Texte : Jessica Michault
De gauche à droite: Nicole Phelps, Susie Lau, Angelo Flaccavento, Sophie Fontanel
Arrivée du « see now, buy now », fin des saisons et créateurs à la dérive, l’industrie en surchauffe a aussi déchu ses critiques de mode de leur premier rang. Divisée par le besoin d’indépendance éditoriale de sa publication et l’influence des annonceurs, l’espèce serait-elle en voie d’extinction ? Sophie Fontanel, Carine Bizet et Fabrice Léonard nous ont répondu.
Le monde de la mode affronte un changement de paradigme sur de nombreux fronts : du récent phénomène du cycle de production « see now, buy now » à la disparition du concept de saison et de la croissance des collections croisières à l’effacement des lignes définies du genre, en passant par le jeu de chaises musicales des créateurs de mode. Sans oublier l’impact massif qu’a eu la nation d’Instagram sur la façon dont les défilés sont regardés, et parfois même conçus.
Au sein de cette tourmente, sont assis les critiques de mode. Leur futur aussi est en péril, ou du moins face à sa propre évolution. Déjà, leur pouvoir a été dilué par les désormais extrêmement poreuses frontières entre les envies et les besoins d’un magazine ou entre l’influence des annonceurs et l’indépendance éditoriale de la publication.
Comment un critique de mode peut-il écrire un compte-rendu honnête d’une collection si la maison en question a réglé sa note pour vol et hôtel ? « Je pense que la critique de mode est très nombriliste au sein de l’industrie de la mode, et généralement insignifiante au yeux du consommateur ou du public, assure Christina Binkley, rédactrice mode et culture du Wall Street Journal. Cela s’explique par de nombreuses raisons. Notamment le fait que la majorité des vêtements présentés sur le podium et dont est fait le compte-rendu ne se retrouvera jamais en boutique. De plus, les critiques émises ne sont pas utiles à la plupart des clients puisqu’elles ne prennent que très rarement ses besoins en considération. »
« Je pense que la critique est très nombriliste au sein de l’industrie de la mode. »
La situation risque de s’envenimer avec la mise en place déjà entamée du « see now, buy now », qui s’apprête à bouleverser tout le système de production de la mode. Jadis, une mauvaise critique d’un important et respecté critique avait un effet immédiat sur les commandes des boutiques passées à la marque. Les acheteurs reconsidéraient la part du budget allouée à une collection si celle-ci avait été mal reçue.
Aujourd’hui, les acheteurs investissent un grand pourcentage de leur enveloppe dans les pièces plus commerciales des pré-collections, plutôt que dans les silhouettes dévoilées lors de défilés – celles analysées par les critiques. Et dès lors que les défilés sont rendus immédiatement disponibles à l’achat, les acheteurs pré-commandent leur sélection et se fient à leur propre instinct, le rôle des critiques de mode est encore un peu plus diminué.
« Je ne vois pas vraiment comment cela va changer notre travail », soutient Carine Bizet, la critique mode du Monde, dans tous les cas, on voit le défilé, puis on rédige quelque chose à son propos. Je pense que ce sera avantageux pour nos lecteurs parce qu’ils pourront enfin aller acheter ce dont on leur parle sans attendre ». Carine Bizet concède toutefois que l’interaction avec les acheteurs va certainement changer, et devenir moins formelle. Elle s’apparentera désormais plus à une conversation en face-à-face à propos de ce que les marques vendent en relation avec les critiques qu’a reçues la collection.
« Je pense que l’on doit continuer les comptes rendus parce que les consommateurs aiment rester informés. Même si les vêtements arrivent en boutique immédiatement, les gens voudront toujours avoir l’avis d’un professionnel, convient Fabrice Léonard, le journaliste mode du Point, il est toujours important que nous donnions un retour immédiat et que nous disions si une collection était bonne ou non. Les gens vont toujours vouloir apprendre d’une collection avant d’acheter quoi que ce soit ».
« Les gens vont toujours vouloir apprendre d’une collection avant d’acheter quoi que ce soit. »
Susie Lau (connue sous le pseudonyme de Susie Bubble) voit les choses différemment. « D’une façon générale, je ne pense pas que l’opinion que se fait le consommateur d’une collection soit nécessairement influencée par les critiques de mode, s’explique-t-elle, Avec le « see now, buy now », la critique de mode devra moins se concentrer sur la description mais plutôt sur une analyse probante, dont les designers, professionnels de la mode, acheteurs et, dans une moindre mesure clients, pourront bénéficier. »
Le véritable canari dans la mine de charbon en ce qui concerne le futur de la critique de mode est le choix de Condé Nast d’avoir transformé Style.com en un site de e-commerce. Le groupe d’édition s’est longtemps posé la question d’utiliser Style.com comme une plateforme qui proposerait à la vente le contenu présenté dans ses différents magazines de mode. Et ainsi de rapprocher les magazines Condé Nast du modèle de Porter Magazine, qui excelle actuellement dans ce domaine.
Feu Style.com était renommé pour son audace lorsqu’il s’agissait de donner à la critique ses lettres de noblesse. Il était hautement respecté et ses figures, entre autres Tim Blanks et Nicole Phelphs, tiraient fierté de la liberté qu’il leur était accordée afin d’écrire une critique honnête, quelle que fusse la taille de la maison. Le compte-rendu cinglant que Blanks avait fait de l’un des premiers shows d’Hedi Slimane incarne l’exemple parfait d’un critique de mode totalement émancipé de l’autorité d’un gros annonceur.
« Les clients ne comprennent pas nécessairement la mode et il n’y a aucune garantie qu’ils connaissent la marque non plus. Et ils n’auront aucun scrupule à dire “C’est de la merde“ .»
« Je pense que l’avenir de la critique de mode ne sera pas brillant, en tous cas pas dans sa forme actuelle, déclare la journaliste Sophie Fontanel, Les marques vont commencer à regretter le bon vieux temps où nous, les critiques, leur donnait leurs impressions. Le critique de mode est quelqu’un qui connaît la mode, qui l’aime, et si vous retirez cela de l’équation, il ne reste plus que la marque et le consommateur – ce vers quoi on se dirige à présent. Les clients ne comprennent pas nécessairement la mode et il n’y a aucune garantie qu’ils connaissent la marque non plus. Et ils n’auront aucun scrupule à dire “C’est de la merde“ ».
Maintenir clairement une notion d’intégrité et d’impartialité sera désormais vital si un critique de mode souhaite être pris au sérieux. Un compte-rendu de défilé se doit de témoigner de la progression ou non d’un créateur et de révéler l’effort de l’auteur de s’élever au statut d’artiste. Le message de la collection est-il cohésif et clair ? Le créateur apporte-t-il quelque chose de nouveau à la mode ? C’est le genre de questions auxquelles seul un journaliste chevronné est à même de répondre.
Des critiques sous forme de résumé, plutôt qu’un texte réfléchi, qui replace la collection dans le contexte de ce qui se passe à la fois au sein de l’industrie et dans le monde en général, n’ont tout simplement pas leur place dans la mode. Elles sont juste un bruit de fond désagréable voué à satisfaire marques et annonceurs.
Le destin des critiques de mode prend-il le même chemin que celui des dinosaures ? Pas encore. Mais un vannage darwinnien des critiques est à attendre dans un futur proche. Une sélection naturelle à laquelle survivront ceux suffisamment forts pour tenir tête aux marques et annonceurs afin de faire part de leur véritable opinion, soutenue par un contexte et une perspective.