Christine and The Queens : « La femme puissante, c’est tétanisant pour les hommes hétérosexuels »

Article publié le 11 octobre 2018

Texte : Naomi Clément. Photos : Christine and The Queens par Xiangyu Liu pour Antidote : Excess hiver 2018-2019. Stylisme : Adrian Bernal. Coiffure : Simone Prusso @Atomo. Maquillage : Dariia Day @Atomo.

Quatre ans après l’immense succès de son premier album Chaleur Humaine, Héloïse Letissier revient avec un deuxième opus sous les traits de Chris. Une métamorphose à la fois nominale et physique, qui sonne comme une libération. Et réaffirme le message émancipateur de la chanteuse qui vient de démarrer une nouvelle tournée mondiale, avant de passer par Paris les 18 et 19 décembre prochains.

Rendez-vous est pris dans un petit bistrot chaleureux du 20ème arrondissement de Paris, à la devanture boisée où elle aime parfois venir se réfugier, à seulement quelques mètres de sa maison. Acquise il y a maintenant deux ans suite au succès retentissant et international de son premier album Chaleur Humaine, dévoilé en 2014, et dans l’intimité de laquelle, comme une suite logique, l’auteure, compositrice et productrice de 29 ans a conçu son deuxième album.
Ce dernier s’appelle Chris, tout comme le nouveau nom de scène de Christine and the Queens. Le 24 mai dernier, la chanteuse revenait sous le feu des projecteurs avec « Damn, dis-moi » : un nouveau titre sensuel, dans le clip duquel elle détourne les figures du patriarcat, muscles apparents et cheveux courts, avec ce nouveau prénom mixte, choisi avec le plus grand soin, via lequel cette amatrice d’études de genre, qui se définit comme pansexuelle, s’amuse à « créer la confusion ». « Tu peux m’appeler Héloïse, Christine, ou Chris, c’est comme tu veux », lance-t-elle dans un sourire.
Quatre ans après Chaleur Humaine, celle que l’on considère comme l’une des grandes figures de la pop contemporaine s’apprête à faire son grand retour. À peine remise de deux ans et demi de tournées, passages télévisés et autres interviews de part et d’autre du globe, Héloïse Letissier a déjà repris le rythme effréné de la promo. « Je n’arrive pas à me poser, c’est vrai… mais c’est ma façon à moi de vivre », raconte l’artiste. Une vie à cent à l’heure que l’arrivée de ce nouvel album pourrait bien accélérer de plus belle.

ANTIDOTE. Tout a changé depuis la sortie de ton premier album Chaleur Humaine en 2014. Comment te sens-tu aujourd’hui, au regard du chemin parcouru ?
CHRIS. Écoute, il y a vraiment eu deux phases. Celle où les choses ne cessaient d’arriver, où j’étais constamment dans la performance, dans la tournée, sans vraiment intellectualiser ce qu’il se passait. Et puis, il y a eu la phase où je me suis arrêtée de tourner, après deux ans et demi, en novembre 2016. Et là… j’ai commencé à comprendre. Je suis allée voir un concert au Zénith en me disant : « Ah mais en fait, j’ai fait le Zénith de Paris, et c’était plein ! », et je me suis mise à pleurer. Les gens devaient se dire : « Oh c’est beau, elle est vachement émue par le concert. » Mais non, c’était une réaction très égoïste (rires). J’ai intellectualisé tout ça pendant un mois, et puis j’ai commencé à écrire la suite. Enfin, à vrai dire, j’avais déjà commencé à l’écrire pendant la tournée de Chaleur Humaine, en 2015. J’écris beaucoup, c’est une vraie discipline pour moi comme « flexer » le muscle peut l’être pour d’autres. Plus j’écris, mieux ça va. Du coup, au fur et à mesure de la tournée de Chaleur Humaine, je commençais à avoir beaucoup de matière, et j’ai ressenti le besoin de me poser pour aller plus loin là-dedans. Et puis, j’ai aussi eu envie d’arrêter les concerts avant de basculer dans ce moment où tu commences à faire ça en automate…
Tu as enchaîné les scènes, multiplié les passages sur les plateaux télévisés et les couvertures de magazine… Est-ce qu’il n’y a pas un moment où tu t’es sentie surmenée ?
C’est très fatiguant, et éprouvant physiquement. C’est un peu comme être dans un avion qui décolle et atterrit sans cesse : c’est très fort comme sensation, mais ton corps encaisse. Ce qui s’est passé avec mon premier album a été hyper impressionnant. D’ailleurs, j’ai le sentiment que beaucoup de gens fantasment sur les choses que j’ai vécues. On m’a souvent demandé : « Mais ce que tu vis c’est incroyable, enfin je veux dire, tu parles à Elton John tous les jours, non ! Et puis tu vis aux US ! ». Mais non, je vis dans le 20e. Ce n’est vraiment pas de la posture, c’est juste que, oui, ma vie a changé, mais je ne me suis pas installée dedans. À mes yeux, il ne s’agissait que d’un premier album. J’ai encore beaucoup de choses à dire.

À gauche : Manteau, Philipp PleinPull, COS. À droite : Veste, pantalon et chemise, Vivienne Westwood. Chaussures, Berluti.
Fin mai, tu annonçais ton retour en dévoilant le titre « Damn, dis-moi », pour lequel tu effaces une partie de ton nom de scène pour devenir Chris. Qu’est-ce qui a motivé cette mutation, qui est aussi physique, d’ailleurs ?
Pour le premier album, j’étais en costume, boutonnée jusque-là… C’était très beau, mais c’était un peu… abstrait. Pour le deuxième Chris, il fallait que ça tombe, parce que j’en étais arrivée à un point de ma vie où, en fait, en devenant ce personnage publique sur Chaleur Humaine, je suis devenue un autre genre d’aberration du patriarcat. Au début, j’étais une jeune fille queer, donc c’était déjà une aberration puisque je n’étais pas dans les critères très normés de la société. Je pensais que l’arrivée du succès allait tout résoudre, puisque les mecs ont tout quand ils ont la puissance. Mais pas du tout ; la puissance chez une femme, ça devient une autre aberration.
Quand j’ai voulu vivre une vie amoureuse à la fin de la tournée, c’était très compliqué. La femme puis­sante, la femme un peu phallique, qui réussit, qui est la patronne, c’était tétanisant pour les hommes hétérosexuels que je rencontrais. Je trouvais ça très bizarre, j’avais le sentiment que j’étais cen­sée avoir honte de ma puissance ; mais je me suis dit qu’au lieu d’en avoir honte, j’allais en faire quelque chose de performatif. Le travail de ce deuxième album, c’est donc de montrer ça, de montrer mon muscle, de me couper les cheveux, de m’alléger un peu, de pouvoir courir plus vite… Je trouvais ça intéressant pour un personnage féminin de travailler des émotions qui ne sont pas considérées comme trop féminines, sexy ou acceptables, comme la colère, le fait d’être affamée, d’avoir la dalle, d’en avoir marre, d’être vraiment triste… des émotions excessives qui ne sont jamais perçues comme sexy quand c’est une meuf qui les exprime. Ce qui n’est qu’une perception de genre, encore une fois.
Et pour exprimer ces émotions, j’avais envie d’exprimer une figure physique forte, parce que j’aime l’idée que le corps colle à ce qu’il se passe à l’intérieur. C’est d’ailleurs pour ça que j’adore les performers un peu théâtraux comme Bowie – même si son cas est extrême, vu que chez lui c’est carrément un personnage par humeur. Et puis, en tournant pendant deux ans et demi, j’ai découvert le plaisir de devenir une femme athlète : mon corps s’est mis à sécher, mes muscles ont commencé à arriver… T’as des seins, mais en même temps t’as des biceps. Je trouvais ça assez beau. Ça m’a inspiré aussi, pour ce deuxième disque. Du coup, je me suis tournée vers des figures féminines en accord avec cette idée, comme Madonna dans les années 1990, mais en même temps très femme et très prédateur, ou Ripley dans Alien. Des espèces de figures très nineties et amazones, avec une taille très fine et des épaules très larges. Il y a clairement quelque chose de plus rentre-dedans, dans ce disque.

« Ce deuxième album a quelque chose de plus vivant, avec une façon encore plus directe de parler des choses qui m’obsèdent depuis toujours. »

Qu’est-ce que tu y racontes, concrètement ?
C’est un album qui parle beaucoup de désir. Du désir amoureux, mais également du désir de se jeter dehors… C’est un album à la fois malade et en santé. Il y a un côté un peu plus carnivore, avec de l’érotisme un peu partout… Il y a de la force de vie, de la nature, des animaux… Pardon, c’est un peu abstrait ce que je suis en train de dire (rires), mais c’est compliqué de résumer un album – résultat, je parle un peu comme André Manoukian… ! Disons que sur Chaleur Humaine, même si je ne disais pas des choses très douces, la forme, elle, était assez douce, assez dans la retenue, que ce soit dans le chant ou dans le personnage. Ce deuxième album a quelque chose de plus vivant, avec une façon encore plus directe de parler des choses qui m’obsèdent depuis toujours. Il y a toujours de la vraie grande tristesse, car je reste une femme triste, et des frustrations, mais tout est plus charnel. Il y a une chanson qui s’appelle « L’Étranger » par exemple, qui parle des étrangers, des outsiders, qui m’obsèdent eux aussi depuis toujours. Finalement, c’est toujours les mêmes problèmes, mais ce ne sont pas les mêmes façons de les aborder.
Tu dis qu’il y a beaucoup de désir sur cet album. Est-ce lié au fait que tu as vécu pas mal de frustrations dans tes relations amoureuses, comme tu l’expliquais un peu plus tôt ?
Oui, un peu je crois, parce que je me suis vraiment soulevée contre le patriarcat, encore une fois. Honnêtement, je préfèrerais n’avoir que des désirs pour des filles queer, parce que c’est quand même plus reposant, politiquement, esthétiquement… Mais ça m’arrive aussi de tomber amoureuse de gars très macho, pour qui je suis un Picasso, un concept artistique ! Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas, c’est qu’ils ne comprennent pas. Et je pense que je suis volontairement allée chercher ces désirs-là, pour pouvoir me dire : « Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que vraiment, des filles comme moi peuvent encore être des mini aberrations ? ». La réponse est oui. Ce qui m’a donné la rage pour écrire des chansons. Mais il n’y a pas eu que des frustrations, il y a aussi eu des choses vécues.
Je parle beaucoup là, donc on ne dirait pas, mais je suis un peu socially awkward, ce n’est pas toujours facile pour moi d’aller vers les autres… Le fait d’avoir fait un premier album qui a parlé pour moi, ça m’a beaucoup aidé à rencontrer des gens. Du coup, j’ai vécu plus de choses, amoureusement parlant. Ce qui m’a aussi permis d’observer tous ces petits gars complètement enfermés dans les parades du machisme, et de voir à quel point ils étaient prisonniers de démonstration de virilité permanente. C’est un sujet qui m’a toujours obsédée, parce que je ne me suis jamais sentie très à l’aise dans aucune case.

Et aujourd’hui, tu te sens plus à l’aise ?
Oui, parce que je pense que j’ai arrêté de m’excuser ; ce qui a beaucoup aidé. Quand tu souffres, c’est que soit tu t’excuses, soit tu essaies encore de rentrer dans une case. Aujourd’hui j’ai lâché l’affaire, je ne rentre plus nulle part (rires). Mais du coup, c’est devenu hyper libérateur ; pour mon érotisme notamment. Je suis là : « Soit tu veux, soit tu veux pas ». Sur Chaleur Humaine, j’étais peut-être moins libérée… En fait, avec mes chansons, j’écris toujours ce que je veux devenir ; je m’annonce à moi-même mes prochaines métamorphoses. Je me décide à travers ma musique, si tu veux. Et mon premier album, c’était le début de la libération. C’est pour ça qu’il y a autant de douceur ; parce que c’est le début.
Tu as sorti le single « Damn, dis-moi » en français mais aussi en anglais, sous le titre de « Girlfriend ». T’est-il désormais inévitable de traduire tes chansons en anglais ?
En fait, dès l’écriture de ce deuxième album, j’ai tout de suite eu envie de faire les deux. C’était une évidence pour moi – même si ça n’a pas été très évident à appliquer vu qu’il a fallu enregistrer deux fois le même album (rires). Mais c’était vraiment cool à faire parce que c’était un travail en miroir. Je l’avais déjà fait sur Chaleur Humaine, mais en deux temps, ce n’était pas immédiat. Là, c’était vraiment à la racine. Et c’était hyper intéressant de travailler du français sur un titre comme « Damn, dis-moi » par exemple, qui sonne très G-Funk, très américain ! Cet album me permet de raconter mon histoire de deux façons différentes, quelque part.
D’ailleurs, as-tu l’impression que les Français et les anglophones comprennent ta musique de la même façon ?
Hmmm… disons que ça a souvent été plus immédiat dans les pays anglo-saxons, aussi bien sur la production musicale que sur les références de mon personnage, ou encore sur la lecture queer de mon travail, qui était beaucoup plus évidente, explicite et discutée en Angleterre qu’en France- où j’ai un peu eu l’impression d’essuyer les plâtres par moment, de devoir tout expliquer.

À gauche : Veste, Gucci. Pull, Missoni. Pantalon, Altazurra. Chaussures, Berluti. À droite : Pull, Ambush.
Les études de genre sont plus beaucoup dévelop­pées aux États-Unis et en Angleterre qu’en France…
Oui ! Les bouquins écrits par Paul B. Preciado, un grand spécialiste français du genre, sont traduits en anglais mais quasiment impossibles à trouver en France ! Du coup, je pense que quand mon personnage est arrivé en France, les gens n’ont pas forcément tout compris. Aujourd’hui, ça va mieux, mais il reste énormément de choses à faire. On m’a énormément parlé de mes cheveux courts quand je suis revenue avec « Damn, dis-moi », par exemple. C’est marrant, parce que j’ai exactement le même discours depuis 2014, mais le fait d’avoir coupé mes cheveux l’a visiblement rendu plus extrême aux yeux de certains.

« On reste dans une culture très latine finalement, macho­latine même, où la femme avec des abdos et les cheveux courts dérange. »

Quand tu coupes tes cheveux et que tu dis : « Je ne crois pas en un genre fixé » en France, tout le monde est là : « Ok, elle devient un homme ». Mais non, je suis juste une femme forte aux cheveux courts ! On reste dans une culture très latine finalement, macho­latine même, où la femme avec des abdos et les cheveux courts dérange. Le fait de couper mes cheveux, finalement, c’était renoncer à une certaine façon d’exister en tant que femme, et de m’en créer une autre. Paradoxalement, ça m’a fait me sentir plus meuf, parce que je montre davantage mes seins, mon corps… donc je n’ai pas l’impression de transitionner ; bien au contraire. Donc voilà, il y a encore plein de choses à faire, et mon deuxième album me permet aussi d’aller agacer toutes ces choses qui me frustrent, de façon plus franche.

Finalement, qu’est-ce que tu as trouvé dans la musique que tu n’es jamais parvenue à trouver dans aucune autre forme d’expression artistique ?
C’est une bonne question… qui appellerait sans doute à un livre (rires) ! Surtout pour moi, qui ai fait du théâtre, de la danse et qui ai toujours beaucoup écrit avant de faire de la musique. Déjà, je dois dire que depuis que j’ai découvert l’écriture de la chanson, je n’arrive plus à exprimer mes sentiments autrement. Je n’arrive plus à faire de texto de déclaration, mais je peux te faire une chanson : c’est devenu une façon d’être honnête pour moi. Du coup, il faut toujours attendre mes albums pour savoir ce que je pense.
Aussi, j’adore le format de la pop song, que je trouve très démocratique. Quand je faisais du théâtre, j’étais très énervée de cette esthétique d’élite : tu sais qu’au théâtre, c’est toujours les mêmes personnes qui y vont, à savoir les gens qui ont un abonnement et qui dorment devant les pièces… Je savais que je faisais ça uniquement pour des happy few. Tandis qu’un morceau pop, si c’est bien fait, si tu arrives à maîtriser sa forme assez contraignante (autour de quatre minutes, avec beaucoup de codes à respecter ; comme un haiku), ça va partout, ça touche tout le monde ! Ce que j’aime aussi, c’est le fait de créer une chanson sur laquelle les gens vivent à leur tour des choses. Tu te dissous, finalement, tu existes sans exister ; c’est quelque chose que je trouve très beau. La musique est une autre façon de transmettre des choses très immédiates sans avoir à les intellectualiser. Il y a un truc très instinctif, un truc d’animalité, de langage avant le langage. Tu peux faire une harmonie avec trois voix, et les gens peuvent comprendre de quoi tu parles. Et quand quelqu’un te dit : « Putain, j’ai ta chanson dans la tête, j’arrive pas à l’enlever ! », c’est génial ! C’est que tu as réussi à infecter son cerveau. Et c’est ça, la musique. C’est le plus beau virus jamais inventé.
Cet article est extrait de Antidote : Excess hiver 2018-2019, photographié par Xiangyu Liu.

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