La (haute) couture : ultime refuge de la jeune création ?

Article publié le 8 février 2021

Texte : Sophie Abriat. Photo : capture d’écran du défilé Charles de Vilmorin haute couture printemps-été 2021.

Laboratoire d’expérimentation pour les un·e·s, medium pour casser les codes pour d’autres, la haute couture se renouvelle grâce à une jeune génération engagée et créative bien attachée à défendre son désir de liberté et de non-conformisme. Quitte à refuser les visions statiques et parisiano-centrées de la discipline.

Les défilés de haute couture présentés pour la seconde fois en ligne fin janvier 2021 dans le cadre d’une Fashion Week totalement dématérialisée (et donc accessible à tou·te·s) avaient des allures de thérapie de groupe. Antidote à la morosité, échappatoire pour nos existences en sursis, la haute couture, comme l’a justement écrit Sabrina Champenois dans Libération, s’affiche en ces temps pandémiques comme « un bien de futilité publique ». Un shot de beauté pour contrer la chape de plomb, en somme. Provoquer l’exubérance, la démesure, l’extravagance comme pour mieux oublier l’état du monde. Quitte à grossir le trait dans une forme de résistance.
En pleine crise sanitaire et économique, la haute couture reprend son rôle de laboratoire de la mode. Et paradoxalement cet univers fermé, élitiste par essence, apparaît comme un refuge créatif pour la jeune génération. Pour expérimenter, tenter et créer plus librement sans les contraintes de la commercialité du prêt-à-porter, pour lequel la prise de risques est limitée dans un tel contexte. Alors que le rôle social du vêtement disparaît et que la conscience du corps s’efface derrière les volumes flottants du homewear, l’apparat reprend ses droits. En glissant au passage une note d’espoir : nous nous « habillerons » à nouveau.

Dans notre société de l’image, où chacun·e est « curator » de sa propre existence, les silhouettes couture et les pièces exceptionnelles ont bien sûr plus de chance de hacker les algorithmes. « On distingue derrière cet attrait renouvelé pour la couture une forme de réaction à une certaine normalisation et banalisation de la mode. Ces créateur·rice·s ont la volonté de se singulariser dans un geste de liberté », analyse Serge Carreira, responsable initiative marques émergentes à la Fédération de la Haute Couture et de la Mode.
Parmi les maisons de haute couture accréditées auprès de la Fédération – les critères pour être éligibles sont stricts – un nom a fait sensation cette saison : celui de Charles de Vilmorin. À l’opposé des narrations dystopiques, sa mode n’est qu’explosion de couleurs. Parrainé par Jean Paul Gaultier et nommé directeur artistique de Rochas hier, alors qu’il n’a que 24 ans, le designer avait lancé sa marque au printemps dernier en plein confinement avec une ligne de bombers très colorés, disponibles en précommande. Pour sa collection de haute couture théâtrale et libérée, il a peint à la main sur ses tissus des papillons, des cœurs et des fleurs stylisés qui grimpent sur le corps, évoquant l’idée de renaissance. Ses vêtements fantasmagoriques portent « un message de joie, d’ouverture et de tolérance ». La make-up artist Anaelle Postollec crée les beauty looks de ses collections en imaginant des visages parfois entièrement colorés en écho aux silhouettes graphiques. À propos de ces visages, le créateur confiait récemment à la Galerie Joseph : « Ils représentent des êtres sans âge, sans genre, sans origine, simplement des êtres qui s’aiment et qui s’embrassent. Je pense qu’aujourd’hui nous sommes une génération qui tend de plus en plus vers cette ouverture. Ces visages représentent la liberté totale d’être que nous avons envie d’avoir. Les couleurs et les volumes viennent d’une envie de lumière, d’un désir de s’assumer et d’être voyant, de crier sa liberté à travers le vêtement et son exubérance. »

Au-delà des critères édictés par la Fédération pour pouvoir défiler pendant la semaine de la haute couture, nombreux·ses sont les jeunes créateur·rices à revendiquer une approche très artisanale et expérimentale, tout en jouant avec les codes esthétiques de la discipline. À l’instar de l’allemand Johannes Warnke, tout juste diplômé de la Central Saint Martins, ex-stagiaire des ateliers haute couture de Givenchy et du studio broderies de Balmain, qui imagine des looks théâtralo-futuristes. Il défend une approche hautement artistique de la couture doublée d’une vision socio-politique : pour lui, cette discipline est proche de l’art ainsi que du théâtre et permet de questionner les normes sociales à travers l’étrangeté et l’extra-ordinaire. Il défend une volonté farouche de créer librement, sans censure ni compromission vis-à-vis de la société de consommation dans laquelle nous vivons. Une démarche créative qui l’a récemment conduit à habiller Lady Gaga dans son clip « 911 », dont il signe le premier look arboré par la chanteuse, ou encore une robe jaune asymétrique aux multiples cascades de drapés.

Photos, de gauche à droite : Christoph Rumpf printemps-été 2020, Alphonse Maitrepierre printemps-été 2021, Christoph Rumpf printemps-été 2020.
« Classés » mode masculine, l’autrichien Christoph Rumpf (lauréat du prix mode du Festival d’Hyères 2019) et l’espagnol Arturo Obegero flirtent également avec la couture, s’appliquant inconsciemment à défaire les visions binaires de la discipline. Dans un tout autre style, le suisse Kévin Germanier, proche de l’univers k-pop, s’est fait connaître pour ses pièces exceptionnelles créées à partir de surplus textiles auréolés de strass, de perles et de cristaux.
Quant à Nicola Lecourt Mansion, lauréate du prix Pierre Bergé à l’ANDAM 2019, elle habille les « flamboyant people » avec des pièces couture explosives « d’eveningwear », à la technique ultra travaillée. Ses créations sont vectrices d’émancipation et questionnent les normes sociales, amplifiant la voix des personnes transgenres. Sa couture performative, visuelle et sensorielle, réintroduit par ailleurs les notions d’enchantement et de fierté.

Photos, de gauche à droite : Nicola Lecourt Mansion automne 2020, Andrea Brocca collection de fin d’études au sein de la Central Saint Martins présentée en 2020, Nicola Lecourt Mansion automne 2020.
Tous·tes considèrent la couture comme un espace d’expérimentation. Pas (encore) inscrit au calendrier, Alphonse Maitrepierre a dévoilé sa première collection couture à la fin du mois de janvier, nous projetant dans un jardin d’hiver de Madeleine Castaing au milieu d’une doudoune-canapé, d’un sac-cintre, d’un tailleur-couette, d’une robe-tableau… Le tout dans des couleurs pastel acidulées. « L’idée était de parler du confinement de manière joyeuse et de dire avec humour qu’on commence vraiment à faire partie des meubles ! Je n’ai jamais autant reçu de messages qu’avec cette collection. Les gens m’ont confié combien il·elle·s avaient été transporté·e·s par la vidéo, séduit·e·s par son côté fun et exubérant », détaille le créateur. Sa collection 100% couture numérique a été créée main dans la main avec l’artiste 3D Adem Elahel. « La création digitale est sans limite, c’est vraiment libérateur. Il n’y a que les idées qui comptent, c’est une véritable récréation artistique. J’ai conçu cette collection comme un laboratoire expérimental. En pleine pandémie, alors que les codes de la haute couture sont sens dessus dessous – les clientes n’assistent plus aux défilés, ne viennent plus essayer les pièces, les red carpets ont disparu, etc. -, j’ai voulu raconter une histoire parallèle accessible à tou·te·s », poursuit le designer.

C’est aussi pendant la semaine de la haute couture qu’a défilé (digitalement) Area. Le duo de designers new-yorkais Beckett Fogg et Piotrek Panszczyk a dévoilé une collection particulièrement remarquée – robes escaliers, spirales de sequins, cascades de broderies métalliques – disruptant tous les codes et les idées reçues sur la haute couture… Dans un geste totalement anti-establishment. La couture Area est inclusive (Precious Lee porte à merveille les pièces), accessible pour tous les corps et toutes les morphologies.

Photos : Area printemps-été 2021.
Si la haute couture véhicule néanmoins encore l’image élitiste de salons feutrés, avec ses clientes fortunées en recherche de pièces sur-mesure, c’est pourtant « avant tout un geste artistique ». C’est aussi l’avis d’Andrea Brocca, la vingtaine, diplômé de la Central Saint Martins, réputé pour ses robes de bal à crinoline et manches ballon, qui se refuse à voir dans la couture un univers prétentieux uniquement parisien mais plutôt un acte libre de création mettant en valeur des savoir-faire d’exception. Peu importe qu’ils soient réalisés au Sri Lanka ou au Moyen-Orient d’ailleurs : le créateur rejette l’aspect statutaire et les visions eurocentriques de la haute couture.

Photos, de gauche à droite : Johannes Warnke collection de fin d’études au sein de la Central Saint Martins présentée en 2020, Arturo Obegero automne 2021.
L’espagnol Arturo Obegero, diplômé lui aussi de la Central Saint Martins et inspiré aussi bien par Cristóbal Balenciaga que le flamenco, utilise des surstocks de tissus récupérés auprès des marques de luxe. Ses pièces en éditions limitées se rapprochent de manière assumée d’un esprit haute couture. Début janvier, il a dévoilé sa collection baptisée « Puro Theatro » tout en nœuds de velours. « Apporter du rêve pour surmonter la sombre réalité des inégalités, l’incertitude politique et économique est le message de cette collection, souligne-t-il. Malheureusement, la couture n’est pas accessible à tou·te·s – mais l’idée de « fantasy » et d’imaginaire si. Quand j’étais ado, dans ma petite ville en Espagne, j’attendais impatiemment les défilés d’Alexander McQueen et, même si je ne pouvais pas acheter les pièces, ça me procurait des émotions, ça m’émerveillait ! C’est aussi la responsabilité de la mode d’inspirer. Mais ça ne suffit pas de créer de jolies pièces, derrière il faut un point de vue, une âme, une narration. »

Photo : Germanier printemps-été 2020.
Kévin Germanier s’épanouit lui aussi dans la création de pièces à effet « waoh ». « En couture on crée le rêve, on se moque de la praticité, c’est hyper stimulant. Au contraire plus les formes sont contraignantes ou ridicules, plus ça fait rêver. On est en plein covid, les gens ont besoin d’être stimulé·e·s », détaille le créateur, qui a lancé sa chaîne Youtube pour montrer les coulisses de ses créations. « Qui a cousu quoi, qui a brodé quoi ? Tout est soi-disant éthique aujourd’hui mais c’est du blabla ; moi je veux donner les preuves à mes clientes que mes créations sont « sustainable », lui montrer comment elles ont été créées », poursuit-il. En Suisse, ses douze tantes créent d’extraordinaires pièces tricotées à la main. « Je crois qu’aujourd’hui le luxe est une question de transparence. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles on revient à la haute couture, même si je n’ai pas la prétention de dire que j’en fais. Mais on sait d’où ça vient, on connaît le créateur derrière », ajoute-t-il.

 

« Parmi cette génération, il y a des personnalités très talentueuses qui ont encore cette capacité de nous faire rêver, tout en étant très engagées et très réalistes. C’est fondamentalement aussi le rôle de la mode. Chez ces jeunes profils, il y a de la poésie mais pas de naïveté », conclut Serge Carreira. Ironie du sort, c’est la génération qui voit ses espérances refroidies par la pandémie et l’urgence climatique qui nous incite à rêver.

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