Comment les créateurs sont devenus des stars idolatrées

Article publié le 29 décembre 2016

Texte : Alice Pfeiffer
Photo : Gosha Rubchinskiy printemps-été 2017

GoshaGang, SupremeGirls, Balmaination, ce sont les fans et non plus les clients qui détiendraient tout le pouvoir.

Un cortège de coupes en brosse attend devant la boutique parisienne de Comme des Garçons, iPhone en main. Cette similarité n’est pas que capillaire : chacun semble pris de la même passion pour les gourmettes et le sportswear fatigué.

Ne vous fiez pas aux apparences, ce gang à l’uniforme curieusement précis n’attend ni DJ berlinois ni artiste fraîchement sorti d’un squat, mais Gosha Rubchinskyi, le créateur russe qui agite les Internet Natives par ses silhouettes urbaines post-soviétiques.

Ce jour là, le moscovite est invité à dédicacer son livre de photos, et au passage, se livrer à des selfies et des Snaps par centaines – prouvant que sa gloire dépasse amplement ses collections, et a généré une communauté qui like à défaut de pouvoir acheter. « Les jeunes suivent et s’identifient à des marques comme les générations passées aux musiciens; ils se reconnaissent entre eux, communiquent, et développent une culture commune autour du label », dit le designer, qui développe une relation fusionnelle avec ses admirateurs, organisant des castings sur Instagram pour ses shoots et défilés.

Campagne Balmain printemps-été 2015

Auto-intitulés les #GoshaGang, ces derniers ont un comportement s’apparentant plus à des groupies que des consommateurs classiques. Et ils ne sont pas les seuls : de nombreux fans de Balmain (ou #Balmaination) avaient dormi sous une tente la nuit avant le lancement de sa collaboration avec H&M, dans l’espoir d’une photo avec le directeur artistique Olivier Rousteing. Le lendemain, les sacs et les cintres étaient revendus à des centaines d’euros.

Supreme aussi se voit mis en avant par des flopées de gangs, les #Supremegirls ou #SupremeCommunity. Idem pour Hood By Air, les HBA Family ou les Sharkies pour la marque australienne Black Milk. Ce phénomène a déjà un nom dans la presse anglo-saxonne : la Fashion Fandom. À la façon d’un Belieber et de BeyHives, ces followers dévoués créent des forums, Tumblr, hashtags, fanzines, rassemblements et produits dérivés auto-produits. La particularité de cette tendance ? À l’heure des réseaux sociaux, ce surinvestissement porte ses fruits : Gosha va jusqu’a parrainer la marque d’un jeune fan qu’il déniche en ligne, Valentin Fufaev, aujourd’hui à la tête du label Double Cheeseburger, soutenu, comme lui, par Comme des Garçons. Et Olivier Rousteing ne cesse de documenter davantage sa vie intime, tant les followers se montrent frustrés si il disparaît trop longtemps. Cette relation participative renoue non pas avec une histoire de mode mais de fandom, ou l’enthousiasme du public a le pouvoir d’impacter sur la vie de l’icône.

ÊTRE FAN, UN STATUT ACTIF

Au 19ème siècle déjà, Franz Liszt, compositeur et pianiste hongrois déclenche un telle hystérie, particulièrement chez son audience féminine, qu’est né le terme « Lisztomania » : son public fidèle tente d’obtenir des mèches de ses cheveux à porter autour de leur cou, n’hésite pas à jouer des poings pour récupérer une corde de piano brisée après un concert et même dérober une de ses tasses de café sales afin de verser les quelques gouttes restantes dans une fiole.
Cet engouement a un effet direct sur de sa carrière : il passe de musicien à figure publique et iconique, sorte de triomphe parallèle à ses morceaux.

Ce genre de phénomène arrive aussi dans le cas de personnages imaginaires: Sherlock Holmes voit un tel succès que quand son auteur, Arthur Conan Doyle tue son personnage, l’Angleterre entière est en deuil et proteste avec une telle vigueur que Doyle est contraint de le ramener à la vie, et ce jusqu’à sa propre mort, sachant qu’il serait boycotté si il écrivait autre chose.

Suite à l’engouement autour de bandes dessinées Superman, Marvel embauche des acteurs pour répondre aux questions de fans à la radio en tant que Clark Kent, et de distribuer des prix aux lecteurs tellement attentifs remarqué un défaut dans les dessins ou l’histoire.

« Le fan constitue « à première vue, le consommateur idéal : impliqué, loyal, qui ajoute une valeur intangible aux produits en y investissant un désir de communication autonome, de rassemblements, d’obsession. »

La culture Fandom prend un autre essor à l’arrivée d’Internet, qui permet la création de forums, de sites dédiés, Skyblogs, vidéos YouTube. D23 Expo, la convention des dessins animés Disney (1923 comme l’année ou Walt Disney arrive à Hollywood) créée en 2009, pousse la culture du dessin animé à un autre niveau : les acteurs derrière les voix deviennent des stars déclenchant des émois parmi les fans, qui confectionnent leur propre déguisement et jeux de rôle. Idem pour les lecteurs de Harry Potter, les « Potterheads », qui ont autant de produits dérivés, et qui sont si engagés dans le futur de Poudlard entre deux ouvrages, que cela a un impact sur l’histoire.

DES CONSOMMATEURS ACTIFS : QUI BÉNÉFICIE DE QUI ?

Aujourd’hui, ce culte est déplacé sur les marques. Celles-ci ont des cycles qui ressemblent au rythme d’un musicien : collections régulières ponctuées de « drops » de pièces et de capsules surprises ; mais aussi des scoops, des rumeurs, des clans, comme pour garder en haleine les fans, et créer une communication incarnée, une vie et un suspens constant autour du label.

A priori, selon Mark Duffett, auteur de Understanding Fandom, ça serait tout benef’ pour les labels concernés, car le fan constitue « à première vue, le consommateur idéal : impliqué, loyal, qui ajoute une valeur intangible aux produits en y investissant un désir de communication autonome, de rassemblements, d’obsession ».

Pourtant, le lien entre adorateur et adoré est plus complexe : « il s’agit très souvent de relectures exceptionnelles de produits souvent peu exceptionnels, donc réappropriables par le plus grand nombre : l’originalité ne vient donc pas de la source du culte, mais ce qu’en fait le fan. Ce dernier est absolument essentiel à son idole ».

Collection capsule Double Cheeseburger par Valentin Fufaev

L’admiration assumée serait-elle le point de départ de nouvelles créativités ? C’est bien ce que semble nous dire les nouvelles griffes pointues, dédiées au fandom de leurs fondateurs. Ces projets, comme Double Cheeseburger, inspiré de Gosha Rubchinskiy, se retrouvent côte-à-côte de leurs modèles originaux dans les magazines prescripteurs, les boutiques, et portées par les personnes citées.

Cette tendance montre une évolution loin d’une mode verticale, où le designer nourrit un client passif et sans voix, vers une organisation horizontale : une discussion égalitaire et fluide entre groupies, clients et créateurs. La boucle est bouclée, le consommateur consommé.

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