Mystérieuse, parfois inquiétante, et souvent incomprise, l’Arabie Saoudite multiplie les initiatives pour témoigner au reste du monde de sa volonté d’intégration. Parmi les éléments instigateurs de cette métamorphose, une classe émergente de femmes actives qui milite pour l’amélioration de la condition féminine. Certaines d’entre elles sont créatrices de mode.
La première Jeddah Vogue Fashion Experience, organisée dans la ville côtière à la fin du mois dernier, a offert un aperçu saisissant au-delà du voile qui recouvre le Royaume d’Arabie Saoudite. Le pays reste encore enveloppé d’un grand nuage de secret et demeure largement incompris du monde extérieur. Mais après deux années d’organisation, Franca Sozzani – la rédactrice en chef de Vogue Italie, à l’origine de plusieurs Vogue Fashion Experiences au Moyen-Orient – et son Altesse royale la princesse Adelah bint Abdullah bin Abdulaziz ont pu convier à l’édition saoudienne de l’événement un groupe de journalistes étrangers et de créateurs de mode.
L’utopique jury féminin composé de Silvia Venturini Fendi, Delfina Delettrez Fendi, Alberta Ferretti, Stella Jean et Farida Khelfa a examiné le travail de dix créatrices de mode saoudiennes. La gagnante du concours aura l’opportunité de présenter sa collection au Palazzo Morando pendant la Fashion Week de Milan en septembre prochain. La qualité des pièces présentées par les créatrices a convaincu les membres du jury d’ajouter à la dernière minute deux prix supplémentaires.
Le nombre croissant de femmes intégrées sur le marché du travail a aussi contribué à l’évolution relative du statu quo. Il en est de même pour une génération de femmes, âgées d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, qui après avoir obtenu des diplômes universitaires en Occident, retournent en Arabie dans l’espoir d’instiguer des changements de l’intérieur.
Un autre facteur qui pèse dans la permutation de la compréhension saoudienne du monde extérieur à ses propres frontières provient d’internet. L’accès à internet n’étant étonnamment pas restreint par aucune sorte de pare-feu, il permet à ceux qui n’ont pas la chance de voyager en dehors du pays d’avoir un aperçu de ce qui se passe dans le reste du monde. Comme le dit la maxime, la connaissance, c’est le pouvoir. Et Internet a ouvert les yeux et transfiguré une génération entière de saoudiens.
La créatrice autodidacte Nora Aldamer a décroché le grand prix pour sa collection Chador.
Photo : courtesy of VFEJ
La créatrice autodidacte Nora Aldamer a décroché le grand prix pour sa collection Chador, moderne et sophistiquée. Mais le jury a aussi été impressionné par la façon dont Mariam Bin Mahfouz et Nouk Hakeem de Haal Inc ont interprété de façon contemporaine la traditionnelle abaya, parmi d’autres vêtements. Elles s’envoleront également pour Milan en septembre. Quant à Alaa Balkhy de Fyunka, elle a remporté une collaboration avec la marque italienne de sacs et accessoires Carpisa.
« Je suis si heureuse de voir l’excitation dans les yeux de ces jeunes femmes, s’est exprimée la princesse Adelah bint Abdullah bin Abdulaziz, ces créatrices voient désormais toutes les possibilités qui s’offrent à elles. J’espère que ce genre d’événements, qui rassemble en Arabie des invités venus de l’étranger, parviendra à mieux faire comprendre au reste du monde qui nous sommes réellement.»
Leur identité est une force qu’il ne faut pas négliger. Chacun des dix finalistes a trouvé son propre moyen de donner à la mode une approche chic et moderne tout en respectant les coutumes et restrictions locales. Ces limitations semblent avoir poussé les talentueuses jeunes femmes en lice à faire preuve d’encore plus de créativité.
«J’espère que ce genre d’événements, qui rassemble en Arabie des invités venus de l’étranger, parviendra à mieux faire comprendre au reste du monde qui nous sommes réellement. »
« Je suis très fière, a déclaré Aldamer après sa victoire, je suis consciente qu’il s’agit là d’un grand pas vers mon futur en tant que créatrice internationale. Personne n’aurait jamais eu connaissance de mon travail sans Vogue Italie et Rubaiyat. Je suis partie de rien. »
Rubaiyat, le grand magasin numéro un en Arabie Saoudite, a été l’un des soutiens principaux de cette initiative. Le parcours de son ingénieuse et grégaire présidente Wafaa Abbar s’est révélée être un exemple très pertinent pour témoigner aux invités du rôle-clé que sont en train de prendre les femmes dans le pays. Elle a débuté au sein de l’entreprise en tant que chef des rayons femme et enfant puis a progressivement gravi les échelons jusqu’à finalement être nommée présidente du groupe.
En 2014, elle a orchestré l’ouverture du premier grand magasin multimarques Rubaiyat en Arabie. L’espace de 44 000 mètres carrés, qui se développe sur deux étages et propose plus de 350 marques internationales, a été savamment organisé. Aux côtés de labels de référence tels que Gucci, Yves Saint Laurent, Dolce & Gabbana ou encore Bottega Veneta, on trouve de façon plus inattendue des griffes de niche.
Franca Sozzani, rédactrice en chef de Vogue Italie, est à l’origine de l’initiative.
Photo : courtesy of VFEJ
« Nous avons encore beaucoup de défis à relever, concède Wafaa Abbar relativement au rôle des femmes dans son pays. Mais on constate déjà tellement d’améliorations. Nous avons fait beaucoup de chemin dans tous les domaines. Les barrières s’effondrent de plus en plus. D’après moi, le challenge majeur du pays, bien que ce ne soit pas exactement comme ça que je l’appellerais – dans la mesure où il s’agit plus de valeurs inculquées depuis notre naissance, c’est la séparation entre les deux genres. »
L’événement de trois jours révélateur et enrichissant, qu’ont rythmé des conversations autour de la mode, des présentations de collections, et des événements de networking exclusivement féminin, s’est terminé en apothéose par un gala de charité où 400 des femmes les plus puissantes d’Arabie Saoudite se sont retrouvées pour partager un dîner en plein air dans les jardins luxuriants de la princesse, face à la mer Rouge.
« J’ai le sentiment que c’est une étape majeure pour un pays associé à une image extérieure qui ne correspond pas à ce que vous voyez quand vous y venez, a expliqué Franca Sozzani pendant l’arrivée des invités au dîner du gala. Quand vous arrivez ici, tout est tellement simple, tout est beau, tout est très chaleureux et accueillant. Les gens sont très sympathiques. Je ne savais honnêtement pas à quoi m’attendre et j’ai été très agréablement suprise. »
Il reste à espérer que de tels événements aideront à renforcer la transition vers une progression du droit des femmes en Arabie Saoudite. Et que les prémices de ce changement sauront s’enraciner sous ses dunes de sable balayées par le vent.