Comment l’homme est devenu une femme comme les autres

Article publié le 8 novembre 2018

Photo : Maison Margiela, printemps-été 2019.
Texte : Antoine Leclerc-Mougne.

Alors que le concept de gender-fluid s’est immiscé un peu partout dans les domaines de la mode, de la politique ou de l’entertainment, l’homme semble enfin s’affranchir des normes vestimentaires pour adopter une silhouette et une attitude plus féminines.

En août dernier, Lewis Hamilton, star britannique de Formule 1, est une nouvelle fois apparu en couverture du GQ britannique. Sauf que cette fois-ci, ce n’est pas en smoking qu’il a pris la pose mais en kilt et en bijou plastron à diamants. La raison de ce changement ? Simplement l’envie de faire amende honorable après le scandale qui avait éclaté quelques mois auparavant quand le champion de Formule 1 avait « dress shamé » son neveu sur les réseaux sociaux pour avoir porté une robe de princesse.

Suite aux levers de boucliers des internautes, Lewis n’a pas eu d’autre choix que de réviser son jugement et faire son mea culpa. Voir un symbole de l’hétéronormativité et du machisme sportif porter à son tour une jupe, en couv’ d’un magazine, était pourtant jusqu’ici aussi impensable que de voir Britney Spears performer sans playback. Un chamboulement de représentation venant confirmer que la question du genre masculin lié au vêtement commence enfin à progresser. Voire à revenir à ses fondamentaux. Car tout au long de l’Histoire, l’homme a bel et bien eu affaire aux atours « féminins » : les robes, les toges et le maquillage dans l’Égypte Antique tout comme les perruques, les talons ou les broderies à la cour de Versailles, pour ne citer qu’elles.

Photo : Lewis Hamilton en couverture du GQ britannique d’août 2018.

Dans L’idée de noblesse dans le Policraticus de Jean de Salisbury (1159), texte publié au sein de l’ouvrage collectif La Noblesse en question (XIIIe-XVe s.) (éd. Honoré Champion, 2006), l’historienne Frédérique Lachaud analyse les écrits du philosophe anglais Jean de Salisbury à l’époque du Moyen-Âge et rappelle à quel point les hommes y ont souvent arboré des silhouettes féminines : « (Jean de Salisbury) mentionne les vêtements efféminés de ceux qui fréquentent les maisons des rois et même les camps, et qui se rendent à la bataille comme vêtus pour un banquet de mariage ».

Entre-temps, la Révolution est passée par là. Accompagnée par la révolution industrielle et l’essor de l’industrie du textile, elle a (malgré elle) construit une opposition entre les pièces adoptées par le peuple (les sans-culottes) et celles portées par la noblesse : « Les vêtements des nobles étaient perçus comme efféminés, et associés à la décadence, nous explique Karine Espineira, sociologue et membre associée du Laboratoire d’études de genre et de sexualité à l’Université Paris 8. Les hommes aristocrates ont pris l’image d’hommes faibles car ils étaient alors associés à la mollesse, au luxe et à la luxure. Le tout menant à l’efféminement. » Quoi de mieux comme contexte politique et social sanguinaire pour imposer des règles strictes et asseoir, dans les siècles à venir, l’idée d’un masculin fort contre un féminin faible, avec tout ce que cela implique dans le look et l’attitude ?

Ravalement de façade

Aujourd’hui, on ne s’étonne plus d’entendre parler de garçon manqué ou de voir des femmes adopter un look de tomboy, comme si l’allure masculine était tout ce qu’il y a de plus honorable. Hélas, ça ne marche pas dans les deux sens. On a beau chercher de l’autre côté, on a du mal à trouver les filles manqués et les tomgirls. On vous rassure, elles vont bientôt sortir de leur cachette car nombre de créateurs de mode essayent aujourd’hui d’offrir un nouveau type de représentation qui pourrait bien élargir le spectre des codes sociaux de la masculinité.

Après Jean-Paul Gaultier ou Thom Browne, qui historiquement ont souvent habillé leurs mannequins avec des robes ou des jupes, de plus en plus de marques (jeunes créateurs comme grandes maisons de mode ou griffes de fast fashion) ont compris la nécessité de casser les stéréotypes, pour enfin offrir à l’homme la possibilité d’aller piocher dans le vestiaire féminin. Sans appréhension et sans peur du jugement : il suffit de regarder les collections menswear printemps-été 2019 pour le croire.

Photos de gauche à droite : Prada printemps-été 2019, Fendi printemps-été 2019, Maison Margiela printemps-été 2019, Dior Homme printemps-été 2019.

Pour la première fois chez Prada, les mannequins homme ont dévalé le catwalk avec des shorts sous forme de mini-jupes et des sacs à main, les doigts agrippés à l’anse de leur sac à la manière d’une working-girl ultra déter. Chez Fendi, on a eu droit à des jupes au-dessus du genou, chez Dior Homme à des chemises transparentes en dentelle ou à broderies, chez Maison Margiela à des garçons en robe du soir et chez Cottweiler à des jeunes hommes en crop tops ou en T-shirts laissant apparaître un téton. Quant à Chanel, la maison française a annoncé en août dernier la sortie prochaine de Boy, sa première ligne de maquillage pour homme composée d’un baume à lèvres hydratant sans effet brillant, un fond de teint longue tenue et un stylo à sourcils résistant à l’eau. Bref, Les grandes maisons de luxe nous préparent enfin à adopter des silhouettes masculines aux choix beaucoup moins restreints.

De son côté, la plateforme e-commerce Asos a elle aussi proposé à la rentrée un crop top pour homme. Un positionnement inenvisageable il y a encore quelques saisons pour ce site de mode mainstream. À croire qu’il a eu le nez creux (et le ventre plat) puisque le modèle a fait le buzz sur les réseaux sociaux au point d’être sold out en seulement quelques jours. Malheureusement, le produit n’a pas échappé aux critiques virulentes de certains internautes conservateurs toujours soucieux d’affirmer leur (manque de) virilité.

Tenues de combat

L’exemple d’Asos n’est pas sans rappeler des événements similaires survenus en France précédemment. Et qui indiquent que quelques soient les thèmes liés à la question du genre dans l’habillement, les pourfendeurs de l’égalité et du progrès prennent toujours un malin plaisir à l’ouvrir, surtout pour évoquer l’idée d’un masculin supérieur au féminin. « En 2014, lors de La Journée de la Jupe, Eric Zemmour a complètement et cruellement illustré cette pensée, rappelle la sociologue Karine Espineira. Sur les ondes radios et les studios de télévision, il n’a eu de cesse d’utiliser des expressions sans ambigüité comme “la féminisation de la société” ou “la perte des valeurs viriles” ».

À l’époque, garçons et filles avaient été invités à cette occasion à porter une jupe pour un « non » au sexisme, provoquant une vive polémique, notamment à Nantes où des élus de droite et des membres de la Manif pour tous s’étaient mobilisés contre le mouvement. Puis en 2017, toujours à Nantes, des chauffeurs de bus non-autorisés à venir travailler en short pendant la canicule étaient venus en jupe pour protester les choix imposés par leur direction, déclenchant par la même occasion une nouvelle polémique.

« S’il n’y a qu’une leçon à retenir de ces controverses, c’est qu’à la fin c’est toujours le féminin qui en prend plein la tronche. »

Autant dire qu’il risque peut-être de s’avérer aussi difficile pour les hommes de faire accepter leur droit à porter la jupe que pour les femmes d’avoir pu s’attribuer le vestiaire masculin. Dans son livre Une histoire politique du pantalon (éd. Points, 2014), l’historienne française Christine Bard souligne à quel point les femmes ont dû « lutter pour porter le pantalon, emblème de masculinité et donc de pouvoir ».

Aujourd’hui banalisé pour les femmes politiques, ce pantalon, un des symboles des luttes féministes, serait même devenu obligatoire si on en croit la mauvaise expérience vécue par Cécile Duflot. En se présentant à l’Assemblée nationale dans une robe à fleurs en juillet 2012, l’ancienne ministre du logement s’était vue huée par une partie des députés mâles, visiblement déstabilisés par ce sursaut de féminité… Comme si toute expression de féminin devait disparaître de la sphère politique, voire publique. Bref, s’il n’y a qu’une leçon à retenir de ces controverses, c’est qu’à la fin c’est toujours le féminin qui en prend plein la tronche. Heureusement, plusieurs personnalités se sont mis en tête de lui redonner ses lettres de noblesse grâce leurs actions et à leur discours.

Homme Sweet Homme

Depuis quelques mois, Jonathan van Ness, spécialiste beauté et grooming de Queer Eye sur Netflix (émission de télé-réalité à succès dans laquelle une bande de cinq hommes gays aide des hétéros à mieux se cultiver, s’habiller, manger, faire du sport etc) n’hésite plus à s’habiller en tunique, robe ou chaussures à talons lors de grands événements. En septembre dernier, sur le tapis rouge des Emmy Awards (les Oscars de la télé US), le présentateur s’est même pointé en robe du soir et a légendé sa photo Instagram d’un « on est carrément venu assurer avec ce look et niquer une norme de genre ». Le message ne pouvait pas être plus clair.

Ce combat n’est pas sans rappeler celui du rappeur Young Thug, qui pour la pochette de son album Jeffery en 2016 avait déjà choisi de porter une robe, détruisant par la même occasion tous les clichés machistes ou homophobes ancrés dans le rap game. Un parti pris notamment rendu possible par des figures emblématiques tel que Ru Paul. À travers son émission de télé-crochet Ru Paul’s Drag Race, la Drag Queen américaine a permis de lancer sur les écrans et les réseaux sociaux toute une génération de candidats queer qui n’ont plus peur d’afficher leur féminité, d’enfiler une robe et de se mettre du maquillage.

Mais l’un des pionniers de cette nouvelle génération prête à envoyer balader les normes vestimentaires reste sans doute Jaden Smith. Après avoir porté une jupe pour la campagne Louis Vuitton printemps-été 2016, le jeune acteur/rappeur/entrepreneur a déclaré sur twitter en mars dernier : « Si je veux porter une robe, alors je le ferai et ça définira la nouvelle vague ». Sa mère, Jada Pinkett Smith a elle aussi rappelé son soutien à son fils et a même aidé son mari Will Smith à comprendre que tant que « Jaden est heureux de ce qu’il porte, c’est tout ce qui compte ».

Photo : Jaden Smith pour la campagne Louis Vuitton printemps-été 2016.

Qu’on le veuille ou non, le rappeur n’est pas un cas isolé mais la véritable figure de proue d’une génération de millenials chez qui les questions de genre ont pris une toute autre résonnance. Selon une enquête Yougov réalisée pour le quotidien 20 Minutes en février 2018, 19% des français de 18 à 30 ans s’identifient comme no-gender ou gender-fluid, c’est-a-dire « qu’ils peuvent s’habiller un jour en homme, le suivant en femme ».

Il est gender-free, il a tout compris

Cette génération trouve aussi ses partisans parmi un vivier de jeunes créateurs et étudiants de grandes écoles de mode, qui ont décidé de déconstruire la notion binaire de l’habit à travers leurs travaux et leurs créations. Après tout, pourquoi ne serait-on pas libre de tout mélanger et de ne plus se poser de questions ?

C’est ce que compte défendre le jeune créateur Masayuki Ino, qui a remporté la dernière édition du LVMH Prize avec son label Doublet. Une marque pour laquelle le genre n’était tout simplement pas un déterminant dans la confection des produits. Un positionnement semblable au designer italien Alessandro Trincone (qui présente à la fashion week de New York et affuble ses mannequins de tutus, de jupons en tulle ou de crinolines), tout comme Nay Campbell, créateur du label Lordele qui n’hésite pas à habiller ses modèles masculins de robes cocktails ultra glamour. Même Stefano Pilati, ancien directeur artistique de Miu Miu, Yves Saint Laurent et Zegna a récemment sorti Random Identities (comprenez identités aléatoires), sa nouvelle ligne pour homme composée de vestes à taille cintrée, de pantalons cargo taille haute, de manteaux en satin ou de ceintures corset.

Photo : Official Rebrand par MI Leggett.

Gender-neutral, gender-fluid, no-gender, agender : les dénominations se bousculent pour désigner cette mouvance. Pourtant la jeune marque Official Rebrand, dirigée par MI Leggett est sortie du lot en proposant récemment, pour décrire son travail, l’expression gender-free : « J’ai commencé à utiliser le terme gender-free quand j’ai lancé Official Rebrand en 2016. Et ça a pris tout son sens, nous confie MI Leggett. Si quelque chose peut être gluten-free pour quelqu’un à qui le gluten ne convient pas, alors quelque chose qui est gender-free va beaucoup plus convenir à quelqu’un qui ne sent pas à l’aise avec les attentes et les normes typiques liées au genre ».

Une façon de confirmer qu’aujourd’hui on ne veut plus mettre une pièce pensée pour une fille ou un garçon mais un simple vêtement, une combinaison libre et sans entrave de tissus, de coupes et de couleurs personnalisés, tout en restant créatif avec la notion d’identité et de corps. « Je veux nous aider à nous libérer de ce conditionnement social inutile et à devenir plus libres et plus authentiques, sans être affectés par ce que la société attend de nous, conclue MI Leggett. Je suis convaincu que la mode gender-free sera un moyen passionnant d’imaginer le futur de notre société ».

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