ciel, mon paris !
 

Article publié le 18 novembre 2015

Texte : Christian Lacroix

Dans le contexte des évènements tragiques du 13 novembre, nous avons décidé de republier des textes de notre « Paris Issue » paru à l’automne 2013.  

La beauté de Paris, c’est peut-être de n’y être pas né, mais de l’avoir rêvé, fantasmé, de l’avoir vu au cinéma, à la télévision. Ce serait d’abord une fiction dont on se souvient sans l’avoir vécue. C’est là qu’est sa vérité. Entre collages, associations et courts-circuits, Christian Lacroix « rhabille » Paris de pied en cap. de l’asphalte jusqu’au ciel.

Ah les p’tites femmes, les p’tites femmes de Paris, Paris, Paris, Paris » chantaient dans Viva Maria tout en s’effeuillant gauchement B.B et J.M. en 1965 devant un parterre de saloon bondé de zapatistes bientôt eux-mêmes en caleçon.

Lorsque enfant j’entendais – mais aujourd’hui encore – le mot « Paris », me venait à l’esprit une sorte de pictogramme fugitif : le talon d’un pied voilé de bas nylon finissant de se glisser, aidé d’un doigt ganté, à l’intérieur d’un escarpin noir – là il faut entendre, furtif, le chuintement luxueux du voile pénétrant le cuir ou le satin, comme un soupir – dont l’escarboucle est brodée d’un motif, qui se met à ressembler à la Seine, la Cité et l’île Saint-Louis vues d’avion, scintillantes d’éclats argent, lorsque se cambre le pied, ferme, ou entamant sa marche… J’exagèrerais à peine en ajoutant que ces pas produisaient un son d’accordéon, comme ces cartes d’anniversaire qui font de la musique lorsqu’on les ouvre. À moins que talons et semelles eux-mêmes ne déplient à chaque pas les soufflets d’un instrument minuscule et néanmoins harmonieux.

Paris est fait d’exagérations, de chansons, d’illusions, Paris a à voir avec le cinéma, Paris EST un cinéma, ou plutôt Paris c’est « DU CINE », un film pluvieux, en noir et blanc. Paris n’est pas en couleurs. Sauf les grands jours. Comme la Libération filmée par les Américains en Technicolor avec cette fille sublime en pantalon d’homme et lunettes de soleil, armée, place de l’Opéra, angle rue du 4 Septembre, devant le bas-relief encore intact de ce qui furent les cafés du Brésil ou devant feu Old England. En couleurs quand Audrey Hepburn veut bien encore poser pour Astaire/Avedon ou courir dans tous ces lieux transparents à force d’être photographiés, comme dessinés d’une encre « sympathique » seulement révélés par la chaleur des saisons du cœur. En couleurs lorsque tout simplement on se sent un petit peu plus heureux, sensation plus chimique que proustienne au souvenir d’instants fugaces qui viennent imprimer notre pellicule intérieure, sur fond d’aquarelle à la Dufy, sur un air de Gershwin. Alors on est en bateau-mouche, on longe la tour Eiffel qui a l’air un peu idiote, grandie trop vite avec ses jambes arquées écartées, les pleurs des saules du côté de Notre-Dame, ronflante d’orgues et de délices nous flagellant le visage en douceur avec les éclaboussures de la Seine. Mais s’il fait mauvais à l’âme, la caravelle se transforme in petto en gabarre, en pauvre péniche prisonnière des eaux grises et pâteuses d’un Marquet.

Mais autant que le « Paris-Minelli » me grisent le « Paris-Graffiti », le « Paris-Brassaï » dont les murs illustraient la couverture des Prévert en version poche, avec ses rengaines et ses becs de gaz, les bals et les bars interlopes qui vont avec et le rouge à lèvres noir. Les « fortifs » révolues où jouent pour Doisneau des poulbots malingres et acrobates des pentes de Belleville et Ménilmontant. Qui ne savent pas encore qu’ils finiront par milliers en Gavroches hydrocéphales peints au couteau, les yeux énormes, portraiturés en auto-stoppeurs, rapins ou Manneken-Pis parigots sur les quais, tapinant en peinture aux étals des bouquinistes sans bouquins. Même et surtout si je n’ai pas vécu ces années de grisailles. PARCE QUE je ne les ai pas vécus ?

Tout ça car loin, dans le temps et la géographie, d’y être né je partageais de Paris, enfant, le fantasme hollywoodien, d’Irma la douce à Gigi en passant par le Moulin Rouge de Huston. Et donc celui, plus proche et tout aussi chimérique, des films d’Occupation ou d’avant-guerre, de la télé en noir et blanc ou des dimanches de série B : marée noire des pavés gras, la nuit, comme du pétrole, du bitume répercutant les néons de Pigalle, avec d’obscures torpédos et limousines conduites par des Marlowe ou des « pimps » hexagonaux, rasant les boutiques obscures et les murs de suie d’avant André Malraux, reconstruits en carton-pâte dans les studios de Boulogne.

Alors on est en bateau-mouche, on longe la tour Eiffel qui a l’air un peu idiote, grandie trop vite avec ses jambes arquées écartées …

Ou, en version plus bourgeoise, caricaturalement aristo, les salons gris Dior d’hôtels particuliers encore très Sacha Guitry, ou Élina Labourdette – pour moi un des épicentres de la « parisianité » : qui aujourd’hui parle encore comme elle, avec cette voix qui doubla Grace Kelly et cet accent de « dame du Bois de Boulogne » ? Rien à voir avec le Brésil en 44, mais tout à voir avec Cocteau et Bresson –, Élina Labourdette donc, en « Florence Borch de Martelie » et robe du soir Carven qui entraîne tous les invités, même les plus coincés, en une « raspa » endiablée dans Édouard et Caroline. Des penthouses 16e modernistes, scandinavo-japonisants, échos de Plaisir de France, d’Art & Décoration, pour le meilleur, des décors Au théâtre ce soir de « Donald Cardwell et Roger Hart » pour le pire (la version rustique culminant avec les villas ébouriffantes qui abritent pour l’éternité les films de Claude Gensac et Louis de Funes). Et Moreau, blonde en Chanel dans Ascenseur pour l’échafaud, Girardot épouse frustrée dans Maigret tend un piège, Judith Magre au polo de Bagatelle dans Les Amants, Ingrid Bergman (Aimez-vous Brahms ?) allument des cigarettes, nerveuses et dépressives, quand elles n’arrangent pas des bouquets de glaïeuls (ou sont passés les glaïeuls ?), ajustent machinalement le bras d’un Teppaz de luxe sur le premier sillon d’un vinyl, J. S. Bach ou Miles Davies (qu’est devenu le Dave Brubeck Quartet ?) de préférence, se versent, d’une carafe de cristal carrée taillée en pointe de diamant, une rasade de scotch dans un verre trapu, en Chanel ou Balenciaga, énorme clip au revers. Avant d’agripper en vitesse clés, gants et sac rigide à la saignée du coude pour, d’un coup de décapotable, aller ouvrir leur galerie, (antiquités ou art moderne), ou à un essayage chez leur couturier. Rejoindre un amant ? José Luis de Vilallonga alors.

C’était le « Paris-Sagan » de la fin des années 50. Du début des années 60 où il existait bien, palpable, je le frôlais. Et me souviens de ces femmes aux coiffures impeccables, casque de lionne, enserré d’un bandeau, ou souples vagues si « Elnett-Satin », marchant Faubourg-Saint-Honoré ou Saint-Germain comme des échassiers rompus à l’exercice du talon aiguille (qui laissait voir la naissance des orteils à l’encolure), les lèvres roses ou corail, les yeux charbonneux de mascara formant comme de petites escarbilles d’encre sur les cils (les lunettes de soleil ne faisaient pas encore partie de la panoplie obligatoire) en tailleurs monochromes vifs ou acidulés (sauf aux enterrements le noir ne régnait pas encore sans partage et ce tissu légèrement bouclette, ces tonalités suaves ou grinçantes, profondes, n’existent plus aujourd’hui que dans ces gammes encore utilisées pour recouvrir les sièges de Pierre Paulin), des boules d’or aux oreilles, des « charms » pleins les poignets déliés, dénudés par les manches trois quarts. Elles abandonnaient prestement derrière elles le chavirement d’un parfum musqué en se hâtant vers de mystérieux desseins, que j’imaginais haletants mais qui ne devaient, la plupart du temps, que peser leur élégant poids de mondanités et de futilités graves.

C’était le « Paris-Kiraz », le « Paris-Deneuve » aussi, de La Chamade à Belle de jour, en catogan noir et souliers vernis, ou, plus petit bourgeois mais si in, le « Paris-Saintes Chéries » de Micheline Presle. Leurs cavaliers (Piccoli, Ronet, Trintignant, Marquand, Gélin, Cassel, etc.) ne quittaient guère un costume trois-pièces cintré, presque « slim » avant l’heure, chemise à petit col épinglé, étroite cravate de tricot, chaussures Carvil. Puis, en une décennie, ces Parisiens se convertirent à un nouvel orientalisme unisexe plus patchouli, en jeans patchés « pat’d’ef », bandanas ethniques, ceintures exotiques, tous voiles au vent, fermières folks, Garbos campagnardes, Calamity Janes tibétaines accompagnées de mâles plus Noureev que Montand et encore moins Ventura, ayant troqué le tweed et l’alpaga anglo-saxons, les shetlands de minets du Drugstore contre des uniformes de Gatsby afghans et de pages hindous, tout en velours et soie fleuris, de cow-boys tartares, tout poils et peaux dehors, derrière leurs Ray-Ban de couleur ou le pare-brise de leurs cabriolets Morgan. Mais toujours chez Régine et Castel.

Ils osèrent même la robe, une sorte de djellabah du soir en fait, à l’été 70. Mais c’est une autre histoire.

Si, à Paris, une Parisienne est aussi une baguette (celle du boulanger, à ne pas confondre avec une pochette brodée made in Italy), en province, dans la mienne en tous cas, en Provence, on dit un Parisien pour désigner le même pain. Et le sandwich jambon-beurre qui en découle, ainsi que le journal qui va avec, sur le comptoir des bistrots. Mais bien sûr, dans ma tête d’enfant, le mot désignait aussi, et surtout, les garçons moins timides et contemplatifs que moi (je ressemblais plutôt au gamin-neveu de Jacques Tati dans Mon Oncle) croisés dans ces villes thermales très en vogue au début des années 50. Ceux du Souffle au Cœur de Louis Malle, plus « au courant », plus turbulents, plus volubiles, les cheveux en brosse, les yeux bleus et les genoux couronnés. Ceux-là même qui se retrouvèrent, quinze ans plus tard, sur les barricades du quartier Latin, occupèrent la Sorbonne et l’Odéon, en Clarks et treillis, foulard indien sur la bouche, les cheveux nettement plus longs. Ou remontèrent, en blazer-cravate et mocassins Weston, la mèche sur l’œil, les Champs-Élysées en bleu-blanc-rouge. Car il semble que, depuis la nuit des temps, il y ait deux tribus de Parisiens apparemment irréconciliables. Ceux de l’est de la capitale, plutôt Titis cinglants, Gavroches hâbleurs, apaches amateurs de Java prompts à la réplique et à la révolution, et les autres, ceux de l’ouest, les N.A.P. ou les F.A.F., plutôt conservateurs, plus « patates chaudes », plus « wannabe british ». Avec, au milieu, du nord de Montmartre au sud de Montparnasse, en passant par le Saint-Germain des existentialistes, non pas un no man’s land, bien au contraire, mais une zone tampon arty dont on dit, on sait, qu’elle fut en perpétuelle ébullition créative, l’œil du cyclone artistique mondial.

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