Comment internet a rendu la mode drôle

Article publié le 10 avril 2017

Photo : Instagram @Siduations
Texte : Maxime Leteneur

Dans une époque où il est possible de s’émouvoir en émoji Chanel, Comme Des Garçons ou Versace, une poignée d’insiders s’amusent à déconstruire, démystifier, détourner et humaniser la mode à coup de memes, montages et publications sur les réseaux sociaux à l’humour décapant.

Internet est une bénédiction.  « En l’espace de quelque 30 ans, Internet a changé les règles du jeu international pour mieux redistribuer les cartes des influences en faveur d’une souveraineté renouvelée, écrivait Thierry Jadot dans notre Freedom Issue, les sociétés digitalisées se sont émancipées des dogmes du passé afin d’embrasser de nouvelles opportunités. Un immense champ des possibles au service de la liberté. ». La plus grande révolution de notre ère aura permis de briser nombre de frontières, l’avènement des réseaux sociaux aura à lui seul radicalement changé notre manière de communiquer, militer, se représenter, ils auront fait et défait des industries entières, aussi bien contribué à l’élection de Donald Trump qu’à l’émancipation des peuples opprimés des printemps arabes.

En ouvrant le champ des possibles vers l’infini, Internet s’est aussi rapidement métamorphosé en le nouveau terrain de jeu d’activistes du LOL qui font de l’humour 2.0 leur précellence, et la mode n’échappe pas au phénomène.

FASHION LOL

« Tu veux diner ce soir? – Ah non le lundi je ne me montre pas au public. », « Tu dis pas orange tu dis carnation de l’aurore. Tu dis pas noir tu dis contour de minuit nébuleux. » Ses tweets, tout le monde ou presque les connaît. Depuis qu’il arpente les couloirs de la mode pour ses documentaires et reportages, Loïc Prigent tend l’oreille et écoute aux portes pour rapporter les confidences les plus cocasses en 140 caractères, découvrant les coulisses d’un monde quelque peu hystérique peuplé de personnages déconnectés de la réalité, à la personnalité extravagante, à la répartie cinglante et dont beaucoup sont très drôles, parfois (souvent ?) malgré eux. Il a permis de dévoiler aux yeux du grand public le potentiel ubuesque du milieu de la mode et l’absurdité du propos qui habite parfois ses acteurs. « Dans la mode, il y a aussi beaucoup de gens qui travaillent très sérieusement. Et puis il y a ceux qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent (…) ce n’est pas le seul milieu à être hystérique. Mais c’est sans doute le seul qui en a conscience et qui en joue », raconte-t-il à Numéro.

From the runway to the streets 🏃‍♀️ #chanel #siduations

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Le documentariste n’est pas le seul à s’amuser avec la mode et à tourner en ridicule ses codes et son langage. À ce petit jeu là, le compte instagram @Siduations tire son épingle du jeu et parodie les images de la mode en les détournant pour les replacer dans un tout autre contexte, et mieux souligner ainsi le caractère absurde de certains looks ou clichés. On y voit, pêle-mêle, une migrante Opening Ceremony, un escrimeur Dior, une marathonienne Chanel en couverture de survie ou encore une éponge Comme des Garçons. Avec lui, une armée de meme makers, @hey_reilly@sensualmemes, @ka5sh, @gothshakira ou encore l’ultra populaire @fuckjerry, s’amusent de la mode autant que de la pop culture.

TGI Freaky Friday with my @rafsimons for @calvinklein 📼✂️👭 #collage

Une publication partagée par Benjamin Seidler (@benjaminseidler) le

Dans un registre similaire, Benjamin Seidler – graphiste, illustrateur, rédacteur, ex-protégé de Suzi Menkes et mari de Stuart Vevers (la tête pensante de Coach) – use de collages bien sentis pour habiller les héros de nos films cultes avec les looks des dernières collections. Jack Nicholson se retrouve apprêté en Vetements dans Shining, la Juliette de Leonardo « Roméo » Dicaprio se camoufle derrière une robe rouge Valentino alors que les Mean Girls paradent fièrement en Gucci. Plus absurde encore, l’existence d’un compte twitter officiel aux 51K followers de Choupette Lagerfeld, la petite chatte de Karl, prouve que rien n’est jamais trop décale pour les aficionados de la mode, ils en jouent même allègrement avec second degré.

DÉMYSTIFICATION D’UN UNIVERS HERMÉTIQUE

Si on se moque volontiers des extravagances du milieu, c’est aussi, via une démonstration par l’absurde, pour mieux dévoiler les coulisses et rendre accessible l’univers opaque de la mode. Pour Benjamin Seidler et son travail ultra-référencé cinématographiquement, « cela montre que nous pouvons consommer la mode comme les films. Vous n’avez pas besoin d’avoir une robe de couture pour l’apprécier ». Ces insiders du milieu auront permis de lever le voile avec humour sur un monde que les non-initiés ont bien souvent du mal à comprendre.

Ur literally an asshole who treated me like a mannequin at the fittings but ok smile and wave boys

Une publication partagée par Shit Model Management (@shitmodelmgmt) le

Prenons les filles de @shitmodelmgmt, le compte Instagram géré par deux mannequins qui compilent en memes les mésaventures quotidiennes de modèles professionnels. « Être capable de rire de toutes les choses ridicules que l’on traverse chaque jour nous permet de rendre tout cela plus facile. Dans l’industrie du mannequinat, nous sommes confrontés au rejet tous les jours, racontent les deux jeunes femmes à Fashionista. Toute votre carrière dépend de ce qu’un directeur de casting pense, c’est tellement facile de commencer à se détester en fonction de la manière dont les gens vous voient. Ce compte Instagram permet de montrer aux agents et aux clients ce que nous ressentons vraiment ». Le petit compte anonyme prend aujourd’hui une dimension capitale avec les récentes révélations de James Scully à propos des mauvais traitements des modèles par les agences de casting, certains d’entre elles, comme Fernanda Ly, parlent même publiquement de @shitmodelmgmt comme le reflet de leur réalité.

Meme definition raincoat dropped on the website!! + restock 🙂 vetememes.com

Une publication partagée par @vetememes le

Toujours plus loin dans la caricature, la meme culture s’est même invité IRL (In Real Life, ndlr) dans notre vestiaire où le label Vetememes tourne en dérision les dernières tendances post-sovétiques et vrais faux logos, avec Vetements et Demna Gvasilia dans le viseur. Parmi leurs faits d’armes les plus notoires, on retrouve un détournement de l’iconique t-shirt DHL en t-shirt « meme », une casquette « Boolenciaga » ou encore l’imperméable « Vetememes », version 2.0 de celui qui a inondé les clichés de street style l’an dernier, lui même très largement inspiré de la « Staff Jacket » de Comme Des Garçons. « Vetements était devenu un meme, commente sur plusieurs sites, dont Dazed, le créateur de Vetememes Davil Tran, à l’époque, vous ne pouviez pas regarder un steet style sans voir leur marque, particulièrement cet imperméable. ».

Début mars 2017, Vetements ajoutait de l’ironie à l’ironie en sortant une nouvelle version « Official Fake » de l’imperméable frappée de la définition d’un raincoat dans le dos, ce à quoi répondra Vetememes avec un nouvelle imperméable, identique à celui de Vetements, mais avec cette fois la définition du meme. Vous suivez ?

MEME BUSINESS

Des images fortes, des punchlines acérées et un auditoire infini, il n’en faudra pas plus pour éveiller la curiosité des marques qui, pourtant raillées, voient en les memes un moyen d’étendre leur influence vers un territoire qu’ils maîtrisent encore mal, et qu’importe si elles y sont gentiment ridiculisées.

Réaliser des memes est donc devenu un business, avec ses professionnels et ses clients. Parmi ses acteurs les plus influents, on retrouve Sebastian Tribbie et son compte Instagram @youvegotnomale. Issu du marketing où il travaillait pour les Comedy Clubs de New York, le jeune homme a fait des memes son gagne-pain, et de nombreuses marques le sollicitent. « Les memes d’entreprise paient énormément. J’ai au minimum deux clients par semaine (…) un client classique va demander de 3 à 5 memes pour au moins deux concepts différents », confesse-t-il à Vice. Ses premiers coups d’éclats, il les obtiendra grâce à des posts autour du milieu de la mode et un « NYFW Starter Pack » où l’album Blond de Frank Ocean côtoie sans distinction un paquet de Marlboro Light, un chargeur iPhone USB, une bouteille d’eau de coco, une flûte de champagne, un mont de cocaïne ou encore une capture d’écran Uber. Peu de temps après, il réalise sur le même principe un « GUCCI Starter Pack » que la griffe saluera.

En réaction, mi-mars 2017, la maison florentine lançait une nouvelle campagne #tfwGucci (pour « That Feel When Gucci ») et proposait à plusieurs artistes et instagrammeurs de créer des memes pour faire la promotion de sa nouvelle ligne de montres.

Partout sur Twitter, la réprimande gronde, il est reproché à Gucci de se tromper de cible, et d’utiliser des canaux qui lui sont illégitimes. La marque est accusée de se réapproprier les codes de l’internet culture et de réduire les désormais sacrés memes à un support de communication lucratif. Pourtant, une partie du web, @youvegotnomale (dont le starter pack figure dans la campagne) le premier, défend ardemment la maison italienne, criant même au génie marketing. Et Alice Litscher, professeur de communication de mode à l’Institut Français de la Mode, de rappeler à Antidote« Nul besoin d’opposer mode et contre-culture de façon binaire, les deux ne sont pas forcément incompatibles ou contradictoires. Toute tendance est sujette à une double-lecture : elle renforce des valeurs tout en nourrissant, parfois paradoxalement, une société mercantile, mais ne menace pas obligatoirement son message de fond. » Ne se déclare pas curateur de memes qui veut, mais Gucci peut s’en revendiquer.

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