui laissent très peu de marge de manœuvre, et nourrissent une profonde appréciation de la rectitude de ce qui est approprié avec une touche de rigueur militaire. Les délais serrés me ravissent et je m’oblige à les rendre encore plus difficiles. J’ai soif de manque au point d’en être presque affamé. C’est plus fort que moi. Plus je suis contraint, plus je me sens libre. N’y voyez aucune connotation sadomasochiste.
Arrêtez-vous un instant et réfléchissez. Notre temps est au laisser-faire. On fait ce qu’on veut partout, n’importe quand. Le naufrage se donne en spectacle pour la satisfaction de tous, et nombreux sont ceux qui participent à cette désolante bacchanale. En ces temps où l’individu est devenu un concept diaboliquement marketé – grâce à une mainmise insidieuse habilement masquée par les pouvoirs publics et proclamée symbole d’une authentique liberté par les médias – les plateformes de médias numériques étant les plus dangereuses –, il ne s’agit que de « je », d’égo et de moi. Rien ne compte en dehors de ce que l’on ressent et préfère, nonobstant le reste, les autres.
Le critique Angelo Flaccavento figure parmi les journalistes de mode les plus influents de l’industrie.
L’égotisme : c’est le mal de notre présent apparemment libre mais en fait terriblement opprimé et oppressant, une célébration de tout ce qui est égocentrique et auto-sublimant, qui renvoie les masses, sans distinction d’âge, à un stade permanent de petite enfance. Cette brève période dans la vie d’un bébé, quand rien ne comptait excepté la satisfaction d’appétits strictement personnels – que des parents anxieux mettaient un point d’honneur à satisfaire immédiatement afin de ne pas entendre de pleurs –, se prolonge dorénavant et durablement jusqu’à l’âge adulte. L’individu contemporain autocélébré fait comme bon lui semble, sans se soucier de ce qu’il faut faire ou pas, se comporte en dictateur dont l’unique règle de vie est de se dire que tout est possible car l’égo est le maître et s’y opposer est un crime. Eh bien, pensez-vous que ça, c’est la liberté et que nous vivons dans le meilleur des mondes ? Cela y ressemble certainement mais il serait judicieux de penser autrement.
Lever les yeux de son smartphone ne serait-ce qu’une fois, se déconnecter le temps d’une seconde, cela pourrait ouvrir
de nouvelles perspectives. Réfléchissons bien : quand tout est possible, rien ne l’est vraiment, tout simplement parce qu’il n’y a pas de paramètres d’action. Quand les lois sont ignorées, aucun véritable progrès n’en découle, parce qu’il n’y a rien auquel s’opposer et se battre pour définir un nouveau statu quo, qui bien sûr doit être contesté assez rapidement et détruit relativement vite.
Quand le temps n’est pas un problème, quand l’argent n’est pas un problème, quand les mesures ne sont pas un problème, la créativité se fane car elle n’a pas de cadre dans lequel s’épanouir ni de chemin à parcourir. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les artistes sont-ils géniaux lorsqu’ils sont fauchés ? Comment David Hockney parvenait à un tel style tout en étant au chômage ? Pourquoi les véritables bohémiens sont infiniment plus remarquables que les riches ambitieux aux portefeuilles bien garnis, et sans la moindre idée de comment s’exprimer si ce n’est de se donner en spectacle ? Je pense savoir pourquoi : les premiers étaient sévèrement contraints, étaient obligés de faire plus avec moins et de se fier à la seule et unique source d’authentique liberté qu’est l’imagination. C’est le manque de liberté que je chéris, un manque de moyens qui nourrit l’invention et la création. L’esprit humain est extraordinairement apte à s’adapter à n’importe quelle situation, transformant, pour ainsi dire, des grains de sable en perles et des privations en splendeurs. De même, d’étonnantes ressources créatives peuvent être à l’origine de l’invention d’un rien, ou d’une certaine rigueur : choisir un uniforme, par exemple, s’imposer une absence totale d’alternatives.
« Tout le monde de nos jours veut être particulier, unique et formidable, quelle que soit l’expression du domaine esthétique et personnel choisi. »
Mais il y a aussi, enfin, une autre abrogation de liberté à laquelle j’aspire, en matière de style. Le génie du « on fait ce qu’on veut », si répandu de nos jours, signifie que le fait d’associer un vêtement à une occasion s’est tout simplement perdu. De même, la grammaire des bonnes manières et la grammaire d’une écriture adéquate s’effacent au profit de la vitesse décérébrée de la culture numérique – vautour vorace qui supprime tant de choses civilisées. Le fait est que la plupart des violations de ces normes bien enracinées ne sont pas perpétrées par une véritable connaissance de celles-ci ni par une volonté intelligente de les briser, mais par pure ignorance.
Voilà toute la différence. Tout le monde de nos jours veut être particulier, unique et formidable, quelle que soit l’expression du domaine esthétique et personnel choisi. Soit. Pour ce faire, néanmoins, il est obligatoire de se poser des limites strictes. Cela requiert plus de courage de s’habiller de façon originale tout en respectant des protocoles que de les ignorer purement et simplement. Il en faut, de l’esprit, pour jouer avec le vocabulaire de façon constructive plutôt que de faire fi de conventions langagières uniquement par paresse. Ce sont là les limitations qui, je le crois, enclenchent un mouvement perpétuel et avec lui, le progrès. C’est cela, la vraie liberté. En tout cas, à mes yeux.
Chose curieuse, pour cet article, j’ai suivi des instructions qui me donnaient carte blanche en termes de contenu. Je me suis senti perdu, l’espace d’une seconde, puis j’ai construit ma cage et je me suis lancé.
Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : The Freedom Issue, disponible sur notre eshop.