De plus en plus, des initiatives caritatives fleurissent dans le monde de la mode. Assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau business model, à une culpabilité galopante non assumée ou à un éveil des consciences ? Décryptage.
Vous ne vous étiez peut-être jamais fait la réflexion mais le mois de décembre est le mois de la charité. C’est la fin de l’année, les gens sont plus généreux à l’approche de Noël, c’est comme ça. Le 8 décembre à Paris, avait lieu pour la 11e année consécutive le dîner pour les Enfants du Rwanda (en faveur de l’association AEM) organisé par Babeth Djian, la directrice de la rédaction du magazine Numéro. Tous les ans, les maisons de mode sont conviées à “acheter” une table et donnent des cadeaux qui sont ensuite vendus sous forme de tombola. « Les marques sont très généreuses », raconte Babeth très enjouée à l’issue de cette 11e édition du dîner qui a rapporté près de 300 000 euros (chacune des maisons présentes contribue à hauteur de 10 000 euros pour la réservation d’une table) et permettra à l’association de créer une nouvelle école. Hormis le défraiement des prestataires, tout l’argent récolté va au Rwanda. “Tout a commencé grâce à ma fille Mila, elle avait 12 ans à l’époque. Grâce aux dons, on a réussi à construire quatre écoles là-bas.” L’implication du milieu de la mode pour les causes de cœur ne fait pas un pli pour Babeth, très investie, qui nous parle d’un véritable “projet d’amour qui occupe ses nuits et ses week-ends”. “Il faut montrer aux jeunes qu’il faut faire des choses comme ça. Oui, cela demande une énergie folle mais il n’y a que comme ça que l’on rendra le monde meilleur”. Alors la mode serait-elle “not only about clothes” ? Comme le dit Olivier Rousteing sur son Instagram le soir du dîner. De plus en plus de mouvements portent à le croire.
Alexandre Mattiussi, fondateur et directeur artistique de la marque AMI, a décidé pour la première fois cette année de reverser les bénéfices de la vente de son iconique bonnet rouge à Sidaction. Le bonnet en laine, métonymie de sa marque, semble faire un écho tout trouvé au ruban rouge emblématique de la lutte contre le sida. « C’est un combat auquel il faut participer tous ensemble. Toutes les générations sont concernées et il faut continuer à nous sensibiliser à la maladie afin d’avoir les bons réflexes, et à soutenir la recherche médicale », explique Alexandre Mattiussi. Maladie de sa génération, Alexandre s’adresse à ses pairs. Dans la veine de la marque finalement. AMI devient-elle par là même une marque à vertu caritative ? Non. Juste une marque qui à des sensibilités. Pas plus que Victoria Beckham qui a commercialisé un t-shirt spécial cette année pour la même cause. Ou le site de dépôt vente de luxe Vestiaire Collective qui a organisé fin novembre une “Designer Archive Charity” où chaque designer (Zac Posen, Christopher Kane, Chloé, Sonia Rykiel, Kenzo, Paul Smith, Temperley London, Nicholas Kirkwood) était libre de proposer une pièce de son choix sur le site et de reverser le bénéfice de sa vente à une association. Vendre, oui, mais redonner un peu aussi, c’est bien. Parfois même jusqu’à en faire un véritable happening.
À gauche : Bonnet rouge AMI dont les bénéfices de la vente sont reversés à Sidaction
À droite : Tshirt commercialisé par Victoria Beckham pour Sidaction
Pour faire oublier le côté purement superficiel de la chose ? Frédéric Godart, sociologue de la mode, soulève la question : « La mode a relativement mauvaise presse ces jours-ci : c’est une industrie qui pollue énormément, dont les employés dans les pays à bas coûts sont souvent très mal traités, et qui est vue comme étant superficielle et à bout de souffle créatif. Certains acteurs de l’industrie ont décidé de réagir sur certains de ces thèmes : la charité permet de faire oublier les aspects mercantiles et superficiels de l’industrie. » Comme dans toute industrie, faire des généralités est mal venu et chaque initiative doit être étudiée et peut être sujet à une étude. «Chaque marque a ses priorités, rappelle-t-il, par exemple Stella McCartney qui propose une mode respectant les animaux et l’environnement.» » Il est vrai que Stella McCartney en fait une vraie priorité, en plaçant la défense la cause animale au cœur de ses collections, mais aussi en investissant les causes qu’elle défend à titre personnel au sein de sa marque. Elle parle ainsi librement d’associations de lutte contre le cancer du sein, de réchauffement climatique, etc.
Stella McCartney printemps-été 2017
Rappelons l’initiative récente de la marque outdoor Patagonia qui lors du Black Friday (le jour de promotion qui suit le jeudi de Thanksgiving) a annoncé qu’elle reverserait l’intégralité des bénéfices de cette journée généralement exceptionnelle en termes de vente à des associations de défenses de l’environnement. Car Patagonia, ce qui les branche, c’est la planète. On leur a demandé concrètement, et ils nous ont dit que “ tout l’argent récolté ce jour-là irait à des organismes communautaires du réseau environnemental à but non lucratif 1 % for the Planet”. Ils œuvrent au sein de communautés locales pour protéger l’air, l’eau et les sols de notre planète pour les générations à venir. C’est 10 millions de dollars qu’ils ont récoltés et donnés. Non seulement admirable, mais aussi ciblé, cohérent avec l’univers de marque qui fait tout pour être une entreprise responsable, et surtout très transparente. L’honnêteté de la démarche dépend-elle de l’écho qu’en fait la marque ?
Droite : Redemption printemps-été 2017
Gauche : La marque Côme est élaborée en association avec CSAO et La Maison Rose
VIVONS GÉNÉREUX, VIVONS CACHÉS ?
Chacun y voit midi à sa porte. Certaines histoires se fondent même sur le principe de la charité. C’est le cas de la jeune marque française Côme qui a intégré lors du processus de création une association de femmes au Sénégal, La Maison Rose. Ces femmes qui ne sont pas brodeuses sont celles qui personnalisent les vestes phares de la marque, et 20% du bénéfice de chaque veste vendue est reversé à l’association. Pour ces deux jeunes entrepreneurs, “l’engagement peut sensibiliser s’il est sincère” alors la communication autour de celui-ci reste un “choix personnel”. Un choix que ne fait plus le magasin Merci, fondé en 2009 par Marie-France et Bernard Cohen boulevard Beaumarchais. Devenu temple de la branchitude, le magasin a été revendu à la famille Gerbi (aussi Gérard Darel) depuis. Le principe ? Un Fonds de Dotation Merci reverse chaque année une part des bénéfices de l’entreprise à une association à Madagascar, ABC Domino, pour y construire des écoles. À la création du magasin, l’engagement du couple Cohen pour l’association était au cœur de la communication. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, même si le fonds existe toujours, même si Merci donne toujours aux enfants de Madagascar. “Nous ne sommes pas un magasin caritatif, explique Arthur Gerbi, nous sommes un business engagé. L’engagement est le même, mais on communique moins dessus, c’est tout. Notre vocation est toujours là, on ne va pas renier notre nom. Mais les gens ne vont pas venir chez nous parce qu’on est engagés, mais parce qu’on a de belles choses. On est un magasin, pas une fondation.” Business first certes, mais une honnêteté commerciale rare dans le milieu. Vivons généreux, vivons cachés ?
“Nous ne sommes pas un magasin caritatif, nous sommes un business engagé. L’engagement est le même, mais on communique moins dessus, c’est tout. »
Car dire que l’on fait du bien, ne serait-ce pas une façon déguisée de se débarrasser d’une certaine culpabilité qui colle tant bien que mal à la mode ? “Bien sûr, reconnaît Frédéric Godart, la futilité de la mode est handicapante, et la charité est une façon de lutter contre cette image. Dans certains cas, il s’agit aussi d’une démarche purement morale des marques, qui n’en attendent rien.” La marque Redemption illustre assez bien cet exemple. L’italien Gabriele Moratti a lui aussi fondé sa marque sur le principe de la charité. Non seulement 50% de leurs bénéfices sont reversés à des associations mais ils se font la promesse de promouvoir ces associations dont on ne parle d’après lui pas assez. “Nous pensons qu’en partageant, et en apportant des opportunités à ceux qui en ont besoin, nous pouvons contribuer à créer un système positif au sein duquel nous avons tous à y gagner, au lieu de perpétuer un système où les gains de quelques-uns se font aux dépens de tous les autres.” Les associations, il est tombé dedans quand il était petit, ses parents étaient eux très investis dans un centre de lutte contre les addictions et un centre d’aide sociale. S’ils ne communiquent pas plus que ça sur leur implication caritative, c’est parce qu’il veut que les gens achètent le produit “parce qu’ils l’aiment dans un premier temps, et dans un second temps parce qu’ils savent que nous donnons”. Lui aussi n’oublie pas le business auquel il appartient mais en mesure ses enjeux. “Si l’industrie de la mode décide de promouvoir un message caritatif, propose un changement social réel ou une prise de conscience écologique, cela pourrait probablement atteindre toute la planète. Cette industrie de la mode dans son ensemble si on englobe tout très largement est la deuxième plus grosse industrie au monde en termes de personnes qui y contribuent. Alors rien que si on commençait à payer équitablement les gens, surtout lorsque la production se situe dans des pays émergents, rien que ça, ce serait une contribution massive à un monde plus juste et plus honnête.
Il y a une vertu éducative non négligeable intrinsèque à la mode qui existe via les produits, mais par l’image aussi. “Les marques se doivent d’éduquer le public sur ce qui peut et doit être fait, et sur ce qui est fait, c’est la seule façon de changer les priorités des consommateurs et de les rendre plus responsables”, explique le sociologue Frédéric Godart.
Attachée de presse chez Maison Martin Margiela, Letizia Calcamo n’a pas attendu de travailler dans la mode pour être investie. Elle qui est toujours venue en aide aux réfugiés à Paris vient de monter une association “parce qu’il fallait que ce soit légal si on voulait récolter des fonds” qui s’appelle “Va faire cuire un oeuf” en écho aux nombreux oeufs qu’elle leur distribue toutes les semaines. “Charité et mode détonnent souvent, raconte-t-elle. Les gens que je rencontre sont souvent étonnés quand je leur dis que je suis attachée de presse. Il n’y a jamais de jugement, mais ça les fait sourire. Comme quoi le milieu souffre véritablement d’une image négative. Mais paradoxalement, je sens un véritable élan qui émane de ce milieu. J’ai l’impression que les gens veulent que ça change.” Elle a organisé un dîner caritatif où chaque ticket était vendu 20€. « Un grand bureau de presse parisien y a fêté son dîner de Noël sans que personne ne le sache, nous dit-elle. On m’a reproché un côté branché parce que le dîner a eu beaucoup de succès mais l’argent n’a pas d’odeur. Je suis super fière de toutes les personnes qui sont venues me soutenir et quand je vais aider un mec du Bangladesh à ouvrir un compte en banque, personne ne le voit.” Ici travailler dans la mode, c’est se servir de son réseau pour mener à bien un projet. Faire bouger, à son échelle, les choses. Le dîner qu’elle a organisé a récolté près de 12 000 euros, soit de quoi faire vivre son association pendant plus d’une année. Merci qui ? La mode, aussi.