Rappeur reconnu et autoproclamé prophète, Kanye West bouscule depuis une petite décennie les lignes établies de l’industrie de la mode. Ce slasher hors-concours fait sensation ces trois dernières saisons avec sa litigieuse collection Yeezy imaginée pour l’équipementier sportif Adidas. En dépit des critiques assassines et de l’envie collective de lui coller une paire de baffes, l’influence de West sur la mode demeure arrogamment incontestable.
« J’vais pas vous mentir. J’me kiffe tellement à l’heure qu’il est », lâchait non sans panache Kanye West ce mardi 24 février. Depuis le début du mois, le rappeur de 38 ans abreuve intarissablement son compte Twitter de déclarations mégalomanes, grotesques et jusqu’à totalement pathétiques. Doté d’un égo aussi oversized que ses sweats en coton, West compte coûte que coûte faire du XXIe siècle le sien et se plaît à le faire savoir. Après sa révolution musicale engagée en 2003 et avant son hypothétique candidature aux présidentielles américaines de 2020, Kanye s’est aussi attaqué à la mode. Décryptage.
ICONE DE STYLE
Le chanteur apparaît pour la première fois aux yeux du grand public dans le clip du morceau All Falls Down, extrait de The College Dropout, son premier album studio. Kanye West y arbore un blazer en velours côtelé marron sur un polo Ralph Lauren rose au col relevé. Rien de franchement transcendant, direz-vous, à l’exception près que son style plutôt bourgeois déjà s’affranchit de celui des rappeurs de l’époque, la casquette encore vissée de travers sur le crâne.
Toutefois encore incertain quant au style à adopter, West jongle entre le look de pimp de La Havane en costume rose et celui d’étudiant en pull Burlington qui lutte pour avoir l’air cool sur la photo du Yearbook. Il affirme finalement peu à peu un style preppy, infusé de codes de la sapologie congolaise. Kanye West est différent et le montre. On ne saurait que saluer sa prise de parti stylistique quand l’expression à travers l’habillement chez les hommes est la plupart du temps, sinon inexistante, extrêmement rare.
A partir des années 2010, un nouveau chapitre est débuté dans l’histoire de son look. Kanye flirte avec les grandes maisons et intègre que les notions de mode et de luxe ne se résument pas au monogramme. En 2011, il tente avec brio à Coachella le port d’une blouse en soie Céline tout droit sortie de la collection féminine de la griffe. Son allure se veut plus loose, moins sartoriale. De plus en plus séduit par la tendance grandissante du streetwear, West troque ses chemises et tailleurs fittés contre des sweats à capuche et bombers extra-larges. Son union avec Kim Kardashian – dont il opère également la transition vestimentaire de coiffeuse de province à figure de style adoubée -, met en avant sa nouvelle allure sur les innombrables photos du couple. Les disciples de son style se comptent désormais par dizaines voire centaine de milliers. C’est la consécration quand le magazine GQ le désigne en 2014 Homme le plus stylé de l’année. Un titre qu’il conserve un an plus tard. La silhouette West est sans équivoque celle que l’histoire de la mode des années 2010 canonisera.
KANYE WEST, LA MARQUE LA PLUS PUISSANTE DU MONDE ?
Il faudra attendre 2007 et la sortie de Stronger pour mesurer le potentiel lucratif du rappeur. La paire de lunettes à persiennes – commandée au lunettier français Alain Mikli – que West arbore dans le clip du morceau devient un phénomène mondial. Les grands pontes de l’habillement flairent alors la possibilité d’un succès commercial assourdissant en association avec le rappeur. Nike signe dans la foulée avec Kanye West, après avoir collaboré jusqu’ici exclusivement avec des sportifs à l’instar du joueur de basket-ball Michael Jordan. La Air Yeezy, fruit de la rencontre, arrive sur le marché en avril 2009. Editée de façon très limitée à quelque 3000 exemplaires, la sneaker est la première du genre à susciter autant l’intérêt des consommateurs qui se ruent en boutique et sur internet pour espérer obtenir leur paire. Seulement quelques semaines plus tard, les boutiques Louis Vuitton du monde entier reçoivent à leur tour une capsule de onze modèles imaginés par nul autre que Kanye West ; c’est la première fois qu’une marque de luxe aussi globale s’entiche d’un rappeur pour dessiner son footwear. Devenues objets de culte suprême, ses sneakers se collectionnent et se revendent à prix d’or sur Internet, parfois plus de dix fois leur tarif d’origine.
CREATIVITE QUESTIONNEE
Ce succès retentissant agace presque autant que l’homme himself. On aimerait pouvoir le faire taire une bonne fois pour toute, l’initier au concept d’humilité, ou tout bonnement lui coller une paire de baffes. Si la mégalomanie de West semble bel et bien avoir infecté les deux hémisphères de son cerveau, il a su, par le passé, faire preuve de quelques lueurs d’humilité, surtout lorsqu’il s’est agi de pénétrer le cercle restreint des créateurs de mode respectés.
En 2011, Kanye investissait le lycée Henri IV pour présenter ce dont on parlait alors comme de « la collection la plus attendue de la Fashion Week ». Devant un parterre d’invités triés sur le volet, le designer lève le voile sur 23 silhouettes plutôt bancales. L’ensemble manque de cohérence, les coupes de rigueur, les associations de couleur – blanc et ivoire – sont malheureuses, le styling s’apparente à celui d’un clip de hip-hop de seconde zone. La bande son des Fugees s’interroge « Ready or not ? ». Absolutely not.
La même année, le bimensuel américain Complex titre sa Une : « Kanye West est la marque la plus influente du monde ». Incontestablement. La simple apposition de son nom sur un t-shirt, même intégralement immaculé, provoque la cohue et la rupture de stock en un temps record. Un constat tiré notamment par la marque française A.P.C. pour qui le rappeur contribue à deux reprises. Puis par l’équipementier sportif Adidas avec qui West a signé en 2014, à la suite de sa brutale et bruyante rupture de contrat avec Nike.
Sa ligne baptisée sans surprise Yeezy, composée de baskets mais aussi de prêt-à-porter féminin et masculin, est un succès sans précédent pour le label allemand. La sneaker basse Yeezy Boost 350, déjà iconique et distillée dans des points de vente très exclusifs, s’évapore des stocks en l’espace de seulement quelques minutes à chaque annonce de réassort. Le consommateur n’en a jamais assez. Dans une interview accordée au Daily Beast, Tom Kalendrian, vice-président du merchandising homme chez Barney’s à New York, déclare : « Le buzz autour du lancement de la collection Kanye West a été incroyable. Ce designer a eu une profonde influence sur la musique, la culture populaire et la mode ; grâce à la prise de pouls de ses followers. L’excitation s’est étendue bien au-delà de ses fans ; touchant des clients de mode qui souhaitaient tous expérimenter sa vision propre de la mode ».
West fédère, crée le désir, son corps compte parmi les supports de communication les plus puissants de cette décennie. La marque américaine Alpha Industries, spécialisée dans le bomber et très régulièrement portée par le rappeur depuis trois ans, en récolte dernièrement les bénéfices. Les revenus de la société ont bondi d’environ 30% en 2015.
Photos : courtesy of yeezy
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir voulu apprendre. Auprès du chausseur Giuseppe Zanotti d’abord, pour la confection de souliers féminin, puis en tant que stagiaire dans les ateliers romains de la maison Fendi pendant quatre mois. La collection ne sera finalement pas commercialisée. Essaie encore.
Kanye retient la leçon, on ne l’y reprendra plus. Pour Adidas Yeezy, débutée à New-York en février 2015, il imagine une collection moins pompeuse, rend son tablier de couturier et se repense plus modestement designer d’une ligne de basiques de streetwear voués à « faciliter l’existence ». L’allure est affirmée, l’ensemble est consistant, la collection n’est pas révolutionnaire mais assurément avant-gardiste. Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, elle n’est pas prétentieuse mais répond à une demande du consommateur d’un streetwear haut-de-gamme dont les pièces s’articulent aisément avec d’autres articles de son propre vestiaire.
Si ce premier jet n’a pas fait l’unanimité auprès de la presse internationale qui remet en cause la créativité de West, elle se précipite tout de même au second round, sonné en septembre 2015. A nouveau, des looks surdimensionnés, monochromes et minimalistes, voire régressifs ; l’impression de déjà vu est inévitable. Dans un article intitulé « Kanye West est en train de duper le monde de la mode » et publié sur le NY Mag, la journaliste de mode américaine Cathy Horyn lance : « Ce second tour de basiques mornes et délabrés a prouvé que West ne peut être pris au sérieux en tant que designer […] Tout le monde se moquerait de ses créations si elles étaient présentées par un inconnu, et si c’est le spectacle que les gens recherchent, il change aussi peu que les vêtements ».
A l’heure du rythme des collections qui s’accélère, d’une mode dopée à l’Adderall démodée trois mois plus tard et des créateurs qui pètent les plombs, faut-il vraiment condamner une mode qui se veut durable ? Nombreux sont les créateurs à avoir choisi d’emprunter ce chemin d’une mode plus lente, reflet d’une esthétique personnelle et non des tendances dictées par les bureaux de style. Pour ne citer qu’eux, Rick Owens, Damir Doma, Haider Ackermann ou encore Hedi Slimane chez Saint Laurent.
LA MODE A SES PIEDS
Un parti pris assumé une fois de plus par West lors de son dernier show pour Yeezy Season 3 au Madison Square Garden. Cathy Horyn avait derechef fait le déplacement. Dans son review de ce dernier show, la journaliste campe sur ses positions précédemment exposées, elle termine sur un message adressé directement à Kanye West : « Ferme-là. Relax. Tu as gagné ». Capitulation.
Les irréductibles se font de plus en plus rares. Le microcosme de la mode semble sinon l’avoir accepté, au moins s’incliner devant son écrasante suprématie. Quel créateur pourrait aujourd’hui se targuer de sa capacité à vendre 18 000 places d’une salle de concert pour la révélation d’une nouvelle collection ? West l’a fait. En dix minutes.
Twitter @kanyewest
Dans les gradins VIP, siège Anna Wintour, dont la présence indispensable témoigne d’un accomplissement certain dans la carrière mode du rappeur. Dans le cercle de soutien rapproché de Kanye West, on trouve également entre autres des personnalités influentes de la mode : Alexander Wang, Riccardo Tisci, Jeremy Scott, Olivier Rousteing ou encore Marc Jacobs.
Tout n’est cependant pas encore gagné. S’il fait désormais partie intégrante des 500 personnalités les plus influentes de la mode (titre décerné par le magazine Business Of Fashion), Kanye West a beau déclarer à cœur ouvert sur Twitter sa volonté de reprendre la direction artistique d’Hermès dès 2017, il est encore dans l’attente du coup de fil d’Axel Dumas – actuel PDG de la maison -.
Un autre de ses desseins hallucinatoires, exprimé en moins de 140 signes, serait de « faire un projet où il travaillerait côte à côte avec Raf Simmons, Helmut Lang, Vanessa Beecroft et Martin Margiela ». Un bon début serait certainement d’orthographier Simons correctement.