Seulement huit ans après la présentation de sa première collection, Jonathan Anderson a atteint les plus hautes sphères de la mode, s’est vu confier la direction artistique de Loewe et a été le premier créateur à diffuser un défilé sur Grindr. Anticonformiste et avant-gardiste, le Britannique de 32 ans incarne aussi une génération de designers pour qui la dualité masculin-féminin est dépassée. Le meilleur d’entre eux ? Analyse.
Anderson a connu une fulgurante ascension, passant du statut de créateur conceptuel méconnu de la mode masculine dessinant des collections inspirées de Raspoutine à celui de créateur influent dictant l’humeur changeante et les dernières tendances de la mode au sein de sa marque éponyme et en tant que directeur artistique de la maison espagnole de maroquinerie Loewe. Son nom est devenu le synonyme d’une esthétique, d’une façon de travailler et d’une attitude trouvant leur écho dans une génération qui sinon aurait peut-être rejeté la mode haut de gamme. Analysons le phénomène.
L’esthétique ? Quand le prêt-à-porter femme d’Anderson a commencé à faire parler de lui en 2010, faisant aussi émerger son prêt-à-porter masculin, on a beaucoup parlé de « fluidité des genres » et d’« androgynie » pour décrire la mise en valeur du côté garçon manqué de sa mode féminine et du côté efféminé de sa mode masculine. Mais la description la plus adéquate aurait été de dire d’emblée qu’Anderson n’avait, de toute façon, jamais tenu compte des paramètres conventionnels d’un habillement sexué. « Je trouve que considérer ce qui est approprié pour les hommes et les femmes est très dépassé. Mon prêt-à-porter féminin n’en serait pas là sans mon prêt-à-porter masculin », affirma Anderson à l’occasion d’un défilé pour défendre ses silhouettes moulantes, ses volants et même ses talons imposants portés par des hommes. Ajoutons à cela une cohorte de motifs visuels inattendus incluant des tapisseries pittoresques de John Allen, des imprimés fleuris à la William Morris, des exemplaires de BD fictives et des gribouillages façon Keith Haring sur d’immenses manches gigot.
Défilé J.W. Anderson automne-hiver 2016
Dans chaque collection de J.W.Anderson, on se surprend à déchiffrer une cacophonie abstraite qui, bizarrement, fonctionne et s’imprime dans la mémoire. Prenons l’exemple de sa collection masculine automne-hiver 2016 présentée à Londres : on y voyait des escargots peints à la main sur des vestes techno et des poches en forme de nuages sur des tenues clinquantes de raveurs, comme pour délibérément opposer rythme lent et rythme rapide. Cette collection fit date, même pour une génération qui n’a pas vraiment le temps d’apprécier des coutures subtiles et des coupes discrètes. La même approche esthétique nourrit le travail d’Anderson chez Loewe, en mettant l’accent toutefois sur leurs cuirs et bien sûr leurs accessoires, et en produisant déjà un classique de la maison, le curieusement astucieux sac Puzzle. Le travail d’Anderson ne se conforme pas à des thèmes évidents. Ceux-ci ont plutôt une allure indéfinissable mais tout de suite reconnaissable comme étant si typiquement J. Dubs. Il suffit de jeter un œil depuis quelques années sur les marques actuelles de haute et de moyenne gamme pour comprendre que leurs créations regorgent de « J. Dubsismes ».
Collection Loewe automne-hiver 2015
Photo : Jamie Hawkesworth
Venons-en à sa façon de travailler. Contrairement à nombre de ses homologues à Londres, Anderson n’a jamais craint d’être ambitieux. Dès le début, son logo s’ancra clairement sur des sweatshirts, des babioles et des sacs. Contrairement à d’autres flambées de logos dans la mode, le branding d’Anderson semble plus subversif et moins flagrant. « Je n’ai pas peur du mot “marque” », déclarait-il en 2012, devinant déjà qu’il n’allait pas seulement baigner dans le petit monde de la Fashion Week de Londres. Quelques années plus tard, il fit habilement renaître de ses cendres un Loewe assoupi, en réinventant tout, de la police du logo à la couleur du packaging. Les réseaux sociaux ont joué un rôle clé dans cette renaissance, d’où la mise à jour régulière du site de la marque, riche en triptyques accrocheurs où se côtoient les références produit et les sources d’inspiration. C’est une façon calculée de deviner comment naît un désir d’ordre matériel dans nos têtes à nous, consommateurs. Et c’est précisément ce désir qui mène Anderson. « Les gens se lassent si vite de nos jours que vous devez continuellement vous renouveler pour garder une certaine fraîcheur », dit-il. Ce risque de lassitude pousse aussi Anderson à puiser dans le passé pour se l’approprier et le réinterpréter. C’est un fait établi, que les créateurs recyclent le passé. Mais Anderson l’assume avec culot. « Cela ne vous appartient plus. Peu importe car de toute façon la mode se nourrit d’elle-même. Quand vous héritez d’archives, vous prenez conscience de ça », confia-t-il en parlant de son utilisation d’anciens imprimés Todd Oldham revisités pour sa deuxième collection homme chez Loewe. De nos jours, dans la masse de produits et de marques, les consommateurs de mode ont la mémoire de plus en plus courte et Anderson exploite ce phénomène avec un franc succès.
Le facteur déterminant mais aussi peut-être le plus intangible du statut d’Anderson comme créateur incontournable de la Now Generation. C’est sa franchise. « Ça ne me dérange pas de faire des erreurs. Je n’ai pas de plan préétabli. Je dis les choses telles qu’elles sont – parfois c’est mal, parfois c’est bien. Cette génération est comme ça », dit-il. Il y a bien des contradictions, même dans ces affirmations. Son image de marque tourne autour de la maladresse, des désirs et de la gaucherie des adolescents. Ses produits révèlent des détails qui ont tous été pensés avec soin. Pourtant, on ne peut nier qu’Anderson s’adresse à un grand nombre de personnes qui pensent que les marques de luxe traditionnelles sont trop inaccessibles et qu’une jupe plissée déjantée ou qu’un tabard en maille répondent mieux à leurs attentes.
En outre, Anderson sait si bien où en sont les réseaux sociaux aujourd’hui que cela le rend particulièrement apte à communiquer d’égal à égal avec ses fans plutôt que de les prendre de haut. « Les gens ne sont pas gênés par leurs erreurs », affirme Anderson. « Ils sont prêts à sortir et à rire d’eux-mêmes. Ils s’exposent. Il y a une culture du microcosme qui n’existait pas du tout avant. Vous pouvez être une petite personne dans un vaste univers et exister quand même. » C’est avec cette idée qu’Anderson a fait une incursion – lui, simple mortel – dans le vaste univers potentiellement inquiétant de Grindr, en faisant le choix surprenant de diffuser en direct le défilé de prêt à porter homme automne-hiver 2016- 17 de J.W.Anderson sur cette application de rencontres gay. « Je ne vois pas de différence entre cette plateforme et n’importe quelle autre », explique-t-il. « Elle représente 7 millions de personnes. C’est un écran. Contrairement aux gens de la mode, personne ne s’oblige à aimer quoi que ce soit. On aime ou on déteste. » Même s’il a fini par admettre à un dîner donné en son honneur chez Selfridges après le défilé que la réaction des utilisateurs de Grindr avait été plutôt négative. « Les gens sont encore si conservateurs », affirma- t-il. « J’étais horrifié que les gens réagissent ainsi en 2016. J’étais choqué que la culture gay soit taboue ainsi que les relations sexuelles. La participation passive ou active doit rester dans le domaine privé. » La communauté Grindr n’a peut-être pas été unanimement réceptive à l’humour nuancé d’un homme portant du J.W.Anderson et se pavanant dans des hermines caricaturales, des colliers de chien en PVC et des pantalons en maille côtelée mais, pour ce créateur, leur opinion compte tout autant que celle d’un critique de mode. Il sait que leurs voix ont de l’importance. « Pourquoi ? Parce que c’est ça, l’avenir », prédit-il avec emphase.
Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : Now Generation, disponible sur notre eshop.