Après le porno chic de Tom Ford et la girl next door d’American Apparel, la marque italienne Diesel déploie en ce début d’année sa nouvelle campagne de publicité sur Tindr, Grindr, Pornhub et sa petite-sœur Youporn. Arrivederci bonnes moeurs, en 2016, la mode flirte éhontément avec l’industrie du sexe. Conservateurs s’abstenir.
À gauche : Campagne Dior Spring 2001 par Nick Knight
À droite : Campagne Dior SS16 par Patrick Demarchelier
Sex sells a toujours été l’un des leitmotivs favoris de la publicité. La mode n’y a pas échappé. L’Américain Calvin Klein donne le ton en 1980 pour sa première campagne de jeans avec une Brooke Shields tout juste frappée par la puberté. Dans le spot réalisé par Richard Avedon, la jeune mannequin, jambes écartées, prononce lascivement : « Vous voulez savoir ce qu’il y a entre moi et mon Calvins ? Rien du tout ».
L’implicite absence de petite culotte de l’adolescente choque l’Amérique qui censure sans plus attendre la publicité. Le mal est fait, la popularité du label explose et la marque se targue de revenus avoisinant les 2 millions de dollars mensuels.
De Mark Wahlberg la main bien placée à Kate Moss entièrement nue pour le parfum Obsession, les années 90 affirment l’ADN sulfureux de Calvin Klein qui fait alors de la provocation une marque de fabrique rentable.
Un autre Américain, délocalisé lui en Italie, fait aussi le pari de placer le sexe au centre de son propos. Tom Ford se voit confier le poste de directeur artistique de la maison Gucci en 1994 quand celle-ci, tombée en désuétude, frôle la banqueroute. Au diable l’élégance florentine, Ford célèbre le « porno chic ». Hommes et femmes partagent un appétit commun et décomplexé pour un vestiaire interdit aux moins de 16 ans où le string ficelle se pense métonymie de l’hédonisme. Vous avez dit tacky ? Gucci préfère sexy.
Ce panégyrique d’une mode ultrasexualisée emporte avec lui la virginité des publicités de la marque. La terre entière se souvient encore de la campagne printemps-été 2003 sur laquelle la mannequin Carmen Kass dévoile aux yeux d’un garçon agenouillé un pubis scandaleusement taillé en G. La publicité shootée par Mario Testino et imaginée avec Carine Roitfeld est immédiatement prohibée. Ce point G marquera l’apothéose de Ford chez Gucci qu’il quitte la même année, laissant derrière lui un groupe désormais évalué à 10 milliards de dollars.
À gauche : Campagne Gucci SS 2003 par Mario Testino
À droite : Campagne Gucci SS16 par Glen Luchford
Mais les ingrédients de ce succès – que Frida Giannini continuera de mélanger jusqu’en 2014 – ne font plus recette. Le fleuron de Kering est en perte de vitesse et le contrat de Giannini n’est pas renouvelé. Le sexe ne ferait-il plus aussi bien vendre ?
Déjà en 2001, Emmanuelle Guillon, directrice planning stratégie à l’agence de publicité TWBA anticipait, dans une interview accordée au Parisien, « la fin du porno chic ». Le sexe s’est banalisé. « Le but de ces campagnes publicitaires outrageusement sexy était de choquer. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que ce n’est plus choquant du tout, parce que c’est que nous voyons sans arrêt. », affirmait le créateur Jason Wu dans une interview pour le magazine WWD.
Le sexe ne fait plus vendre
Nombreuses sont les marques à en avoir fait les frais. « Pour Tom Ford et le photographe Terry Richardson, il y avait un opportunisme commercial évident, mais également une forme de militantisme, une homosexualité assumée, un désir de prendre la parole sur la sexualité, même si cela tournait à la pornographie », explique le sociologue Guillaume Erner au Monde. Avec le temps, « les créateurs ont cédé à l’aspect racoleur, à du porno chic avec un mouton qui parasite le message », assure Emmanuelle Guillon.
La marque American Apparel a fondé son image sur le fantasme d’une jeune Américaine faussement innocente et manifestement coquine. Si le message demeure plutôt soft pour ses 15 premières années d’existence, la marque passe la seconde à partir du milieu des années 2000. Toujours moins de tissu mais encore plus de poses suggestives couplées à des slogans graveleux. Au casting, des professionnelles du porno, des filles visiblement mineures et Léa Seydoux, peu effrayée par l’idée de soulever le haut.
Un temps considéré comme l’une des entreprises les plus prometteuses des Etats-Unis, American Apparel est contrainte à la faillite en 2015. Accusée de sexisme et secouée par de multiples accusations de harcèlement sexuel à l’encontre de son fondateur Dove Charney, la marque a perdu quelque 400 millions de dollars au cours des six années précédentes. Même constat pour Abercrombie & Fitch dont la perte de vitesse apparaît incoercible. Aussi connue pour ses joggings en molleton que pour ses mannequins au six-pack huilé, la marque américaine a pris en 2015 la décision radicale de mettre fin à son « marketing sexualisé utilisé dans les dispositifs incluant les photos dans les boutiques, les cartes cadeaux et les sacs servant aux achats ».
Le retour à une publicité mesurée véhiculant des valeurs plus fortes et traditionnelles semble aussi s’opérer chez les grandes marques. Le duo Dolce & Gabbana troque ses campagnes des années 2000 aux allures de gang bang pour prôner aujourd’hui une famille sicilienne dont Monica Bellucci est la sage et élégante matriarche.
À gauche : Campagne Dolce&Gabbana SS 2007 par Steven Klein
À droite : Campagne Dolce&Gabbana FW 2013 par Giampaolo Sgura
Nouvel Eldorado, nouveaux paradigmes
La stratégie du scandale tend à s’essouffler de plus en plus rapidement, si bien qu’il faut trouver de nouveaux ressorts de potentielle croissance dans un temps bien plus court qu’auparavant.
Fin 2015, l’agence de relations publiques PR Consulting, qui compte parmi ses clients les marques du groupe LVMH, fait une annonce retentissante : la société représentera désormais Grindr, « la 1ère appli mobile de réseau social au monde conçue exclusivement pour les gays, les bisexuels et les hommes curieux », d’après sa propre description.
Dans les faits, l’application, qui jouit de sept millions d’utilisateurs, offre surtout l’opportunité d’un one-night stand à 80 mètres de chez soi après s’être échangé quelques photos de torse – et plus si affinités – améliorées par une avantageuse orientation lumineuse. « Il serait déraisonnable de penser que les industries de la mode, du lifestyle, de la beauté et du luxe ne considèreront pas [Grindr] comme une plateforme incroyable pour toucher un influent et potentiel consommateur », affirmaient les co-fondateurs de PR Consulting au WWD. Ils avaient vu juste.
Le créateur J.W. Anderson prenait dans la foulée la décision inédite de diffuser en live son défilé homme automne-hiver 2016 de façon exclusive sur l’application. « Je pense que la mode est aussi en fin de compte une plateforme sexy. Nous sommes tous humains, donc nous devons tous quelque part être sexuellement attractif aux yeux de quelqu’un. C’est le but du jeu, avec les vêtements », se justifiait le designer au New York Times. Sans même évoquer l’audience supplémentaire atteinte, l’événement garantissait à la marque un relai de la presse internationale quasi-exhaustif.
Il ne fallut pas longtemps à Diesel pour flairer le bon filon. Seulement quelques semaines plus tard, la marque italienne fondée par Renzo Rosso annonçait le déploiement de sa nouvelle campagne publicitaire sur Grindr, mais aussi Tindr, Pornhub (66e site le plus visité au monde) et Youporn (172e site le plus visité au monde). L’industrie du sexe en ligne ne connaît pas la crise et l’entreprise compte bien en tirer profit.
Cela ne saurait tarder, mais aucune autre marque n’a pour l’instant manifesté son désir de suivre ce pas que l’on hésite à qualifier de rusé ou d’affreusement obscène. Le directeur artistique de la maison Nicola Formichetti n’est, lui, pas peu fier de son coup : « Nous allons tous sur des sites comme Pornhub, vous savez ? Alors avant de commencer à vous masturber, jetez donc un coup d’œil à nos nouveaux pantalons et chaussures ! C’est drôle. ». Lol.