Après des décennies d’exclusion, comment l’inclusivité s’est imposée dans la mode

Article publié le 10 septembre 2019

Texte : Henri Delebarre.
Article extrait d’Antidote Magazine : Pride hiver 2019-2020.
Photo : Byron Spencer pour Antidote.

Vecteurs de diffusion de la mode, les mannequins sont longtemps restés soumis à une vision idéalisée et excluante de la beauté. À l’heure où l’inclusivité est sur toutes les lèvres, un basculement s’opère enfin : âgés, de couleur, transgenres ou handicapés, des podiums aux campagnes publicitaires, les corps sont aujourd’hui célébrés dans toute leur diversité. Ou presque.

La mode l’efface autant qu’elle le met sur un piédestal. Sur les podiums, sa présence est primordiale et son choix stratégique, à l’ère de la toute puissance d’Instagram et du règne de l’image. Pourtant, le plus souvent, ce n’est pas sur lui que l’attention se concentre mais plutôt sur les vêtements, qu’il se contente de mettre en forme.
D’abord simple reproduction en osier d’un corps féminin, le mannequin est, à l’origine, un corps déshumanisé, objectifié. Puis, comme l’écrit le couturier Paul Poiret dans En habillant l’époque, au XIXe siècle, le mannequin prend vie pour dépasser sa simple fonction de faire-valoir. « Le mannequin vivant, qui a été créé par le grand Worth, [célèbre couturier anglais basé à Paris, ndlr] (…) initiateur de l’industrie de la grande couture, prouve bien que le mannequin de bois ne répondait pas à ses besoins. » Tels des Pygmalions modernes, les couturiers lui donnent vie. Mais avant de lui conférer l’apparence de leur vision fantasmée de la féminité, comme le feront plus tard Thierry Mugler ou Hedi Slimane par exemple, les couturiers recrutent d’abord des femmes dont le physique ressemble à celui des clientes. « Dans la Haute Couture, les premiers mannequins vivants étaient appelés des « sosies » car il fallait que les clientes s’imaginent elles-mêmes dans les vêtements, explique Serge Carreira, maître de conférence sur le luxe et la mode à Sciences Po Paris. C’était une façon de présenter la collection comme si c’était la cliente qui la portait. » Le mannequin était alors généralement mince et blanc, par mimétisme avec la clientèle très homogène de l’époque.
De plus en plus starifié, son corps délaisse progressivement l’anonymat et s’érige en idéal, jouant un rôle déterminant dans l’établissement et la diffusion des canons de beauté. Qualifié de « modèle » voire de « supermodèle », il convoie désormais une vision excluante, monolithique et fantasmée de la féminité : celle incarnée par une fille jeune, mince, blanche et mesurant un mètre quatre-vingt, qui laisse peu de place au réalisme et à la diversité. « Le mannequin vivant, c’est une femme qui doit être plus femme que les femmes », écrit encore Paul Poiret. Présentée aux Rencontres d’Arles en 2012 avant de s’exporter à la Cité de la mode en 2013, l’exposition « Mannequin : le corps de la mode » du palais Galliera revient sur cette position ambiguë, fondée sur une ambivalence entre réalisme et illusion ; une dualité entre le rôle de portemanteau et celui de sex-symbol. Aujourd’hui, cette antinomie pèse de moins en moins sur les épaules des mannequins ; mais pendant très longtemps, elle a freiné l’intégration de corps variés et nié l’hétérogénéité de nos sociétés.

Photo : Défilé organisé le 22 janvier 2002 au Centre Pompidou, présentant rétrospectivement la collection Yves Saint Laurent Haute Couture printemps-été 1967.
Paco Rabanne fait partie des premiers créateurs à faire défiler des mannequins noirs, dont la couleur de peau se démarque de celle de ses clientes. Mais dans l’assistance entièrement blanche de ses défilés des années 60, les réactions sont épidermiques. Scandalisées, les rédactrices américaines, originaires d’un pays où la ségrégation n’est abolie qu’en 1964, laissent entrevoir un racisme qui demeure encore prégnant dans toute l’industrie. La route semble encore longue avant le couronnement d’une Naomi Campbell ou d’une Jourdan Dunn.
En 1962, Yves Saint Laurent creuse également le sillon d’une meilleure représentation de la diversité en faisant défiler la top noire Fidelia, avant de consacrer la Guinéenne Katoucha au rang d’égérie et muse dans les années 80. Mais si elle contribue aussi à faire évoluer les mentalités, la démarche du créateur s’avère davantage esthétique que politique. « Chez Yves Saint Laurent, la figure de cette beauté noire demeure dans une fantasmagorie et dans une symbolique de l’ordre de l’exotisme », analyse Serge Carreira. Comme celui d’Eugène Delacroix, le regard porté par le couturier né en Algérie serait le fruit d’une vision orientaliste, telle que l’a théorisée Edward Saïd en 1978 dans son célèbre ouvrage L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident. Grand coloriste, Saint Laurent semble par ailleurs avoir recours aux peaux ébènes afin de renforcer l’éclat de certaines couleurs comme le fuchsia.
En dent de scie selon les décennies, l’évolution de la mode en faveur d’une plus grande inclusion des corps non-blancs va de paire avec les évolutions économiques, sociétales et politiques. Ainsi, parallèlement au développement du marché du luxe en Asie – un continent devenu incontournable pour les grandes marques –, le nombre de mannequins asiatiques s’est sensiblement accru ces dernières années. Et en juillet 2008, alors que Barack Obama vient de remporter les primaires du Parti démocrate et s’apprête à devenir le premier président noir des États-Unis, la rédactrice en chef de Vogue Italie, Franca Sozzani, prend les devants en consacrant l’entièreté du nouveau numéro à la beauté noire, aperçue pour la première fois en Une de Vogue US en 1974 (avec Beverly Johnson). Rééditée plusieurs fois, cette édition est un succès foudroyant alors que la vague des blondes aux yeux bleus venue d’Europe de l’Est a balayé les mannequins noirs des podiums dans les années 2000.

Bernard Andrieu : « L’extrême minceur de Kate Moss est devenue une norme qui a nié les autres formes de corps. »

Si Priyamvada Gopal reconnaît qu’une telle initiative fait de nouveau entrer de plain-pied la question de la visibilité – ou plutôt de l’invisibilité – des corps racisés dans la mode, l’enseignante en littérature coloniale et post-coloniale à l’Université de Cambridge déplore malgré tout la subsistance d’une approche eurocentrique, qui aborde toujours les personnes de couleur dans leur rapport à la blancheur, les reléguant à un « numéro spécial » épisodique. Car les principaux foyers de la mode demeurent en Occident. « Les femmes noires n’ont pas grand chose à gagner de ce numéro : il présente toujours la blancheur comme la seule norme culturelle souhaitable alors que c’est justement ce qui doit être remis en question », analyse la chercheuse dans un article du Guardian. Généralement crépus ou frisés lorsqu’ils sont au naturel, les cheveux de Naomi Campbell, Sessilee Lopez, Liya Kebede et Jourdan Dunn se retrouvent parfaitement lisses en couverture du numéro spécial de Vogue Italie. Et leurs peaux y apparaissent davantage « latte qu’americano ».
Il n’empêche cependant que cette édition a réouvert une brèche dans le mur d’un barrage qui, encore trop souvent, continue de filtrer les corps qui ne correspondent pas au stéréotype original du mannequin érigé en norme. Et à mesure qu’apparaissent de plus en plus de modèles âgés, trans ou handicapés, la fissure continue de s’élargir. Dans son rapport sur la diversité pour la saison automne-hiver 2019-2020, The Fashion Spot confirme cette tendance puisque selon le site spécialisé, 38,8% des mannequins féminins ayant défilé durant cette saison étaient des personnes de couleur. Un pas de géant quand on sait que pour le printemps-été 2016, selon Business of Fashion, 79.4% d’entre elles étaient blanches. Mais si l’équilibrage de ces chiffres progresse chaque saison, tout comme le pourcentage de mannequins de plus de cinquante ans, encore très faible mais grimpant en flèche (de 0.17% pour l’automne 2018 à près de 0.5% seulement un an plus tard, selon The Fashion Spot), on ne peut en dire autant des modèles « plus size », dont la présence restée rare a récemment reculé – bien que très légèrement. Lors des shows de la saison automne 2019, ces dernières ne représentaient que 0.69% du nombre total de mannequins.
Pourtant, dans nos sociétés où les canons fluctuent d’un siècle à l’autre, la minceur – pour ne pas dire la maigreur – n’a pas toujours été synonyme de beauté. Des Trois Grâces de Rubens (1639) aux Baigneuses de Courbet (1853) ou de Cézanne (1906), les rondeurs l’ont même longtemps supplantée. Ce n’est que dans les années 1920 que commence à se mettre en place le culte du corps filiforme, dynamique et élancé, sculpté par la pratique du sport (en pleine expansion, sous l’influence de la vague hygiéniste) et rejoignant la mode de la « garçonne », fine et élégante, qui apparaît durant les années folles. « La minceur signale aux autres que l’on contrôle sa vie et son corps. Elle implique une discipline de soi », explique David Le Breton, sociologue et auteur d’Anthropologie du corps et modernité (1990). Le corps gros se retrouve ainsi stigmatisé. Ignoré par la mode, dont l’un des rôles est de prescrire le beau, il devient par défaut assimilé au laid.

Photo : défilé John Galliano printemps-été 2006.
Mais c’est surtout dans les années 90, avec l’arrivée de Kate Moss dont on compare le corps à une brindille, que s’opère un changement de paradigme. Pour Serge Carreira, « après les supermodèles pulpeuses des années 80 telles que Claudia Schiffer ou Cindy Crawford, Kate Moss incarne un changement d’époque ». Selon lui, « c’est la combinaison de la photographie ultra-réaliste de Corinne Day [la photographe qui a lancé la carrière de Kate Moss, accusée par ses détracteurs de promouvoir l’anorexie, ndlr] et du porno chic qui a conduit à l’émergence d’une ultra-minceur ». Poussée à l’extrême dans les années 2000, cette esthétique connaît ses limites en 2006, avec la mort du mannequin brésilien Ana Carolina Reston des suites de son anorexie.
« L’extrême minceur de Kate Moss est devenue une norme qui a nié les autres formes de corps », ajoute Bernard Andrieu, philosophe du corps et enseignant à l’Université Paris Descartes. Pourtant, en octobre 2006, soit un mois à peine avant la mort d’Ana Carolina Reston, Jean Paul Gaultier (révéré depuis les années 80 pour avoir constamment célébré la diversité, en faisant notamment de Farida Khelfa sa muse alors que les mannequins arabes restent encore aujourd’hui extrêmement rares) fait défiler Velvet d’Amour pour les 30 ans de sa marque. Pesant près de 130kg et assumant ses formes avec fierté, l’Américaine avait également rejoint le show John Galliano printemps-été 2006. Ode à la singularité et à l’individualité, ce défilé mettait en scène une grande palette de physiques. Minces ou gros, grands ou petits voire nains, mais aussi musclés et marqués par le temps, son casting faisait cohabiter les différences et soulignait la subjectivité de la beauté, affirmant implicitement que tout le monde à droit à la considération. « C’était une sorte de pied de nez radical au secteur et à ses canons », se souvient Serge Carreira.

Ester Manas : « Il faut que la mode arrête de dire qu’il y a une élite corporelle. Si on se sent fabuleuse, qu’on porte du 34 ou du 46, qu’est-ce que ça peut faire ? »

Les corps défiant les normes inatteignables dressées par la mode restent cependant marginalisés. Pourtant, de l’autre côté du miroir de la fashion sphère, le corps rond par exemple est loin d’être rare. Publiée en 2016 sur le site ClicknDress, une étude avance qu’en France, 40% des femmes feraient une taille supérieure ou égale au 44. Les enseignes haut de gamme s’aventurant rarement au-delà du 42, le manque à gagner semble considérable dans un secteur pourtant avant tout tourné vers le profit, comme toute industrie.
Finaliste au Festival de Hyères en 2018 grâce à sa collection « Big Again », Ester Manas rétablit l’égalité en proposant un accès à la mode à toutes les femmes, qu’elles soient minces ou grosses, petites ou grandes. Taraudée depuis toujours par le rapport aux corps et faisant elle-même une taille 44, la créatrice française façonne des pièces en taille unique adaptables, pouvant convenir à toutes les morphologies. Grâce à des jeux de fronces, de zips, de pliages ou de boutonnages savamment placés au niveau de la taille ou des épaules, les pièces deviennent métamorphosables et s’étendent de la taille 34 au 50. « Tout le monde a droit au même vêtement. Je n’ai pas envie de punir les filles qui font un 34, un 36 ou un 38. Le but, c’est que nous soyons toutes logées à la même enseigne », confie la créatrice dont la démarche inclusive est le fruit d’un déclic face à une table à rallonge Ikea. Avec son concept de « One size fits all », Ester Manas libère également la femme du complexe de la taille. Car en effaçant tout chiffre de l’étiquette, la comparaison qui se transforme parfois en compétition n’est plus possible. « Deux filles de corpulence différente peuvent désormais piocher le même vêtement sur le même portant. Il faut que la mode arrête de dire qu’il y a une élite corporelle. Si on se sent fabuleuse, qu’on porte du 34 ou du 46, qu’est-ce que ça peut faire ? », s’insurge-t-elle. Ester Manas reconnaît malgré tout qu’il est difficile de changer les mentalités. Car si le racisme est majoritairement considéré comme une atrocité, la grossophobie reste monnaie courante et s’abrite généralement derrière l’argument de la santé.

Photo : Ester Manas automne-hiver 2019-2020.
Preuve de son ancrage dans l’inconscient collectif, et plus précisément dans la mode, les stockmans sur lesquels sont formés les futurs designers pendant leurs études ne dépassent jamais la taille 38. « Quand on est étudiant, on ne nous contraint pas mais personne ne se dit qu’il va faire autre chose. Ça coule juste de source », témoigne la créatrice diplômée de La Cambre, en Belgique. Aux États-Unis, la prise en compte des « grandes tailles » semble plus avancée. Fondé en 2015 par Polina Veksler et Alexandra Waldman, le label Universal Standard, qui collaborait en avril dernier avec la maison californienne Rodarte, propose ses créations du 4XS au 4XL. Un positionnement qui a tout de suite séduit : les premières pièces produites par le label se sont écoulées en à peine six jours. « Les vêtements ne sont pas seulement ce que l’on met sur son dos. Ils constituent notre identité. Ils sont notre armure, notre manière de nous présenter au monde. Quand on vous enlève ça, c’est dur, blessant et insultant », explique Alexandra Waldman dans une interview de Vogue US, dénonçant les contraintes imposées aux femmes rondes, souvent obligées de sacrifier leurs préférences esthétiques pour trouver chaussure à leur pied.
En mai dernier, le lancement par LVMH de Fenty en partenariat avec Rihanna témoigne d’une ouverture grandissante dans le luxe puisque, chose rarissime dans ce secteur, certaines pièces sont disponibles jusqu’à la taille 46. Particulièrement sensible aux questions de diversité et d’inclusion, que ce soit en termes de morphologie, d’âge ou de couleur de peau, la chanteuse défend les mêmes valeurs à travers sa ligne de lingerie Savage x Fenty, dont les soutiens-gorge vont du 85A au 115D. Et en septembre 2018, le casting extrêmement varié du défilé de cette collection, comprenant entre autres la mannequin Slick Woods enceinte, avait fait sensation en clôture de la Fashion Week de New York. Cette dernière fait d’ailleurs figure de leader dans le domaine de plus en plus hétérogène de la mode inclusive. En témoigne le rapport publié en octobre 2018 par le site The Fashion Spot titré « Les défilés pour le printemps-été 2019 ont été les plus divers jamais vus, mais l’Europe a toujours un problème majeur en terme de diversité de corps et d’âge ». Outre Savage x Fenty, New York doit cette pole position à d’autres labels comme Eckhaus Latta ou Chromat, qui ont eux aussi fait de ces questions leur chevaux de bataille, encouragés par le conseil de la mode américaine (CFDA) qui, en janvier, publiait le rapport « Insider / Outsider » soulignant l’importance de la diversité aux postes clefs des entreprises pour que cette dernière puisse à la fois être plus effective et pérennisée.

Photo : campagne Gucci Beauty avec Dani Miller.

Serge Carreira : « Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, la mode est en prise directe avec une grande diversité d’individus qu’elle ne peut plus se permettre d’ignorer. »

Chez LVMH, la position de PDG occupée par Rihanna chez Fenty et la nomination de Virgil Abloh comme directeur artistique des collections homme de Louis Vuitton font partie de ces évolutions. De même que celle d’Edward Enninful, premier rédacteur en chef noir de l’édition britannique de Vogue. « Pendant très longtemps, la mode n’a été diffusée qu’au travers des médias, qui étaient une sorte de filtre et reproduisaient des modèles en fonction des époques, constate Serge Carreira. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, elle est en prise directe avec une grande diversité d’individus qu’elle ne peut plus se permettre d’ignorer. » Démocratisée et universalisée, la mode prend en compte les requêtes d’une clientèle cosmopolite qui utilise Instagram, Facebook et Twitter pour faire entendre sa voix et demander à être représentée. En conséquence, sur les pages en papier glacé comme sur les podiums, le corps du mannequin grand, blanc et mince est désacralisé en faveur d’une évolution vers davantage de pluralité. « Cette extension de la mode va de paire avec le body positivisme, la revendication d’être soi et de s’assumer », pointe David Le Breton. Dans les campagnes publicitaires ou sur les eshops, les photos non retouchées fleurissent. Fenty affiche les joues marquées par des cicatrices de la modèle soudanaise Aweng Mayen Chuol et lutte contre le jeunisme en enrôlant JoAni Johnson, une mannequin new-yorkaise de 68 ans qui assume pleinement ses rides, tandis que des marques telles qu’Asos ou Missguided laissent les vergetures et la cellulite visibles. Chez Gucci enfin, qui se lançait récemment dans le secteur de la beauté, c’est la chanteuse Dani Miller qui a été choisie pour incarner la nouvelle gamme de rouges à lèvres. Via un large sourire, elle dévoile sans complexe sa dentition imparfaite, sous l’inscription « For the bold, the bright, and the beautiful ». Dans un paysage souvent trop lisse, les marques ont compris que les différences pouvaient attirer l’attention du public et renforcer leurs stratégies de communication. Au lieu d’être masquées sur Photoshop, les singularités des mannequins sont donc exhibées et assumées car elles les rendent reconnaissables et témoignent de leur unicité.
Plusieurs agences comme l’Anti-Agency, fondée en 2013 et basée à Londres, ou encore No Agency New York, créée par la modèle Ashley Smith au côté d’Alex Tsebelis, participent à cette déconstruction en brisant le moule des normes qui régissent traditionnellement les critères de sélection des mannequins. Plus qu’un physique, le corps dans la mode doit désormais se doubler d’une personnalité pour inspirer l’audience, la beauté « alternative » ne se limitant plus à sa simple dimension visuelle. Par leur histoire, les mannequins répondant à ces critères incarnent un réel courage et permettent à la mode de véhiculer un message militant comme lorsqu’en 1999, Alexander McQueen faisait défiler Aimee Mullins, une athlète américaine amputée de ses deux jambes. Ainsi, de nouvelles icônes apparaissent, devenant les visages d’un air du temps globalement progressiste. Parmi elles, citons le mannequin transgenre et quadriplégique Aaron Philip, la top Américaine Winnie Harlow, atteinte de vitiligo (une maladie de dépigmentation de la peau), les transgenres Krow Kian, Nathan Westling et Teddy Quinlivan ou encore Paloma Elsesser, Tess Holliday et Ashley Graham, figures incontournables des mannequins dites « grande taille », une terminologie qui reste problématique puisque qu’elle stigmatise.
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Relayé sur Instagram, un espace « où tous les corps ont accès à la représentation », souligne Bernard Andrieu, leur discours d’acceptation et de tolérance touche une large audience et séduit particulièrement les millennials, une génération qui obsède la mode et aspirerait à davantage d’authenticité que ses aînés. Mais le fantasme de la perfection n’a pas disparu pour autant. Et paradoxalement, c’est cette même génération qui y est la plus sensible, puisque tel que le révèle une étude publiée en 2019 par Le Parisien, les 18-34 ans ont davantage recours à la chirurgie esthétique que leurs parents. « Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est la pluralité de référentiels pris en compte par les individus pour définir leur identité », observe Serge Carreira. Ainsi, sur Instagram, aux côtés des comptes de la chanteuse Lizzo ou de l’initiative I Weigh, qui prônent inclusivité et body positivisme, des personnalités comme Kim Kardashian ou Cardi B font figure de role models, assumant leurs formes toutes artificielles parées de tenues Yeezy ou signées des plus grands créateurs, et médiatisant parfois leur recours à la chirurgie pour les obtenir. Parodiées par l’Australienne Celeste Barber qui compte près de 6 millions d’abonnés sur Instagram, ces versions de soi optimisées et souvent photoshopées trahissent la persistance – sous une nouvelle forme – d’un rapport à la beauté fantasmé et normatif, devenu toujours plus illusoire. Dernier exemple en date : la ligne de fond de teint pour le corps et la collection de sous-vêtements gainant appelée « Solutionwear » de Kim Kardashian. Conçue pour lisser les zones à « problèmes », cette dernière prend l’inclusivité comme prétexte ( les gaines se déclinent dans neuf teintes différentes et sont disponibles du XXS au 4XL ) et prétend offrir de la confiance aux femmes complexées. En réalité, cette ligne témoigne davantage d’une volonté de corriger le corps en prenant celui de Kim Kardashian comme modèle. Sorte de corset moderne, le « solutionwear » invite les femmes à resculpter leur corps à son image et les uniformise en les contraignant à être gainées pour lisser leurs différences, tandis que le fond de teint pour le corps sert à les camoufler. Ne vaudrait-il pas mieux apprendre à aimer son corps tel qu’il est ?

Photo : Fenty, Release 5-19.
« Il y a beaucoup de choses aussi que les femmes doivent régler avec elles-mêmes », estime Ester Manas. Et s’il peut sembler moins soumis aux injonctions de la société, le corps masculin n’est pas en reste. « Dans la mode, il demeure beaucoup plus de conservatisme du côté de l’homme que du côté des femmes, souligne Serge Carreira. Chaque univers de créateur masculin est généralement beaucoup plus stéréotypé que chez la femme, où il y a une plus grande diversité au sein même d’une marque. L’homme reste coincé entre la jeune brindille de Slimane et l’athlète bronzé au corps huilé de Versace. »
Malgré d’indéniables avancées, nombreux sont donc les murs qu’il reste à abattre. Parmi eux, il faut d’ailleurs compter une partie de la terminologie encore communément employée, qui reste discriminante et excluante, étiquetant le corps différent des normes en vigueur comme étant à part, à la marge. Le mot « black » ne devrait plus être utilisé par peur de dire « noir », et l’adjectif « gros » devrait cesser d’être connoté négativement pour en faire une insulte. « Je suis une grosse. […] Je n’ai pas peur du mot. Reprendre les mots, c’est reprendre le pouvoir. Comme les homosexuels qui se revendiquent pédés », affirme Velvet d’Amour dans une interview à Libération. Et plus la mode intègrera des morphotypes variés, moins l’on portera sur eux un regard discriminant. Mais cela signifie aussi que ces derniers détonneront moins et ne retiendront pas autant l’attention. Quoiqu’il en soit, la route est encore longue malgré les récentes progressions. Et l’inclusivité ne sera pleinement effective que lorsque les magazines cesseront de produire des numéros « spécial régime » à l’approche de l’été, que Victoria’s Secret acceptera de diversifier le casting de son show ultra-médiatisé, ou encore que l’artiste suédoise Arvida Byström ne sera plus la cible d’une pluie de critiques parce qu’elle a assumé avec fierté ses jambes poilues sur une campagne Adidas.

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