La disparue
 

Article publié le 19 décembre 2015

Texte : Géraldine Sarratia

Pourquoi s’habille-t-on ? Pour qui s’habille-t-on ? Pour se ressembler ou au contraire devenir quelqu’un d’autre ? A travers la redécouverte de photos d’enfance, la journaliste Géraldine Sarratia analyse son rapport au vêtement. Un rapport essentiel, vital, au carrefour de l’identité sociale et genrée, longtemps instrument d’une célébration : celle de l’imaginaire sur le réel.

1977

J’ai commencé l’école précocement, à deux ans, dans un petit établissement privé situé dans une rue parsemée de platanes du centre de Biarritz. L’école s’appelait Sainte Marie, mais mes parents, qui y enseignaient, avaient coutume de dire « chez les soeurs ». Mes parents étaient « instits ». A l’époque, pas vraiment besoin de diplôme universitaire ou du Capes pour enseigner dans le privé. Un bac faisait l’affaire. A Sainte Marie, mon père est un jeune prof de sport au teint hâlé et aux muscles encore bandés par deux ans passés à l’Armée, chez les paras. Il porte le plus souvent un survêt Adidas, le modèle bleu marine à fines rayures blanches, mon préféré. Ma mère enseigne le français et l’espagnol, parfois un peu d’histoire-géo. Elle cultive une élégance discrète et mélancolique. Elle porte des vêtements fluides, féminins, jamais ouvertement sexués, qu’elle assortit toujours d’accessoires : une paire de larges lunettes façon actrice italienne des années 60, ou une paire de gants bicolores, en coton blanc cassé et en cuir beige qu’elle enfile pour conduire la deux-chevaux verte à toit ouvrant.

Ce sont les premiers jours de novembre. Je viens de fêter mes deux ans. Il fait sûrement encore doux, comme souvent au début de l’automne au Pays Basque. Dans les années qui suivront, mes anniversaires seront de grandes fêtes, de longues heures de jeu dont nous ressortirons en nage, en short et tee-shirt. Pendant la récréation, dans la cour, j’éclate en sanglots. Ma culotte est trempée, j’ai honte. Une auxiliaire s’approche et m’emmène dans un petit bâtiment, au fond de la cour. Son corps est rassurant, rond, comme celui de ma grand-mère. Elle me renverse et me cale contre son tablier. Dans un panier, elle a amassé des culottes « de rechange » oubliées par d’autres enfants. J’hérite d’une culotte en éponge rouge, de garçon, un peu trop grande pour moi. La honte cède place à une légère électricité.

1979

Au dos de la photo, carrée, petite, couleur, il est écrit « rentrée septembre 1979 ». Je suis photographiée de face, debout dans le parc qui entoure la résidence où nous vivons, avec mes parents. J’ai quatre ans, c’est la fin de l’été, de ses longues soirées à jouer dehors jusqu’à perdre haleine avec les autres enfants de la résidence. Je porte une robe mauve à col blanc. Elle est recouverte par ce qui me semble aujourd’hui être un tablier d’écolière dans les mêmes tons, rose et mauve, à manches longues. J’ai les cheveux mi-longs, bouclés et éclaircis par les mois d’été. En s’approchant du cliché, on discerne deux boucles d’oreilles dorées. Aux pieds, des sandales blanc cassé à légères brides. Ma mère, agenouillée près de moi, me tient contre elle. Nous sommes bien assorties. Elle porte une chemise rose foncé à fines rayures, un pantalon blanc pattes d’eph évasé. Elle sourit à l’objectif et me tient par le bras. Mes mains jouent avec ce qui ressemble à un petit objet, ou un brin d’herbe trouvé dans le parc. Je souris timidement, comme en dedans.

J’ai souvent regardé cette photo que je garde précieusement. Elle cristallise dans mon enfance un moment de bascule : est consigné sur ce petit carré aux couleurs sépia la dernière fois où ma mère a choisi mes vêtements. Quand je lui en demanderai la raison, des années plus tard, elle me répondra que je ne lui avais pas laissé le choix. « Tu refusais ce que je te proposais. Tu ne voulais pas de robes. Tu savais exactement ce que tu voulais mettre. Ta sœur, elle s’en foutait complètement. »

Choisir ses vêtements devint un enjeu essentiel pour l’enfant que j’étais. Chaque tenue choisie, loin de la contrainte, de l’habit imposé, devenait alors une fête, une célébration : la victoire (ou ce que je vivais alors comme telle) de mon imaginaire sur le réel. Les pages de l’album photo, que la famille Martin a offert à ma naissance, enclenchent ensuite un tout autre récit. Celui de la disparition de la petite fille aux cheveux bouclés, aux robes fleuries, et de son systématique remplacement par une silhouette aux cheveux courts, toujours en shorts ou en pantalons que l’on confondra immanquablement et jusque très tard avec celle d’un garçon.

1984

Je ne porte une robe que sur une seule photo : celle de ma communion. La robe est blanche et m’arrive au dessus du genou. Je porte également un gilet et de fines ballerines blanches. Je me souviens encore de l’effort, de combien je n’avais pas envie de les mettre. Je me souviens de l’absence de ma mère ce jour-là. Je me souviens de la tétanie ressentie dans cette tenue, de l’impression d’un regard très puissant qui se portait sur moi et qui, lui, n’était pas dupe : à quoi étais-je en train de jouer ? Qui pensais-je berner ? Sur la photo qui consacre l’événement, je parle à une de mes camarades de communion, une main devant la bouche, le corps contraint. Je ne me ressemble pas.

Des années plus tard, je passerai de très nombreuses séances à détricoter ces photos d’enfance, à analyser mes choix comme les créations d’un couturier. Dans ce travail de mémoire, mené sur le divan, je découvrirai souvent à quel point les tenues étaient étudiées, précises, vitales. L’expression authentique d’un style, d’un scénario intérieur. Pour moi s’habiller a toujours été synonyme de se produire en public, et à ce titre de se soumettre à un double scan : social et genré. Enfant mes vêtements me servaient donc à « passer », comme on emploie aujourd’hui ce terme lorsqu’on parle d’une personne transgenre. En maîtrisant les codes, en les réarrangeant selon mon désir, je devenais capable de m’extraire de mes origines, de cette résidence que je détestais, du papier peint à fleurs qui me faisait honte, de cet intérieur que je trouvais trop modeste pour inviter mes amies du collège de Biarritz où régnaient en maître 501, foulards Hermès et Sebago. Avec les bons vêtements, je pouvais également nier l’évidence, tordre le réel et célébrer aux yeux du monde ma toute-puissance : non je n’étais pas une fille. Je n’étais pas une fille puisque l’on me prenait systématiquement pour un garçon.

1993

17 ans. Dans quelques semaines, je passerai le bac. Avec C. , la « meilleure amie » qui occupe toutes mes pensées, nous sommes assises par terre, contre la vitrine de Biarritz-Bonheur, le grand magasin qui surplombe la Grande Plage. On a déjà dormi ensemble et parfois, quand nous sommes côte à côte dans un bar, elle colle très fort ses jambes contre les miennes. Je porte un jean 501 deux tailles trop grand, que j’adore sentir tomber légèrement quand je marche ; une paire de Docksides en cuir marron ; un tee-shirt de Noir Désir, celui de la tournée Tostaky. Je reviens juste de Bordeaux, mon premier concert. Devant mon ardeur, ma mère m’a autorisée à sécher le lycée et à prendre le train pour aller voir Cantat sur scène. Son cou, son air de Corto Maltese, ses mots, son collier indien en os, sa fulgurance, en jean et tee-shirt noir. Je suis transportée, aspirée. C. écoute mon récit, sa jambe caresse la mienne. Un homme s’approche : « ça va les amoureux ? » Sa méprise me plaît. Quelques minutes plus tard, le père de C. vient nous chercher. Il est taciturne, le voyage en voiture est silencieux. Je regarde C. et son père, ou plutôt leurs nuques, calée sur le siège arrière. Assise à l’avant, sur le siège passager, C. passe sa main derrière le siège sans que son père ne s’en aperçoive et saisit ma cheville. Elle caresse mon jean, le petit bout de peau entre le tissu et ma chaussette. Elle ne relâche son étreinte que lorsque la voiture arrive devant chez mes parents.

2015

Après quelques années d’errances vestimentaires, de périodes où j’ai pensé me trouver en me conformant au désir dominant, je me sens apaisée. Mon style s’est affiné parallèlement à la prise de conscience et l’affirmation de mon désir. Je suis une femme qui cultive l’ambiguité, l’androgynie. Mes vêtements préférés raisonnent encore avec les identifications de mon enfance ; ils dialoguent avec elles, mais plus librement. Je n’ai plus envie d’être un garçon, j’aime y jouer parfois.

Je me demande parfois ce que serait devenue la petite fille en robe de mes photos d’enfance. Aurait-elle aimé les talons, le rouge à lèvres vif ? J’essaie de faire la paix avec cette disparue.
Ma pièce préférée est une veste noire, ample à deux larges poches, achetée chez Margaret Howell. Elle a un côté début 80 et ressemble étrangement à celle de Laurie Anderson sur la pochette de Big Science. Elle est simple, extrêmement bien coupée. Mélange de laine et de coton, elle est très agréable à porter. Quand je l’enfile s’enclenche une histoire, une association de signifiants. Dandy, Oscar Wilde, Angleterre, Patti Smith, Laurie Anderson, minimalisme, confort, affirmation. Elle me ressemble.

Choisir ses vêtements
devient un enjeu essentiel pour l’enfant que j’étais.
Chaque tenue choisie,
loin de la contrainte, de l’habit imposé
devenait alors une fête, une célébration :
la victoire de mon imaginaire
sur le réel.

Retrouvez cet article dans The Celebration Issue (FW2015-2016), actuellement disponible sur notre E-Shop

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