Surabondance de motifs astrologiques, références aux arts divinatoires, dissémination de symboles mystérieux nécessitant une initiation pour être décodés, utilisation de cristaux « protecteurs », ou incantations New Age… Les créateur•rice•s de mode sont de plus en plus nombreux•euses à s’inspirer de l’ésotérisme, allant même parfois jusqu’à s’enticher de certaines des pratiques qui lui sont liées. Renforcé par le bouleversement causé par la pandémie de Covid-19 et les confinements successifs qu’elle a entraînés, ce sursaut cabalistique traduit un besoin de reconnexion à l’autre, au monde et à la nature tout en permettant à la mode d’étayer sa propre mythologie et au•à la designer d’asseoir son statut de médium.
S’il désigne d’abord un enseignement philosophique réservé à un cercle d’initié·e·s en capacité de le comprendre, le terme « ésotérisme » s’est aujourd’hui éloigné de son sens premier pour regrouper un ensemble de pratiques allant de l’astrologie à la sorcellerie en passant par la lithothérapie, la numérologie, la cartomancie ou encore le chamanisme. Un glissement de sens qui n’est pas anodin. Car selon Saveria Mendella, spécialiste du langage de la mode et doctorante à l’EHESS en anthropo-linguistique et philosophie du langage, « si le mot “ésotérisme” change de sens, il subsiste. Ce qui signifie que la société continue d’en avoir besoin. » Autrefois jugées ridicules, car évoluant en marge de la rationalité scientifique, les disciplines ésotériques suscitent aujourd’hui un nouvel engouement. Notamment auprès des jeunes générations, qui en font la promotion sur les réseaux sociaux où se multiplient les communautés de néo-sorcières et où se démocratisent divers rituels censés apporter paix et bien-être en dépit du maelström actuel.
Car situé à mi-chemin entre le développement personnel – dont il est un dérivé – et la spiritualité, l’ésotérisme contemporain, ou « grand public », tel que le définit le sociologue et historien des religions Damien Karbovnik, traduit une quête de sens, un besoin de care holistique et une nécessité d’apporter des réponses aux questions existentielles qui nous animent et subsistent malgré l’éloignement progressif de notre société des religions traditionnelles. « La sécularisation du monde nous a conduit à re-chercher de la spiritualité », analyse Serge Carreira, spécialiste de la mode et du luxe et maître de conférences à Sciences Po. Et l’historien de la mode Xavier Chaumette de compléter : « Lors de son avènement, la République laïque, par le biais de l’école et de ses hussards noirs, a mené une bataille contre les superstitions et croyances populaires. Mais ces dernières persistaient très fortement dans les milieux populaires et donc dans la mode, où la plupart des gens étaient issus de ces milieux. La vie était très dure. On se raccrochait à la superstition. » Dans la couture, faire tomber ses ciseaux ou se piquer le doigt avec son aiguille sont ainsi des signes censés annoncer le malheur, tandis que broder l’un de ses cheveux dans une robe de mariée devrait donner accès au bonheur.
De gauche à droite : Chanel Resort 2022, Boramy Viguier hiver 2021/2022, Chanel Resort 2022, Boramy Viguier hiver 2021/2022.
Xavier Chaumette perçoit également une autre cause historique. « La mode est en grande partie un monde de femmes. Or, jusque dans les années 1950-1960, celles-ci étaient maintenues dans l’ignorance, dans une forme de crédulité. Coudre ou broder était souvent la seule chose qu’elles savaient faire. Quand elles venaient d’un milieu populaire, elles avaient le choix entre se lancer dans les métiers de la couture ou devenir bonnes. Mais c’était très dur de faire carrière. Celles qui y sont arrivées – Gabrielle Chanel, Madeleine Vionnet, Jeanne Lanvin – sont presque toutes issues de milieux populaires. Je pense que la superstition les aidait à tenir, à avoir de l’espoir », poursuit-il.
Construire des mythes contemporains
Aujourd’hui prolongé par nombre de créateur·rice·s de mode contemporain·e·s tels que Boramy Viguier, qui dissémine régulièrement des motifs mystiques sur ses pièces, l’engouement de la mode pour l’ésotérisme est donc loin d’être un phénomène nouveau. Superstitieuse notoire, marquée par son éducation religieuse dans un couvent, Gabrielle Chanel, qui vivait entourée de porte-bonheur et de boules de cristal, était par exemple une grande adepte de numérologie et d’astrologie. Le lion, son signe astrologique, le cinquième du zodiaque, et le chiffre cinq sont omniprésents dans l’univers de la maison. Sans cesse réactivés par Karl Lagerfeld, puis Virginie Viard, comme lors du défilé Croisière 2022 organisé aux Carrières de Lumières des Baux-de-Provence, là même où Jean Cocteau, ami de la couturière, a tourné l’un des chefs-d’œuvre du cinéma ésotérique (Le Testament d’Orphée, 1960), ces codes participent à la construction d’une mythologie autour de la marque et de sa fondatrice – dont les consommateur·rice·s sont particulièrement friand·e·s. En témoignent les millions de vues générées par les vidéos « Inside Chanel », disponibles sur la chaîne YouTube de la maison et qui, dédiées au lion, au chiffre cinq ou encore au camélia, initient au langage Chanel.
« L’ésotérisme contribue à établir la figure mythique de l’artiste, cet être qui perçoit les choses différemment et puise dans quelque chose que le commun des mortel·le·s ne peut pas voir, ce qui lui donne le talent de créer. Ses pratiques permettent par ailleurs à la mode d’entretenir son côté déjanté », considère Saveria Mendella. Preuve en est la légende selon laquelle la maison Louis Vuitton aurait fait appel à un chaman avant son défilé Croisière 2019, organisé en extérieur, à Saint-Paul-de-Vence, pour faire cesser la pluie.
Serge Carreira : « Utiliser ces motifs ésotériques permet de s’adresser à sa communauté, d’initier un engagement. Ces valeurs, ces croyances, qui sont connues et reconnues par le•la consommateur•rice à qui la marque s’adresse, renforcent le sentiment d’appartenir à une communauté et d’être un•e initié•e. »
Chez Dior, les références ésotériques contribuent là aussi à façonner le mythe d’une maison qui doit sa fondation aux prédictions d’une diseuse de bonne aventure, Madame Delahaye, qui comme le raconte Christian Dior dans son autobiographie Christian Dior & Moi, lui « ordonna » de créer sa propre maison au cours d’une consultation. Depuis l’arrivée de Maria Grazia Chiuri à sa direction créative, elle-même fan de tarologie, la marque multiplie ainsi les clins d’œil aux astres et arts divinatoires chers au couturier fondateur, qui au-delà d’avoir entièrement confiance en sa voyante, avait fait du huit son chiffre fétiche et pris pour habitude de coudre des brins de muguet dans l’ourlet de ses modèles, tour à tour nommés « Horoscope », « Cartomancienne » ou encore « Bonne étoile ». Intitulé « Le Château du tarot », le film présentant la ligne Haute Couture été 2021 de Maria Grazia Chiuri, dont chaque look incarnait une carte, ressuscitait ce goût pour l’ésotérisme inhérent à l’ADN de Dior. Quelques heures avant la présentation de la collection, la maison allait même jusqu’à dévoiler trois vidéos dans lesquelles les petites mains des ateliers, les membres du studio de création et Maria Grazia Chiuri consultaient une cartomancienne, dont la première question était : « Quel est votre signe astrologique ? ». Des motifs ésotériques que l’on retrouvait ensuite sur certaines pièces de la collection.
https://www.youtube.com/watch?v=jYOrGvVh7mk