Le mannequin arabe, paria de la mode

Article publié le 30 juillet 2016

Texte : Marie-Caroline Bougère
Photo : Jean-Paul Goude

Si les modèles noirs et asiatiques ont réussi à s’imposer sur les podiums et les campagnes grâce à la pression des associations anti-racisme, la présence de mannequins arabes demeure, elle, inexistante. Entre stigmatisation, marché paradoxal et pression familiale, les raisons de cette invisibilité sont aussi nombreuses que complexes. Enquête.

En 2016, tu peux être jeune, belle et jouir des mensurations parfaites, mais ne pas être retenue lors des castings les plus prestigieux. La faute à tes cheveux trop noirs, tes traits trahissant tes origines kabyles, persanes, arabes ou à ton prénom. À la place de Samira, Hanaa, Aïcha, tu prétendras t’appeler Maria ou Claudia et mettras en avant un physique typé italien ou espagnol. Aux côtés de tes concurrentes blanches, blondes, asiatiques, noires, indiennes, métisses… tu fais pâle figure, toi, la jeune arabe que l’on a oubliée pour ne s’intéresser qu’aux femmes voilées auxquelles tu ne t’identifies pas. En 2016, quarante ans après les créateurs « orientalistes » comme Yves Saint Laurent ou Paco Rabanne, la mode n’est plus aux mannequins arabes. Pourtant, la clientèle des produits de luxe provient aussi désormais et de façon significative du Moyen Orient. Alors à qui la faute ?

 

LE REFLET DE LA SOCIÉTÉ MODERNE

La mode est un reflet fiable de la société, de son climat social, qui en France n’est pour l’instant pas favorable à la femme arabe musulmane qui souffre des amalgames, représentant malgré elle et à ses dépens la montée de l’Islamisme. « Ce n’est pas la mode qui veut être raciste, elle reflète juste les injustices et tous les problèmes de la société », constate Karima Peyronie, journaliste au mensuel Gazelle, décrit comme « le magazine de la femme maghrébine ». Si les jeunes femmes continuent à mentir sur leurs origines pour décrocher un contrat, cela ne pourra pas avoir lieu ». Pour connaître son avènement, la femme arabe moderne devra trouver sa personnalité emblématique ; une ambassadrice qui véhiculera ses propres valeurs pour se désolidariser de la femme religieuse voilée et des filles vulgaires de la télé réalité : « Aujourd’hui, les seules femmes arabes que l’on connait et qui sont représentées dans les médias sont la beurette version Nabilla ou la femme voilée », déplore la journaliste.

« Aujourd’hui, les seules femmes arabes que l’on connait et qui sont représentées dans les médias sont la beurette version Nabilla ou la femme voilée »

En 2012, le top model tunisien Hanaa Ben Abdesslem devient pourtant vite une star. Cette ascension correspond au printemps arabe et à la libération de la jeunesse au Moyen Orient. Le monde de la mode a alors cru qu’un nouveau marché allait s’ouvrir et a commencé à chercher des nouveaux mannequins capables de devenir des égéries de la femme arabe moderne et qui pourront convaincre cette cible de clientèle potentielle. Mais l’image de la région connaît une rapide régression et les mannequins ne font qu’une carrière éclair à cause de la montée de l’islamisme et de la réduction des libertés féminines, « un tel climat religieux était beaucoup moins propice à la représentation de la femme arabe moderne, explique Benjamin Simmenauer, philosophe et professeur d’études de la consommation à l’Institut Français de la Mode. Il y a de plus en plus de répression et de paternalisme et il est beaucoup plus difficile d’utiliser son corps librement ».

Le lourd passé conflictuel, migratoire et colonial entre la France et le Maghreb freine l’évolution des mentalités. En parallèle, la communauté afro-américaine a plus de poids aux États-Unis que la communauté arabe. Elle a d’ailleurs réussi en une petite dizaine d’années à imposer le black power dans la société grâce aux pressions des associations anti racisme telle que Balance Diversity œuvrant pour la diversité dans la mode et conduite par Bethann Hardison, Naomi Campbell ou encore Iman. La femme noire d’aujourd’hui est respectée pour son histoire, son combat pour s’intégrer dans la société et est représentée par de grandes figures de réussite telles que Michelle Obama, Oprah Winfrey, Beyoncé… ce que n’a pas connu la femme arabe.

Mais cet avènement vient des Etats-Unis, pays où les afro-américains représentent 12,6 % de la population. En Europe et plus particulièrement en France, la pression de la communauté noire est beaucoup moins forte et continue donc à être moins représentée. « En Europe, les schémas restent archaïques, les mentalités évoluent différemment, explique Karima Peyronie, Mais tant que l’Occident n’aura pas réglé ses différends avec le monde arabe, elles n’évolueront pas ». Au delà de cette société frileuse, l’absence de mannequins arabes sur les podiums résulte d’autres raisons que le racisme et la peur.

 

LE GRAND MÉCHANT MARCHÉ

« Dans la mode, ce n’est pas comme au foot, il n’y a pas de sélectionneur, donc il n’existe pas de responsable direct, commente Benjamin Simmenauer. On fait donc porter le chapeau aux agences de mannequins, aux designers et aux acheteurs ». Les trois entités désignées comme responsables se renvoient la balle de la culpabilité.

Toutes disent déplorer l’absence de ces mannequins et s’accordent à dire que le marché est le vrai responsable. Ou plutôt ses nombreuses ramifications et en premier lieu le vivier des mannequins arabes relativement inexistant. « Au lancement de Gazelle, on devait trouver des modèles d’origine maghrébine afin que la lectrice s’y retrouve, se souvient Karima Peyronie. On s’est approché des agences de mannequins, mais il n’y avait pas de vivier oriental. C’était en 2006 ». Pour répondre à cette demande, il leur a été proposé de nombreuses filles typées italiennes ou espagnoles à défaut de mannequins arabes. Les lectrices ont fini par prendre la place des modèles dans les séries mode de Gazelle. Le marché des agences de mannequinat au Maghreb – qui pourraient aider les agences occidentales à dénicher des talents localement – est très limité, les structures et les moyens humains étant moindres qu’en Europe ou aux Etats-Unis. « Nous travaillons avec certaines agences en Tunisie et au Maroc mais c’est très nouveau, il est donc plus compliqué de trouver des filles dans cette région, déclare Saif Mahdi, directeur Europe de l’agence internationale de mannequins Next Models.

Le mannequin Hanaa Ben Abdesslem dans les pages du Magazine Antidote : The Street Issue printemps-été 2013
Photo : Hans Feurer. Réalisation : Yann Weber.

L’économie du marché de la mode serait également coupable pour les professionnels du secteur. « Aujourd’hui, si tu portes le voile tu intéresses la presse, sinon tu ne mérites pas un article et surtout tu ne fais pas vendre de magazines, constate Karima Peyronie. Dans les campagnes publicitaires, il est plus aisé de mettre deux femmes qui s’embrassent qu’un couple d’Arabes. « On se doit de trouver des exemples de personnages qui parlent à tous. Mais avec le peu de temps que nous avons pour faire passer un message, ils deviennent des victimes de ce qu’ils reflètent dans la société. Et si on choisit des Arabes, on sent les questions de pudeur et de racisme que ça va poser, avoue Kamel Makhloufi, directeur artistique de l’agence publicitaire Babel, les Arabes sont malgré eux porteurs de l’image négative véhiculée par les médias et à laquelle personne ne veut s’identifier ». Il ajoute que « L’image est importante car elle parle pour la marque et reflète son état d’esprit, un ton », il est donc gênant pour une grande maison de couture de mettre en avant dans sa campagne publicitaire une femme et son statut social auquel personne n’aspire. Sous peine d’une répercussion sur ses ventes et son image.

Pour Benjamin Simmenauer, ces marques et leurs points de vente ont aussi leur part de responsabilité, « Les grandes boutiques américaines ont beaucoup de poids dans le chiffre d’affaires des grandes maisons de luxe, alors pour ne pas perdre leur clientèle, elles se font plus frileuses et ne mettent pas en avant qui que ce soit ayant rapport au monde arabe sur les défilés ». Les mannequins aperçus sur les podiums des grandes maisons sont donc en grande majorité blondes et blanches à la beauté froide. Leur ressemblance en est d’ailleurs troublante et ces presque clones deviennent transparents et ne créent pas de prise de risque artistique.

Aussi, les clientes du Golfe – qui représentent près de 90% de la clientèle pour certaines maisons de haute couture comme Stéphane Rolland – lorsqu’elles achètent du luxe, achètent le concept du monde occidental. Elles s’offrent l’image d’une femme blanche de la jet-set et préfèrent faire confiance aux marques incarnant des valeurs de prestige plutôt qu’une autre défendant celles du monde oriental dont elles ne veulent plus. Ces maisons de luxe plébiscitées se replient alors sur leur capital historique et les marques françaises surfent sur le fantasme d’un Paris au savoir-vivre et savoir-faire envié, plutôt que d’utiliser ce ton provocateur et contestataire qu’elles ont pu avoir lorsqu’elles avaient moins de pression financière, comme Yves Saint Laurent et ses collections de smoking pour femme, celle inspirée des années de guerre baptisée « Libération », le Maroc récurrent au fil des saisons, la mise en avant de sa muse Naomi Campbell ou encore la collection « Afrique » dévoilée en 1968… « Aujourd’hui, comme le gros de leur chiffre d’affaires se fait grâce aux étrangers, leurs directeurs artistiques s’inspirent de cette aristocratie à la française qui plait beaucoup à l’international », poursuit Benjamin Simmenauer. La contrainte économique agit comme une épée de Damoclès sur les choix des égéries pour les maisons de couture appartenant aux grands groupes industriels. « Il n’existe pas de clientèle et donc pas de figure de proue pour la catégorie des jeunes femmes arabes modernes non voilées et pas extrêmement riches » concède-t-il.

 

L’AUTOCENSURE COMME FREIN À MAIN

La mauvaise presse est donc en partie coupable de la rareté des mannequins arabes, mais à laquelle s’ajoutent deux autocensures de la « communauté ». On s’aperçoit que lors des fashion weeks locales et particulièrement à Marrakech, les designers maghrébins ont eux mêmes recours à des mannequins occidentaux pour présenter leurs collections. « Ils préfèrent choisir ce type de femme car cela casse le côté traditionnel des tenues, explique Karima Peyronie. Et aussi parce que c’est du poids de ces traditions qu’ils désirent s’émanciper. Ils présentent leur vision de la femme du monde. Une blonde en caftan, c’est beaucoup moins premier degré que s’il était porté par une mannequin arabe ».

Nour Guiga a remporté le concours Elite Model Look Tunisie en 2010, avant de rejoindre l’agence Next Models.
Photo : courtesy of Next Models

La deuxième autocensure vient de la religion. Pour les Arabes, le métier de mannequin n’est pas « naturel », le rapport au corps est différent et la pudeur est très importante. Le fait que l’apparence soit le principal outil du travail est donc problématique pour les jeunes filles, mais aussi pour leur famille dont l’honneur pourrait être sali. « J’ai eu de la chance sur ce point. Ma famille est très ouverte d’esprit et ils m’ont toujours encouragé à exercer dans ce milieu. Mais ce n’est vraiment pas le cas de toutes. J’ai des amis tunisiennes qui auraient voulu essayer, ne-serait ce que faire un shoot ou une pub local, mais leur parents n’étaient pas d’accord », raconte Nour Guiga, gagnante du concours Elite Model Look Tunisie en 2010 et aujourd’hui signée chez Next.« Ça n’a pas le même sens pour une Maghrébine de dire qu’elle veut devenir mannequin que pour une petite blanche. Elles sont nombreuses à en rêver sans pouvoir concrétiser, ajoute Karima Peyronie. Mais lorsqu’elles se lancent, on leur dit qu’elles ne représentent pas les critères. Face aux filles blondes à la beauté froide, elles sont beaucoup plus piquantes et ont un physique représentant une plus grande prise de risque ». Se battre et diviser sa famille afin de réaliser son rêve pour finalement ne pas avoir de résultats seraient donc le prix à payer pour devenir mannequin quand on est arabe. Pas étonnant que les candidates manquent à l’appel.

Mais il y a tout de même des modèles qui réussissent à tirer leur épingle du jeu, qui décrochent un contrat et profitent du coup de projecteur qu’est une parution dans un grand magazine occidental, avant de rentrer au pays. « Généralement un mannequin du Maghreb disparaît parce qu’elle est venue pour acquérir un label avant de retourner faire carrière dans son pays », commente pour le magazine O Samir Hammal, professeur à Sciences Po et créateur du cours « mode et politique » en 2015.

 

ELLE EST LOIN LA PÉRIODE DES « ORIENTALISTES »

Il y a bien eu une époque où des jeunes femmes arabes foulaient les podiums des plus grands défilés d’Azzedine Alaïa, Paco Rabanne ou Yves Saint Laurent. C’était les années 70-80 et Farida Khelfa, Yasmin le Bon ou Naomi Campbell et Grace Jones trustaient les catwalks. Ces lianes à la forte personnalité et au physique atypique étaient nécessaires pour servir le vêtement. Dans les années 2000, elles se font plus rares et en 2006, l’agence Elite Models part à la recherche des mannequins de demain en banlieue mais fait chou blanc. Quatre ans plus tard, Hanaa Ben Abdesslem remet les physiques arabes sur le devant de la scène en devenant égérie Lancôme, même si elle possède une physionomie très occidentale, un brin androgyne liée à sa coupe à la garçonne.

Aujourd’hui, les professionnels de la mode recommencent à parier sur ces personnalités : « Cette année nous sommes en train de construire la carrière de Nour Guiga », raconte Saif Mahdi. Elle a un physique plus typé latino voire méditerranéen que vraiment oriental avec ses yeux clairs. On ne s’arrête pas à son nom, on se dit juste qu’elle est sublime ». « Je n’ai pas une beauté typiquement arabe même si j’ai les cheveux noir et épais, on ne peut pas dire que je sois à 100% européenne non plus et au final c’est ça qui plait aux clients », explique la jeune fille qui espère « rejoindre Next aux Etats-Unis pour toucher à plus de marchés et entrer dans la cour des grands ».

Le directeur de l’agence Next Models est convaincu que les mannequins arabes pourraient bien finir par s’imposer : « J’ai le sentiment qu’il y a de la place pour tout le monde. Si vous avez une forte personnalité, une histoire à raconter comme ces filles des années 80 ». En 2016, c’est pourtant un souhait assez loin de s’exaucer. Aujourd’hui sur vingt mannequins castés pour un défilé, trois sont asiatiques, une est noire. Les marques font dans le politiquement correct et s’imposent des « quotas » pour s’éviter les foudres des associations anti racisme. « Une marque se sent un peu obligée aujourd’hui de prendre une fille de couleur mais pas une arabe », confirme Saif Mahdi. Pourtant, depuis 2015, la jeune Imaan Hammam est l’une des seules mannequins d’origine marocaine au physique « traditionnel » à défiler pour les plus grands : Victoria’s Secret, Givenchy, Alexander McQueen… Hollandaise, elle est l’exception qui pourrait ouvrir la brèche.

Parmi les créateurs, Jean Paul Gaultier fait figure d’oiseau rare en faisant défiler des femmes de tout âge, de toutes origines, tandis qu’Azzedine Alaïa, ne présente plus ses collections en public, mais choisit en grande majorité des mannequins typés et arabes pour présenter ses collections. « Le designer décide de la vision de la femme qu’il a envie de partager, nous (les agences de mannequins, ndlr), on peut essayer d’influencer son choix, de faire des propositions de physiques plus originaux aux marques, mais on ne le fait pas assez », déplore Saïf Mahdi. Pour débrider ce secteur de plus en plus sage, il faudra sans doute attendre la naissance d’une star arabe, d’un créateur qui fera le pari de l’impertinence plutôt que du bankable et d’une presse généraliste qui ait le culot de briser les tabous.

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