Après avoir habillé les stars du hip-hop dans les années 80, le tailleur d’Harlem était tombé dans l’oubli… avant de revenir sur le devant de la scène grâce à Gucci, qui lui avait pourtant intenté un procès aux côtés d’autres maisons de luxe il y a une trentaine d’années.
Sous les radars depuis vingt-cinq ans, le nom de Dapper Dan ressurgit quand Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, présente la collection Resort 2018 de la griffe italienne à Florence. L’une des pièces, une veste en vison, ressemble comme deux gouttes d’eau à celle que le tailleur d’Harlem avait créé pour l’athlète Diane Dixon dans les années 80. Seul un détail change : des doubles G ont remplacé les monogrammes Louis Vuitton qui tapissaient les manches de l’original. L’histoire fait grand bruit sur les réseaux sociaux, dont les usagers s’interrogent : s’agit-t-il d’un hommage, ou d’une copie pure et simple ?
Photos de gauche à droite : création de Dapper Dan, Gucci Resort 2018.
Pour faire taire les rumeurs, Gucci publie un communiqué de presse sans ambiguïté : « Dans cette collection, Alessandro Michele poursuit son exploration de la culture du vrai-faux avec une série de pièces qui jouent avec le logo de Gucci et son monogramme, dont un bomber aux manches matelassées des années 1980, hommage au travail du célèbre tailleur d’Harlem Daniel “Dapper Dan” Day ». La marque lui a ensuite proposé de travailler sur une collection capsule en collaboration avec Michele, qui sera disponible au printemps prochain. La firme italienne l’a également choisi comme égérie de l’une de ses dernières campagnes de publicité, shootée par le photographe Glen Luchford, et va aussi lui permettre de rouvrir son atelier à Harlem, notamment en lui fournissant la matière première dont il aura besoin. Dapper Dan ressuscite grâce au monde du luxe, qui l’avait pourtant enterré dans les années 90.
Campagne hiver 2017 Gucci photographiée par Glen Luchford avec Dapper Dan
Dress to impress
Né dans un foyer pauvre au milieu des années 40, Daniel Day abandonne rapidement l’école, puis gagne de l’argent en jouant au craps. Un jour, il affronte l’une des grandes figures du coin, surnommé « Dapper Dan ». Il remporte la mise et reprend son pseudo au passage, qu’il gardera toute sa vie. Puis après avoir goûté à la drogue et un passage en prison, il est sélectionné par un programme étudiant mis en place par Columbia et la Urban League, en 1968, lui permettant d’effectuer un séjour en Afrique qui le transforme radicalement. Il revient végétarien, abstinent, et expert en mode africaine, et se lance dans un petit business de vêtements volés en magasins, qu’il revend depuis l’arrière de sa voiture. Avec l’argent gagné, il fonde sa propre boutique en 1982 sur la 125th Street à Harlem, attelée à un atelier pour lequel il engage jusqu’à douze artisans (dont le père du rappeur ASAP Ferg). Il vend surtout du cuir et de la fourrure, puis a un déclic en rencontrant un homme qui porte une pochette Louis Vuitton, comme il le confie au New York Times. « Ce mec se vantait d’avoir cette pochette. Et je me suis dit : “si elle lui fait autant d’effet, qu’est-ce que ce serait si cette pochette Louis Vuitton devenait une tenue entière ?” ».
Il invente alors son style signature, en tapissant ses vestes exubérantes de monogrammes Louis Vuitton, Gucci ou encore Fendi – des sérigraphies qui constituent l’une des premières fusion entre le luxe et la rue, et élèvent la contrefaçon au rang d’art. Il vend d’abord ses pièces aux gangsters de son quartier, et profite indirectement de l’explosion du business du crack. Puis ses créations deviennent de plus en plus recherchées. Des criminels de Philadelphie font le trajet pour s’en offrir une, et les artistes hip-hop puis les sportifs découvrent son travail à leur tour. Dapper Dan vend ses pièces aux plus grandes célébrités noires de l’époque : la star du basket Walter Berry, LL Cool J, Run-D.M.C., Salt-N-Pepa, KRS-One, ou encore Eric B. and Rakim, qui portent ses tenues sur la pochette de leur premier album (aussi leur plus célèbre), Paid in Full.
Une reconnaissance tardive
Les clients de Dapper Dan, notamment les sportifs, ont souvent un physique trop imposant pour rentrer dans les vêtements des marques de luxe, même si ils peuvent généralement se les offrir. Le tailleur monopolise ainsi un pan du marché, jusqu’à ce que Mike Tyson ne défraie la chronique en se battant avec le boxeur Mitch Green juste devant sa boutique, en 1988. Sur les photos qui paraissent dans les tabloïds, il est vêtu d’une fausse veste Fendi achetée chez Dapper Dan. L’avocate Sonia Sotomayor l’attaque alors en justice au nom de la griffe, tout comme Gucci et Louis Vuitton, qui découvrent aussi son atelier à cette occasion. La police y mène plusieurs raids, et le tailleur est forcé de passer la clef sous la porte en 1992.
Il vend ensuite des T-shirts pour gagner sa vie, et reçoit occasionnellement une commande pour un client privé. Il confectionne quelques pièces pour Jay-Z, mais sans utiliser aucun logo, pour ne pas risquer d’être à nouveau attaqué pour contrefaçon. Dapper Dan commence à tomber dans l’oubli, même si en 2010 un nouveau magazine de mode masculine prend son nom, qui fait office de symbole : celui d’un parcours remarquable mené hors de toute norme. « Nous croyons que le style d’un homme est quelque chose qui dérive de sa propre personnalité, et non de “tendances” éphémères », annonce la première ligne de son manifeste. Mais personne ne sait précisément ce qu’a fait Dapper Dan durant vingt-cinq ans, ce qu’il racontera sans doute dans ses mémoires, qui devraient être publiées l’an prochain.
Alessandro Michele s’est récemment exprimé auprès du New York Times à propos du tailleur, et de la pièce qu’il lui a inspiré pour la collection Gucci Resort 2018. « Nous reconnaissons la grandeur de son travail. Le message que je voulais envoyer, c’est que d’une certaine façon on a reconnu une grande part de l’histoire de la marque. Il est temps de dire que la mode ne se limite pas aux vitrines des magasins de Fifth Avenue. C’est plus que ça. C’est une question de culture. D’expression personnelle. C’est l’expression d’un point de vue. » En parallèle, la plateforme VFiles, qui met en lumière des designers émergents et organise un défilé chaque saison lors de la New York Fashion Week, a demandé à Dapper Dan d’être le mentor de l’édition 2017 ; il a ainsi succédé à Naomi Campbell, ou encore Virgil Abloh, le directeur artistique d’Off-White. L’ancien paria de la mode est maintenant célébré de toutes parts.