Photographie : Thomas Lagrange
Texte : Cyril Merle
C’est un phénomène rare d’aveuglement : le jeans est devenu si omniprésent qu’il est désormais considéré comme un datum quasi-naturel, appartenant à l’ordre immuable des choses. Pourtant, un essor si rapide et si universel recèle nécessairement un, voire des sens. Mais lesquels ? Vêtement emblématique de la working class américaine, puis de la contestation, puis de la jeunesse occidentale, puis du monde entier, à tous les âges… Quelle(s) réalité(s) revêt-il, et révèle t-il ? Passons sur les prolégomènes : tout le monde connaît, peu ou prou, l’histoire du Blue-Jeans, commercialisé et popularisé depuis San Francisco dès les années 1870 par M. Levi-Strauss. Il a accompagné, dans la réalité ainsi que dans ses répercussions mythologiques et imaginaires, la construction et le déroulement de chacune des grandes étapes de l’Occident des deux derniers siècles : Ruée vers l’Or, cowboys hollywoodiens, Seconde Guerre Mondiale, avant de devenir l’étendard sans cesse revisité et réinventé de tous les mouvements, de toutes les tendances, du Flower Power aux skinheads, des mods aux rappeurs du Bronx. Coupe droite, baggy ou slim, il a colonisé le monde entier en un temps record, et est devenu un incontournable absolu de la garde-robe des hommes et femmes de 7 à 77 ans du monde entier (sauf en Corée du Nord, où il est interdit, au même titre que le port de pantalons pour les femmes, jugé contre-révolutionnaire (!), et dans les montagnes afghanes, où il n’est pas à la mode).
Qui a peur du jean ?
Dans une époque où tout s’analyse, on imaginerait aisément qu’un tel déferlement aurait suscité son lot de commentaires philosophiques, métaphysiques, sociologiques, ethnologiques, psychanalytiques, éthiques et sa cohorte d’explications plus ou moins pertinentes, plus ou moins éclairantes. Et pourtant non. Si les ouvrages qui relatent l’histoire du jean et de ses rapports – maintes fois rebattus – avec l’American Way of Life sont légion, ceux qui proposent une quelconque réflexion sur le jean se comptent sur les doigts d’une main : Michel Maffesoli, éminent phénoménologue des tribus postmodernes, a écrit un article en 1994 sur la sociologie du jean ; et Umberto Eco, en 1985, a publié un court essai sur le jean, la Pensée Lombaire, sur lequel nous reviendrons. Hormis cela, Gilles Châtelet, l’immortel auteur de Vivre et Penser comme des Porcs, prêtait à Bill Gates « l’ambition secrète de fabriquer des tranches d’âges, des comportements et des psychologies comme des jeans » dans un article du Monde Diplomatique ; et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (à qui on avait d’ailleurs demandé de se renommer Claude L. Strauss lors de son exil à New-York pendant la Seconde Guerre Mondiale, afin d’éviter que l’on ne le confonde avec la marque) rappelait dans une interview qu’il n’avait aucun rapport avec les jeans Levi’s, mais qu’il ne se passait pas d’année sans qu’on ne l’appelle pour lui en passer commande… On conviendra donc que le corpus philosophique consacré au jean est indigent, pour ne pas dire nul. Cela signifierait-il que le jean ne soit en rien un phénomène ? Ou alors un phénomène si impensable que personne n’ait osé le prendre à bras-le-corps ? Bien sûr, les explications « classiques » – « c’est pratique, c’est robuste, ça va avec tout, on n’a pas à réfléchir, etc… » – ont leur part de vérité, mais aucune ne s’attache à la signification intrinsèque du phénomène jeans… Au plan philologique, l’étymologie des mots [jean] et [Denim], à savoir les villes d’origine de la célèbre toile, Gênes et Nîmes, est d’une limpidité aveuglante. Elle ne recèle aucun sens caché, aucune allitération troublante, aucun jeu de mots abscons qui aurait pu guider l’explication sur la voie de quelque obscure théorie du complot, toujours fort pratique lorsque l’on peine à conférer un sens à la course folle du monde. En outre, le mot [jean] aggrave son cas : court, simple et sans [r], il voyage sans problème et sans déformation excessive dans de nombreuses langues. Pour des centaines de millions de personnes dans le monde, c’est donc le même mot qui recouvre la même réalité, par-delà les systèmes d’écriture : l’hébreu, le russe et le japonais transcrivent dans leur graphie la phonétique du mot originel. Sincérité et univocité dans l’énonciation – un [jean], c’est un jean, et ce n’est rien d’autre – et universalité : philologiquement parlant, le jean s’il ne présente donc qu’un intérêt limité, ne ment pas.
Philologie, esthétique, sensation : le jean n’est rien d’autre que le jean.
Au plan esthétique, le jean est là encore d’une franchise déconcertante. D’un bleu plus ou moins foncé, le plus souvent, avec d’éphémères variantes, il évolue en fonction des modes : plus ou moins slim, plus ou moins baggy, plus ou moins usé, les modes en matière de jean sont des vagues qui déferlent indéfiniment sur le monde, alternant entre clair et foncé, entre coupes larges et étroites… Et il ne se passe pas d’année, ni même de saison, sans que les journaux de mode, dans un bel ensemble qui les caractérise souvent, ne titrent sur « le retour du Denim », qui ne part pourtant jamais… Enfin, dernière preuve de l’universalité du jean : quelque soit le créateur de mode qui crée sa ligne de jeans, les différences ne sont qu’éphémères, et le jean reste un jean avant d’être un Versace, un Diesel ou un Hugo Boss.
C’est au plan des sensations que le succès du jean pose sa première énigme. Bien sûr, il est robuste, résistant et peu salissant, bien sûr, nous sommes tous attachés à certains de nos jeans (alors que nous ne nous habituerons jamais à d’autres), mais peut-on dire qu’il soit réellement confortable ? Lourd et raide, ce n’est certainement pas le vêtement le plus fluide ou le plus léger qui soit. Pour autant, c’est un plaisir universellement partagé que d’enfiler un jean fraîchement lavé… ce qui a pour effet de le rendre rêche, encore plus raide et plus étroit qu’il n’était, avant qu’il ne se détende. Curieux plaisir, lorsqu’on y réfléchit : pourquoi des matières objectivement plus agréables n’ont-elles pas rencontré un succès au moins équivalent ?
Jean et servitude volontaire : le jean, c’est l’homme !
Car son succès ne se dément pas mais est-il encore chargé du mythe originel ? Customisé, griffé, colorisé, décoré, peut-il devenir une pièce unique ? À ces deux questions, on serait tenté de répondre par la négative. Qu’est-ce qui crée alors son succès planétaire, et, ce qui est encore plus surprenant, quasiment intemporel ? L’explication ne peut résider que dans des causes profondes, liées à l’essence même de la nature humaine. Le plaisir subtilement masochiste que l’on éprouve à enfiler un jean récemment lavé est à cet égard très révélateur : l’homme, au fond de lui-même, ne cherche pas la liberté, l’homme aime ses carcans d’habitude, et le jean en constitue une très bonne allégorie, ressentie jusque dans la chair de celui qui le porte. Ainsi que l’écrivait Umberto Eco dans l’essai cité ci-dessus, en notant que le jean, contrairement à d’autres vêtements, ne se laissait pas oublier : « […] j’adoptais une contenance. Il est curieux de constater que l’habit traditionnellement le moins formel et le plus anti-étiquette est celui qui impose une étiquette. […] Non seulement l’habit m’imposait une contenance, mais, en focalisant mon attention sur la contenance, il m’obligeait à vivre vers l’extérieur : il réduisit l’exercice de mon intériorité. »
Comment vivre en jeans, en son âme et conscience ?
On ne peut alors s’empêcher de dresser un parallèle entre le port du jean et… la condition humaine, rien de moins ! En effet, depuis le Mythe de la Caverne de Platon, dans lequel les hommes sont enchaînés au fond d’une caverne, et ne voient que les ombres projetées sur leurs murs des objets présents à l’extérieur, jusqu’à Heidegger, qui démontre que l’humanité se leurre et s’asservit à de faux concepts et aux artefacts technologiques qu’elle se crée elle-même, en passant par la Boëtie, pour qui l’humanité se place finalement toujours en état de servitude volontaire, tous les philosophes n’ont eu de cesse de démontrer que la condition humaine était subie, et que la liberté ne s’acquérait que par la réflexion et l’exercice de notre conscience… Que le jean contraint justement ! CQFD. Le port du jean, qui fut d’abord un bleu de travail, ne serait donc finalement qu’un penchant « humain, trop humain », pour reprendre un titre célèbre de Friedrich Nietszche. Mais alors, que faire ? Faut-il passer à l’action, et appeler tous les hommes libres à se libérer de leurs jeans ? Ce serait le plus court chemin pour l’asile, et les libérateurs auto-proclamés de l’humanité connaissent bien souvent de tragiques destinées… Non, ici encore, c’est un exercice raisonné de la philosophie qui vient à notre secours, en voici la démonstration scientifique :
1) considérons tout d’abord le célèbre Γνῶθι σεαυτόν, translittéré gnothi seautón, ou « Connais-toi toi-même », dont on sait qu’il s’agit de l’ultime leçon de Socrate adressée aux hommes, lorsqu’il fut arrivé au terme de son chemin philosophique.
2) Il est une autre dimension intrinsèque du jean dont nous n’avons pas encore parlé, et qui explique aussi l’amour inconditionnel que l’humanité lui porte : le jean est robuste, il change mais reste intrinsèquement le même, il survit aux modes et se réinvente, chaque jean a son histoire, mais tous se ressemblent, il vit longtemps et blanchit au fil du temps… Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, le jean, c’est l’homme, dans tout ce qui le constitue !
3) Il en résulte que le « Connais-toi toi-même » de Socrate en devient tout naturellement un nouveau précepte : « Connais ton jean ». Et cette maxime peut à son tour prendre une déclinaison pratique, qui permettra à l’humanité de continuer à porter des jeans, mais cette fois-ci en son âme et conscience, et en accord avec son chemin vers la philosophie et la liberté : « slim ou baggy, choisis ton camp, camarade !»