Texte : Lily Templeton pour Magazine Antidote : The Freedom Issue hiver 2016-2017
Depuis ses débuts, la marque Hood by Air compte sans conteste parmi les marques les plus disruptives et les plus surprenantes que New York n’ait jamais offertes. Antidote s’est entretenu avec son fondateur Shayne Oliver lors d’une conversation transatlantique sur la volonté de s’affranchir des réseaux sociaux, ce qui justifie le coût de ses pièces, et pourquoi pervertir un logo, c’est lui rendre son pouvoir.
Quand Hood by Air a fait irruption sur la scène new-yorkaise à l’automne 2013, la très respectée critique de mode Maya Singer s’est demandée si cette jeune marque était « la plus excitante de New York ». Mais l’histoire du label remonte à 2006, lorsque Shayne Oliver, un ex-étudiant du Fashion Institute of Technology et de la New York University a commencé à vendre des t-shirts estampillés d’un gros « Hood » pour 75 dollars à la tribu créative dont qui l’entoure depuis toujours.
La légende veut que la marque se soit fait repérer sur MySpace, le presque oublié ancêtre commun aux réseaux sociaux dédiés aux créatifs. Déjà à cette époque, la jeune griffe reflète le parcours artistique de son fondateur ; sa croissance suit le chemin sinueux emprunté par une génération de slashers, qui va parfois jusqu’à exercer une douzaine de métiers par choix ou par curiosité. Une référence subtile à la ligne de métro que le jeune Oliver emprunte pour passer de Brooklyn, où il grandit, à Manhattan. Puis Hood devient Hood by Air. Son acronyme HBA, logo en puissance, s’impose en symbole d’un style cool et radical qui, en clin d’œil à la scène voguing, repose sur l’attitude et l’imagination
Bien avant ses débuts tapageurs à la Fashion Week de New York, la marque de Shayne Oliver grandit de manière organique ; les obstacles rencontrés ne sont non pas des coups d’arrêt mais plutôt embrassés comme des déviations. La société est créée en 2007, avant que son co-fondateur n’abandonne le projet et que la griffe ne prenne une pause entre 2009 et 2012. Pendant ce temps-là, Oliver, aussi DJ, fait trembler l’underground lors des soirées GHE20G0TH1K qu’il anime avec Venus X. Toutes les strates de la ville s’y entrechoquent et ces événements d’offrir sur de nombreux points un portrait fidèle de la génération Y. Et quand Hood by Air initie son grand retour, elle le fait à grand renfort de détournements satiriques de logos universellement célèbres.
Campagne printemps-été 2016 Hood By Air
Deux ans plus tard, Oliver est dans le viseur de ceux qui comptent dans la mode – sa nomination en tant que créateur masculin de l’année pour le CFDA et son prix spécial du jury à l’édition inaugurale du Prix LVMH y contribuent de façon capitale. Et quand HBA débarque à Paris pour présenter ses créations dans un étage en rénovation de la tour Montparnasse, son simple acronyme suffit déjà pour presser à sa porte une horde de rédacteurs venus assister à l’événement aussi subversif que provocateur.
Ghetto gothique, hip-hop, street, genderfluid ? Les étiquettes ne l’intéressent pas. Une chose est certaine : Hood by Air est la collision audacieuse, indisciplinée et impérieuse de nombreux éléments a priori incompatibles. A priori seulement. Au fil de la discussion avec Shayne Oliver, l’idée que la marque en soi s’efface au profit des convergences de disciplines apparaît comme le fil conducteur. Plus proche d’un collectif que d’une société, HBA opère selon un modèle horizontal où toutes les voix sont entendues. Et le créateur profite davantage de ses interactions avec sa nébuleuse de collaborateurs parmi lesquels les stylistes Akeem Smith, Arca ou Ian Isaiah, que de ses connexions avec les célèbres A$AP Rocky ou Kanye West.
Résolument ancrée dans le présent, la seule esthétique que l’on puisse véritablement associer à HBA est l’assimilation et la transformation d’une multitude d’inspirations à l’échelle globale en un label sensationnel issu tout droit de la pop culture et qui interroge le fonctionnement de l’industrie de la mode au complet. Le caractère aléatoire de l’offre dévoilée sur le podium semble occulter des silhouettes parfois discutables pour mieux insister sur le désir de s’immiscer directement dans la vie du consommateur. Le spectateur et potentiel futur client recouvre une certaine souveraineté, jusqu’ici détenue par l’industrie, ses acheteurs et critiques.
Le dernières présentations imaginées par Shayne Oliver ont défié la traditionnelle définition du défilé : en janvier, d’une présentation parisienne gardée secrète n’a filtré qu’une poignée de visuels approuvés. La suite s’est déroulée à New York sous forme d’une manifestation plus proche de l’agitprop que du défilé de mode. La mode, et Paris, continuent de se consumer de désir pour Hood by Air.
Shayne Oliver a présenté la première collection de sa marque Hood By Air en 2006.
Antidote : Pour un créateur comme vous, que veut dire être libre aujourd’hui ?
Shayne Oliver : Je pense que c’est un commentaire sur notre époque. Je vois la liberté comme une composante de HBA et de l’émotion suscitée par le travail que je réalise. Je retrouve cette liberté dans l’idée de concevoir la mode à la fois comme un business et comme une marque. Les deux choses sont très distinctes pour moi, et je fais tout pour qu’elles le restent. La mode est un peu un musée d’après moi, comme le Whitney ou le MoMA. Dans le sens où la mode est une industrie avec des codes et des règles, un regard sur le passé et ce qu’il devrait être. C’est pour cela que me considère un peu comme un outsider dans cette industrie. Je pense ma marque avant tout selon la cible que je vise. On me demande en conséquence de résumer ce que j’estime important dans mon travail, mes relations amicales et aussi mon point de vue. Je brise les règles établies. Je fais ce que je veux sur le podium et j’ai le contrôle sur mon business. C’est là qu’est ma liberté.
Diriez-vous que la mode a frôlé le déclin à force de s’être trop verrouillée ?
Non, j’imagine que ça dépend surtout de ce que les gens veulent et ce qui les intéresse. Si le seul intérêt qu’ils y trouvent, c’est réaliser des bénéfices colossaux d’une manière bien précise, la liberté ne peut pas y trouver sa place. Mais c’est aux créateurs de savoir ce qu’ils veulent, et comment ils veulent gagner de l’argent. Est-ce qu’ils vont rendre les collections accessibles au plus grand nombre et vendre jusqu’à la dernière pièce ? Est-ce qu’ils vont trouver des solutions pour se financer et construire une esthétique, une vision ? Bien que les gens soient attirés par cette idée de pièces faciles à vendre, je ne pense pas qu’il faille avoir 30-et-quelques silhouettes commerciales. Toutes ces marques qui se veulent accessibles au plus grand nombre et qui prétendent être ce qu’elles ne sont pas tombent dans l’oubli aussitôt que la tendance change. La solution, c’est de toujours conserver cette part de liberté dans votre esthétique.
La construction d’une marque semble être un exercice hautement codifié. Comment rester indépendant face à tout ce système ?
Aujourd’hui, tout repose sur l’idée d’une créativité débridée, sans limite. L’essentiel n’est pas là. Il faut choisir ce qui est important à ses yeux. Beaucoup d’idées ayant fait leurs preuves commercialement deviennent des carcans pour les jeunes créateurs, des catégories « obligatoires » qu’ils doivent proposer pour vendre. C’est cliché à dire mais faites vos propres règles !
Trouvez votre équilibre financier, réfléchissez au fonctionnement de votre business et à quelle partie de la collection a besoin de cela. Ne vous fiez pas aux anciennes règles, c’est un monde nouveau. Cette génération vit sous la coupe d’un système qui a été mis en place pour faire du profit sur notre dos. Nous comprenons enfin quels sont ses effets sur notre monde, notre existence. Nous sommes ceux qui dirigeront demain, alors prenons les choses en main dès maintenant.
Peut-être est-ce parce que nous plus conscients de ces règles que nous les remettons en question ?
Tous les systèmes arrivent au point où ils deviennent abusifs, où certains sont prêts à tout pour faire des profits et où la génération suivante doit faire place nette. Regardez les années 1980. Pleines de promesses au début, puis les créatifs ont été exploités jusqu’à l’excès et au dégoût. Ils se sont fait spolier la plus grande partie des bénéfices. Mais si vous continuez d’avancer, vous serez toujours libres. Il faut surfer sur la vague, et pas seulement celle des tendances mais en vous connectant réellement aux gens, en installant un dialogue avec eux, avec les créateurs, avec la mode. Il n’est pas juste question d’investir le premier réseau cool du moment pour faire son marketing mais plutôt d’être attentif à la manière dont les gens communiquent entre eux, et de les engager selon leur façon de penser.
Les vêtements sont portés in fine par de vrais êtres humains, donc c’est plus personnel encore que la manière qu’ont les gens de communiquer entre eux. Quand vous intégrer cela, vous rendez vos collections plus humaines et les gens se sentent plus proches de ce que vous faites.
L’ère du génie solitaire est révolue. Pourquoi l’orchestre est-il devenu plus important que le chef d’orchestre ?
Plus que tout, c’est une manière de remercier le système qui vous soutient. Il y a toujours des petits génies sur le devant de la scène. Mais tout ce que mes amis m’apportent, je le leur rends bien. Ils sont attirés par ce que je fais parce qu’ils croient en moi et en ce que je fais. L’effet petit génie crée une idée faussement fantasque de la mode qui n’est plus d’actualité. Revenez à la réalité ! Le processus est de notoriété publique alors soyez honnêtes.
À notre époque, il faut des soutiens solides pour démarrer quelque chose. Il est normal d’être reconnaissant envers ces gens. Dire publiquement qui fait quoi dans l’entreprise n’a rien à voir. C’est une manière de témoigner de la gratitude à ceux qui travaillent avec vous, vous inspirent. Référencer la culture occidentale, orientale, c’est dépassé. Ces inspirations ont été explorées par les générations précédentes de créateurs, à grande échelle. Nous vivons dans une époque qui en découle et c’est intéressant de voir comment ceux qui ont connu ce mouvement, acheté ces vêtements interagissent avec ces idées ou les rejettent. Il faut désormais se tourner vers les créatifs et dire : « voici ceux qui m’inspirent. » Pourquoi ne travaillerais-je pas avec ceux qui m’inspirent le plus ?
La mode s’est globalisée. Où se situe la limite entre appréciation de la culture et appropriation culturelle ?
Nous vivons dans un monde où nous avons connaissance de nos cultures respectives, et pas uniquement à la manière des « United Colors of Benetton » et de leurs campagnes publicitaires. Je pense qu’il y a eu un moment où toutes les cultures étaient cools et perçues comme telles, sans jamais se concentrer sur une culture en particulier. Nous avons exploité les cultures des uns et des autres parce que c’était branché, et non parce qu’il y avait un vrai besoin d’interaction entre les différentes communautés. Même si les gens ne s’apprécient pas plus qu’avant, ils se respectent davantage. Les gens ont désormais le sentiment de mieux connaître les origines des autres, et c’est en cela que le problème des clivages culturels est différent aujourd’hui.
Les gens se mélangent et s’intéressent plus aux autres. Le fait de penser que toutes les cultures sont bien distinctes est désuet. Je ne saurais peut-être comment me positionner par rapport à des problématiques spécifiques à d’autres cultures, mais je sais ce que j’aime et ça ne me fait pas peur. Cela va au-delà du concept de race. La peur d’échanger les uns avec les autres n’est plus aussi présente.
Aujourd’hui, pour quoi les gens sont-ils prêts à payer ?
En achetant un produit, tu t’offres une idée. Dans l’esprit des gens, le succès d’une pièce et son caractère « indispensable » contribuent à l’idée qu’elle n’existait pas encore sur le marché, et les gens sont prêts à payer un certain prix pour cela. Regardez le t-shirt HBA. Tu paies le fait d’avoir envie de cette pièce dans ta garde-robe. Moi, j’ai grandi à l’ère du t-shirt roi. Ce que tu paies maintenant, ce sont les années que j’ai passées à penser que c’était le truc le plus cool du monde.
Lors de votre présentation à Paris en janvier dernier, vous avez demandé aux invités de poster aucune photo sur les réseaux. Pourquoi ?
Les réseaux sociaux sont une sorte de filtre. Ils permettent de communiquer d’une manière géniale et novatrice. Mais quand ça devient l’unique manière de communiquer, je trouve ça bizarre. C’est pour cette raison que je privilégie l’expérience live. Je veux réveiller les gens, pour qu’ils aillent en boutique, qu’ils interagissent avec ceux qui portent les mêmes vêtements qu’eux pour les mêmes raisons.
C’était un test et il a vraiment fait ses preuves parce qu’il nous a permis de sortir du podium, de nous rapprocher de notre esthétique et des racines de la marque. L’idée n’est pas d’exclure qui que ce soit, c’est d’offrir l’expérience Hood by Air. Nous avions besoin de marquer le coup et l’organiser à Paris était une manière de ressentir ce qui est essentiel pour moi dans cette ville. Nous allons continuer dans cette optique et en faire un vrai rendez-vous de la marque. Hood by Air se réalise tout seul et n’attend pas que ni la mode ni les critiques ne le fassent à sa place.
Aussi, en contrôlant certaines interactions avec la marque, je ne ressens pas l’obligation de m’exposer pleinement au milieu de la mode. Parce que le consommateur final, ce n’est pas toujours lui. Je voulais proposer un moment de mode pour finalement n’en garder qu’une unique image. Et si vous n’y étiez pas, tant pis pour vous.
De gauche à droite : HBA automne-hiver 2016, HBA printemps-été 2017, HBA printemps-été 2016, HBA printemps-été 2015
À vos débuts, le logo Hood by Air était très présent. Comment avez-vous envisagé l’image de la marque et comment faites-vous pour qu’elle reste fraîche ?
Les premiers temps, j’avais l’impression qu’on bouillonnait d’idées et c’était une espèce de filigrane. On s’amusait de ce côté « c’est mon idée » du branding. Mais quand notre popularité s’est accrue, on s’est retrouvé associés à des gens qui n’avaient aucune idée de ce que cela signifiait. Ils y voyaient juste le nom d’une marque. Alors, j’ai décidé de le tempérer.
En capitalisant sur ces codes inhérents à ma propre marque, j’ai pu trouver des correspondances avec des formes, des silhouettes et des attitudes désormais associées à HBA. Je pense que c’est le dessein premier d’un logo ou d’un nom.
Mais ce que j’ai appris au fil du temps, c’est que les gens pensent toujours que tu veux appartenir à un mouvement ou défendre une vision. Mais je fais juste des vêtements. Quand d’autres se sont mis à agréger leur histoire à la mienne, au lieu de prendre mon travail tel qu’il est, j’ai été contraint d’abandonner des pans de mon esthétique parce que je ne voulais pas être associé aux messages qu’on supposait véhiculés par mon travail.
J’ai donc repoussé les limites de mon esthétique et je suis devenu en quelque sorte « anti-marque ». J’ai commencé à mettre des logos sur des pièces qui ne devraient pas en comporter : les pièces les plus chères, des vêtements à connotation sexuelle, en flirtant parfois avec la vulgarité. Parce que j’avais l’impression que c’est ce qu’on me faisait subir. Le logo était presque devenu un drapeau, et je l’ai utilisé de manière politique. Une marque est une marque, et veut être désirable. Pour nous, c’est une affirmation de nous-mêmes et de là où nous en sommes. Le logo n’est pas présent pour déclencher l’achat, ce n’est pas une espèce de pièce trop évidente. Nous tenons à ce que le logo HBA représente un choix conscient.
Vous vous êtes dépossédé seul pour ne pas être dépossédé ?
Maintenant, je peux me permettre d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système. C’est le thème de la saison prochaine, être moi-même et tendre en même temps vers un niveau supérieur.