L’interview de Loïc Prigent : pourquoi l’humour est nécessaire pour la mode ?

Article publié le 1 avril 2019

Texte : Antoine Leclerc-Mougne.
Cet article est extrait de Antidote : Survival printemps-été 2019, photographié par Davit Giorgadze.
Photo : JF PAGA courtesy of Grasset.

Journaliste et réalisateur, Loïc Prigent a imposé depuis plusieurs années son regard piquant et amusé sur le monde de la mode. Pour le numéro printemps-été 2019 d’Antidote : Survival, il revient, à travers son parcours et des anecdotes personnelles, sur la nécessité de rire et de faire de la dérision un outil de survie dans un milieu parfois considéré comme trop sérieux.

Dans les années 80, la mode semblait être un univers nourri par le fun et la frivolité : Jean-Paul Gaultier organisait des défilés-­concerts, les mannequins de Sonia Rykiel déambulaient avec un sourire jusqu’aux oreilles, Pat Cleveland exagérait sa démarche théâtrale avec de petits pas et Thierry Mugler faisait même fumer Linda Evangelista sur ses podiums. Tout ça, devant un public ébahi et diverti. Puis, dans les années 90, l’arrivée des grands groupes financiers qui investissent dans les marques change la donne. Dorénavant gérée comme n’importe quel autre business coté en bourse, la mode range ses blagues et sa gaieté au placard ; et change sa conduite avec une communication plus verrouillée que jamais, et des défilés aussi sérieux que démesurés afin d’y montrer sa puissance économique. Après tout, difficile de s’amuser quand on doit créer autant de collections par an et que derrière un simple vêtement, on pense désormais résultats et bénéfices mondiaux en milliards d’euros. En conséquence, cette surcharge d’enjeux inédite a réduit pour un moment les possibilités pour la mode de vivre avec légèreté. Pourtant, au sein de ce sérieux généralisé, quelques journalistes et commentateurs se mettent en tête de faire renaître l’humour et la dérision dans un secteur souvent très premier degré. Et Loïc Prigent en fait partie.

Dès les années 90, il se fait remarquer pour ses comptes-rendus caustiques de défilés dans le quotidien Libération – où il rapporte les à-côtés des shows et les potins des coulisses –, avant d’être embauché par Canal+ et de lancer dans les années 2000 son émission phare Habillées pour… avec Mademoiselle Agnès sur les fashion weeks parisiennes. C’est là, avec son œil décalé, qu’il se fait un nom et développe ce qu’on appelle désormais le « ton Prigent », soit un savant mélange de sarcasme et d’ironie, avec une pointe de bienveillance et d’absurdité, qui pousse peu à peu le milieu de la mode à se dérider. Après avoir réalisé les très reconnus documentaires Signé Chanel et Le Jour d’avant pour Arte, Loïc Prigent sort en 2016 son livre J’aime la mode mais c’est tout ce que je déteste (éd. Grasset), ouvrage regroupant des phrases et citations entendues dans les défilés, que le journaliste avait d’abord commencé à lister sur Twitter avec succès quelques années auparavant. Une preuve de plus, s’il en fallait une, que le rire est bien devenu indispensable à la survie de la mode.

« Ma vision de la mode, c’est un mélange de glamour complètement artificiel et de répliques bien bossées de rédactrices qui se comportent comme si elles étaient Cléopâtre. »

ANTIDOTE. D’où vous vient cette envie de toujours déceler ce qui peut amuser ou faire rire dans la mode ?
LOÏC PRIGENT. Je crois que ça me vient de Funny Face (Drôle de Frimousse en français, ndlr), un film avec Audrey Hepburn et Fred Astaire qui dépeint, de façon très frivole, la rédaction d’un magazine de mode à Paris. C’est très drôle et très bien écrit. J’ai découvert cette comédie musicale au ciné-club quand je devais avoir 15 ans environ. À l’époque, j’achetais aussi beaucoup de magazines de mode dans lesquels les poses des mannequins étaient encore très prononcées voire exagérées. Depuis, ma vision de la mode c’est ça, un mélange de glamour complètement artificiel et de répliques bien bossées de rédactrices qui se comportent comme si elles étaient Cléopâtre.

Est-ce que ça s’est révélé proche de ce que vous avez découvert en faisant vos premiers comptes-rendus de défilés pour Libération, au début de votre carrière ?
Totalement ! Ce que je voyais et ce que je vivais, c’était ce mélange de folie furieuse, d’instantanés, de diktats périmés, de manque de recul, de culte de l’emballement, de sens du slogan… Un ensemble qui m’a complètement séduit.

Pensez-vous être arrivé à un moment où la mode avait un peu perdu son sens de l’humour et se prenait trop au sérieux ?
C’est vrai que si on pense aux défilés des années 80, c’était plus amusant, plus détaché et plus flamboyant. Je me rappelle notamment de Jean Paul Gaultier qui avait organisé un défilé très folklore qui s’appelait « La concierge est dans l’escalier » en 1988, où on pouvait voir des robes faites à partir de plumeaux ou de rideaux de portes. Et les invités s’en amusaient beaucoup. À l’inverse, dans les années 90, les défilés extravagants de Comme des Garçons n’ont jamais été vus comme quelque chose de drôle, ils étaient perçus comme étant beaucoup plus cérébraux… Cela dit, il y a toujours eu des créateurs avec de l’esprit qui sont restés beaucoup moins frileux que le reste de l’industrie : je pense notamment à Sonia Rykiel, à Karl Lagerfeld ou à Marc Jacobs, qui ont toujours su accepter la taquinerie et n’ont jamais vraiment pris la mode trop au premier degré.

Avez-vous déjà reçu des remarques ou des critiques de la part de maisons de mode ou de créateurs quant aux observations et aux blagues que vous aviez faites sur elles, et qui seraient allées trop loin ? Je pense notamment à cette fois où vous avez parlé de la « raie de Rei Kawakubo »…
Il s’agissait de la raie au milieu de ses cheveux bien sûr. Sinon, c’est vrai qu’il y a certaines marques avec qui c’est plus délicat et avec qui il est plus difficile de rire, oui. Mais honnêtement, je n’ai pas à me plaindre. J’ai toujours pu garder ma liberté de ton car je ne dis jamais quelque chose de méchant gratuitement. Je me souviens que le New York Mag avait aussi une fois publié des phrases et propos entendus pendant les fashion weeks, un peu sur le même concept que celui guidant mon livre J’aime la mode mais c’est tout ce que je déteste. Le problème, c’est qu’il y avait dans leur sélection des choses très méchantes sur des personnes qui étaient nommées. Ce n’est pas quelque chose que je me permettrais de faire car si on ne fait pas attention, ça peut vite devenir un repère de langues de putes infernal. Je reconnais que mon procédé n’est pas dénué d’ironie et de cynisme, mais je ne tombe jamais dans la cruauté ni la dénonciation.

Vous venez de mentionner J’aime la mode mais c’est tout ce que je déteste, un ouvrage qui a rendu votre travail encore plus populaire auprès du grand public. À l’origine, vous publiiez les fameuses citations sous forme de tweets. Comment expliquer le succès qu’elles ont reçu ?
Je crois justement que le fait de conserver l’anonymat des phrases fait qu’énormément de gens se reconnaissent dedans et s’y identifient. Ce qui les fait rire. J’adore quand je regarde les commentaires sous mes publications et que je lis des choses du genre : « Ah, mais c’est tellement nous ! », ou quand des gens taguent leurs amis avec un « T’aurais pu le dire ça ». Ils s’incluent ainsi dans la relative horreur qui a été balancée à l’origine et s’en amusent.

Quand avez-vous développé ce concept d’aller piocher et partager des phrases que vous entendiez dans les défilés ?
J’ai commencé quand j’étais à Libération. Je l’ai fait pour la première fois lors des fashion weeks de mars et octobre 1997 à Paris. Puis ça m’était resté en tête. En 2013, j’ai décidé de reprendre le principe sur Twitter avec un concept du genre « ce qu’on entend dans les défilés ». C’était juste après avoir assisté à un show couture où j’avais vraiment entendu des choses très drôles que je ne pouvais pas garder pour moi. D’ailleurs souvent, les gens s’interrogent quant à ma présence aux défilés et me demandent où j’étais. Le truc, c’est que quasiment personne ne me vois puisque je suis en coulisses. C’est là que tout se passe et qu’on entend de véritables perles.

Une des autres origines, c’est la fois où j’ai réalisé un sujet sur Sonia Rykiel pour la télé. Ça devait être en 1998/1999. Je l’ai interviewée et face caméra, elle disait des trucs complè­tement déments. Mais je ne m’en suis rendu compte qu’en salle de montage en retravaillant les images. C’est là que j’ai eu l’idée d’afficher en gros les phrases sur l’écran pour que le public les relise et capte vraiment ce qu’elle venait de dire. Ça créait un effet visuel vraiment percutant que j’ai réitéré plusieurs fois, notamment pour l’émission Habillées pour… l’été 2017 qui rendait justement hommage à la créatrice récemment décédée. Je me souviens de cette quote qu’on a écrite sur l’image sous la forme de gros sous-titres : « J’aime profondément le noir. Infiniment. C’est à dire le noir, on le voit pas et on le voit. »

« Je crois que pour créer il faut se perdre dans la folie, dans le n’importe quoi. »

La mode avait besoin de ça pour se voir un peu plus dans le miroir et se rendre compte de sa possible absurdité, ainsi que de l’humour qu’elle peut avoir malgré elle ?
Disons que ce côté sans filtres, ce sens du slogan et de la fulgurance qui caractérise le monde de la mode et dont on parlait plus tôt, est tout à coup devenu palpable et tangible. Ça a également permis de mettre en avant le côté frivole. Aussi, je crois que ça leur a donné un peu de recul, car j’ai parfois aussi extrait des phrases officielles noyées dans des communiqués de presse de marques dont personne n’avait remarqué le sens comique.

Souvent les gens me disent : « Ah qu’est-ce que tu es marrant ! » mais c’est plutôt l’inverse en fait. Ce sont eux qui le sont, sans s’en rendre compte la plupart du temps. Ils balancent une punchline et moi je suis là pour leur permettre de s’en apercevoir. Ce que j’adore c’est quand ils pensent que ce qu’ils disent est normal alors que c’est juste complètement fou, comme quand un créateur me dit que l’inspiration de sa collection « c’est Frankenstein qui va au supermarché » ou qu’un maquilleur me dit que cette saison, il avait « envie d’un œil rond et d’une bouche très bouche ». Ils ont leur propre réalité, leur propre langage finalement, et quelque part c’est normal car je crois que pour créer il faut se perdre dans la folie, dans le n’importe quoi.

Diriez-vous que la mode s’est vraiment remise à rire ces dernières années ? Qu’elle se prend moins au sérieux ?
C’est vrai que des marques comme Gucci avec leur campagne de pub sous forme de mèmes moquant leur propre esthétique par le prisme de la culture internet, ou Dior qui colle son logo J’ADIOR un peu partout pour se moquer de la contrefaçon dont elle peut être le sujet montrent qu’on a compris qu’il fallait se détendre. Cela dit, je crois que c’est souvent une question de perception. Je parlais récemment à des employés d’une grande maison, qui me disaient que j’avais une vision très fun de leur marque, alors qu’en réalité leur travail n’était pas du tout fait à la légère. En fait, je pense que les campagnes de Gucci ont été réalisées avec un grand sérieux et une véritable efficacité. Mais si on regarde bien, il y a une forte tendance à la mégalomanie ces temps-ci avec des défilés démesurés et gigantesques. Ça pour moi c’est très drôle car dans ce cas, pour le coup, les marques se prennent encore très au sérieux, sans aucune auto-dérision, et c’est bien de le pointer du doigt.

À l’ère du digital, les marques sont-elles finalement obligées d’accepter la moquerie et la critique ?
Absolument ! Et elles l’ont fait, au moins en termes esthétiques. Grâce aux réseaux sociaux, qui ont donné la possibilité de réagir très rapidement, voire parfois violemment, on est également enfin parvenu à obtenir de la diversité sur les podiums, alors que ça faisait déjà 20 ans que Naomi Campbell se battait là-dessus mais que rien ne changeait. Sur ce genre de sujets, ça a vraiment fait bouger les lignes.

Ensuite, côté humour, c’est vrai qu’on observe aussi un change­ment et une multiplication des traits d’esprits sur les actus, les défilés, les collections et les campagnes des marques. Quand on repense aux nombres de blagues et de mèmes qu’il y a eu sur la disparition de l’accent aigu de Celine, c’est quand même hallucinant ! Mais ce qui est très intéressant, c’est justement le phénomène d’hybridation que cela peut créer, quand des marques récupèrent la moquerie dont elles sont l’objet pour montrer qu’elles sont cool et qu’elles savent rire d’elles-­mêmes ; comme Fendi, qui depuis plusieurs saisons fait appel au créateur du compte Instagram @hey_reilly, connu pour ses montages parodiques sur le milieu de la mode, afin de réaliser des campagnes digitales.

Croyez-vous que la nouvelle génération de créateurs se joue d’autant plus des codes de la mode et cherche volontairement à nous amuser, à l’image d’Amélie Pichard qui a pris Pamela Anderson puis Nabilla comme égéries, ou de Demna Gvasalia chez Balenciaga qui a créé un sac ressemblant comme deux gouttes d’eau à celui qu’on trouve chez Ikea ?
Ils s’amusent, c’est certain, et là c’est eux qui nous perturbent car on ne sait jamais vraiment à quel degré le prendre. Mais je crois que l’un de ceux qui s’amusent le plus reste Karl Lagerfeld. C’est quelqu’un d’extrêmement cocasse et c’est quelque chose qui se ressent dans son travail, comme à travers son défilé automne-hiver 2015/2016 pour Chanel, réalisé dans un supermarché construit de toutes pièces en plein milieu du Grand Palais. Il y avait des calembours partout : sur les sacs à main, dans le décor, sur les vêtements et même dans la bande-son. Tout était une énorme blague. Chanel avait par exemple créé des sandwichs Cambon-­beurre (en référence à la rue Cambon où se trouvent l’adresse historique de la maison, ndlr). Ce qui est génial, c’est ce que raconte ce show, qui dit clairement au public : « on a le savoir-faire, on a la puissance, on a la domination et en plus, on est drôle ». Plus récemment, Chanel a annoncé arrêter l’utilisation de peaux exotiques dans ses collections. À l’occasion du défilé des Métiers d’Arts à New York, Karl Lagerfeld a donc présenté ses premiers sacs en faux croco. Et au lieu de s’appesantir sur les considérations éthiques qui avaient amené à ce choix, Karl a préféré faire une blague en lien avec Coco Chanel en m’expliquant très simplement (Loïc imite alors l’accent allemand du créateur, ndlr) : « Ce n’est plus du crocodile, c’est du Cocodile ! ».

« Je me suis rendu compte que les marques, même institutionnelles, pouvaient aller très loin dans l’humour. »

Selon vous, pourquoi certaines maisons ont encore du mal à jouer cette carte de l’humour et de la légèreté ?
Je pense que certaines griffes sont moins drôles tout simplement parce qu’elles ne sont pas dirigées par un créateur qui a de l’esprit ou que les équipes marketing sont en panique a l’idée de se décrisper une seconde. D’autres ont peur de s’y aventurer pour une question d’image. Je connais des marques dont l’inspiration pour la collection est souvent très fun mais qui ne l’évoquent jamais et préfèrent le taire pour plutôt parler de quelque chose de très sérieux et vaguement pompeux.

Auraient-elles peur d’associer humour et luxe, comme si ces deux notions étaient totalement incompatibles ?
Oui, c’est presque comme si ça n’était pas assez respectable pour elles et que ça ne correspondait pas à l’idée qu’on peut se faire du « chic ». En gros, elle se disent que rire, c’est vulgaire et que ça peut faire moins vendre. Mais honnêtement, je remarque dans mon travail que les gens s’amusent beaucoup. Si je suis dans la mode c’est parce que c’est une industrie qui est drôle dans le très bon sens du terme ; drôle à suivre, drôle à vivre.

Parfois, vous provoquez cet humour en demandant à des créateurs comme Jeremy Scott de participer à des interludes filmés sous forme de sketchs. Avez-vous tourné des vidéos avec des créateurs que vous n’avez jamais montrées ?
Je crois que le truc le plus fou que j’ai fait, c’était avec Dior au milieu des années 2000. C’était une demande de la créatrice de bijoux Victoire de Castellane qui, avec son mari Thomas Lenthal, voulait réaliser un télé-achat pour présenter la dernière collection de joaillerie de la maison. Je me suis donc retrouvé à filmer Victoire de Castellane et Sidney Toledano (PDG de Dior à l’époque, ndlr) en train de vendre des rivières de diamants comme si c’étaient de basiques ceintures électroniques abdominales faites pour maigrir. On avait aussi embauché l’attaché de presse de la joaillerie à l’époque pour faire la fille du standard de cette fausse émission de télé-achat, et on l’avait recouverte de suie avant que Victoire de Castellane ne vienne crier face caméra : « Le standard a explosé ! ». De son côté, Sidney Toledano faisait des discours de bonimenteur complètement absurdes. C’était vraiment très drôle.

La vidéo a été présentée en journée presse dans la boutique Dior de l’avenue Montaigne, à Paris, sur un mur entier de postes de télévisions ressemblant à un rayon télé d’un magasin d’électro­ménager. Je me souviens encore de la tête des journalistes japonais qui ne comprenaient pas ce qui était en train de se passer. Ils hallucinaient ! La seule condition de Dior à l’époque a été que la fausse émission ne soit pas diffusée en dehors de ce cadre. Et comme il n’y avait pas encore de réseaux sociaux, ça n’a jamais fuité. Malgré tout à ce moment-là, je me suis rendu compte que les marques, même institutionnelles, pouvaient aller très loin dans l’humour. Et pour moi, finalement ça doit être ça la mode : des traits et mots d’esprit, de la légèreté, avec juste ce qu’il faut d’invention et de subversion.

Cet article est extrait de Antidote : Survival printemps-été 2019, photographié par Davit Giorgadze.

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