Christian Louboutin : « Le talon représente à la fois la force et la fragilité »

Article publié le 19 décembre 2011

Texte : Maxime Martin. Photo : Julien Bernard.

Antidote a interviewé Christian Louboutin pour son numéro automne-hiver 2011/2012, « The Shoe Issue ».

Nous sommes à Paris, le vendredi 20 mai 2011, il est déjà presque midi et je traverse la rue du Louvre la peur au ventre. Ce n’est pas de rencontrer l’un des créateurs de chaussures les plus talentueux au monde qui m’effraie, mais que son adorable attachée de presse annule une troisième fois le rendez-vous. Une interview de Christian Louboutin ça se mérite me direz-vous !
Je m’engage dans la célèbre rue Jean-Jacques Rousseau, véritable symbole du succès de la marque, là où tout a commencé il y a presque 20 ans maintenant. Le lieu de naissance d’une entreprise ou plus exactement d’un empire, qui aujourd’hui est implantée dans le monde entier et dont le nom, Christian Louboutin, est une référence à la fois pointue et populaire en matière de souliers de luxe. J’entre alors dans ce que l’on peut, sans complexe, appeler le temple de la femme et où les trésors tant convoités se cachent derrière une ambiance laborieuse et créative. Tout en haut du bâtiment, telle une tour d’ivoire, est perché le bureau de Monsieur. Une pièce aux proportions parfaites et au sein de laquelle un nombre étonnant d’objets sont là, posés à la hâte, à l’image d’une collection qui s’agrandit plus vite que l’on imagine. Il y en a de toute sorte, artistiques, décoratifs, érotiques, design, ethniques ou encore utiles. Le bureau du créateur est à l’image de son propriétaire, solide et charismatique. La discussion commence.
ANTIDOTE : En introduction de notre échange, je voudrais vous demander pourquoi la chaussure ? Qu’il y a-t-il de si particulier dans le soulier pour qu’il vous ait encouragé à le prendre comme sujet principal de votre travail de créateur ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN : Si le soulier est pour moi très important, c’est à cause des danseuses de cabaret. Quand j’étais early adolescent, je vouais une véritable passion pour les spectacles de music-hall et en particulier leurs danseuses. Elles sont pour moi – et encore plus à l’époque – de véritables créatures. Je les voyais comme des « oiseaux de paradis » dont les plumes n’étaient justement pas un « costume », mais une partie naturelle de leur corps. Alors, fort de cette idée, je pensais que les seuls éléments décoratifs de leur silhouette étaient leurs souliers. C’est sans doute l’unique raison pour laquelle mes yeux se sont fixés sur eux. Oui, c’est à cause des danseuses que j’aime les talons et les pieds très cambrés. Et si l’on ajoute à cela la charge érotique importante du pied, je ne pouvais résister à l’idée de rendre celui-ci encore plus sexué grâce à l’ornement d’un soulier.
Photo par Giampaolo Sgura issue du numéro Antidote Shoe (Hiver 2011-2012). Modèle : Anna de Rijk. Stylisme : Géraldine Saglio. Coiffure : Seb Bascle. Maquilleur : Adrien Pinault.
En effet, la charge érotique du pied – et par extension du soulier –, est une chose établie. La hauteur du talon, le décolleté, le galbe, la cheville… tout est provocation, luxure et suggestion. En quoi, précisement, le soulier est-il sexuel pour vous ?
L’idée que le talon soit considéré comme quelque chose de phallique m’amuse beaucoup. Je n’ai jamais compris pourquoi. Ça n’a selon moi ni la forme ni la taille du sexe. Jusqu’au jour où j’en discutais avec une amie psychologue qui me posait justement cette question. Étant a priori d’accord avec moi, elle m’expliquait ensuite que la cambrure du pied telle que mise en scène sur un talon haut symbolisait la jouissance. C’est-à-dire que le pied ainsi cambré serait exactement le même pied, tendu et crispé à ce moment précis de la jouissance d’une femme. C’est effectivement à travers cette image que l’on retrouve la charge sexuelle et donc phallique du talon. Nous pouvons également nous étendre sur la notion de fétichisme mais cette allégorie de la jouissance représente véritablement le point de départ de la sensualité d’un soulier à talon.
Objet de décoration, objet utile et objet sexuel, quelle est alors votre ambition quand vous habillez le pied d’une femme ?
De le laisser déshabillé ! Il y a des souliers qui habillent et des souliers qui déshabillent. J’aime en effet les souliers qui laissent à la femme qui ne porte qu’eux, sa totale nudité. C’est-à-dire que même chaussée, celle-ci donne encore l’impression d’être nue. Il n’y a pas d’apanage plus féminin que la chaussure qui ne vient pas perturber la nudité d’un corps. Il va même jusqu’à la mettre en valeur. Les photos d’Helmut Newton en sont l’exemple le plus évident dont les magnifiques femmes nues portent des talons. J’ai également en tête Olympia, l’œuvre de Manet, qui représente une femme nue et dont les souliers ne choquent personne. Tout entrave la nudité sauf le soulier et c’est ce que j’aime.
Pourtant vos modèles ne sont pas discrets, même si leur composition n’est que pure féminité, nous ne pouvons pas nier l’ornement, alors qu’avez-vous en tête lorsque vous dessinez une chaussure ?
Oui absolument, mes collections sont en général très riches mais je vous répondrais que les modèles qui ont le plus de succès, ceux que les femmes vont volontiers reprendre, ce sont les modèles qui ne s’arrêtent pas aux pieds. J’entends par là que lorsqu’une femme essaie un soulier, la première chose qu’elle fait c’est de se mettre debout et de se regarder dans la glace. Elle ne regarde pas le soulier mais sa silhouette entière. C’est après avoir apprécié sa silhouette, de face, de dos, de profil, et cetera, qu’elle va considérer le soulier. Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois en vingt ans, qu’une femme essaye des souliers en restant assise. J’ai été assez choqué par la scène, elle ne s’est pas levée, elle a juste regardé le soulier. Il n’y avait plus aucune séduction ni même de sensualité dans ce « non-geste ». C’est pourquoi je dessine toujours avec l’idée d’un corps, d’une silhouette, d’une jambe… Je ne pense à rien d’autre – en plus je suis dyslexique et je ne peux pas faire deux choses en même temps. Quand je dessine je ne réfléchis pas vraiment.
Photo par Giampaolo Sgura issue du numéro Antidote Shoe (Hiver 2011-2012). Modèle : Anna de Rijk. Stylisme : Géraldine Saglio. Coiffure : Seb Bascle. Maquilleur : Adrien Pinault.
Introduisons maintenant la notion de douleur dans notre discussion, lorsque l’on parle d’une chaussure dans sa représentation la plus noble, la plupart d’entre nous avons en tête une association entre esthétisme et souffrance, est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?
Non car le seuil de la douleur est pour moi quelque chose de très personnel. La véritable question est de savoir où commence la douleur. Il y a des femmes qui ne peuvent absolument pas marcher en talons, la douleur est trop importante, et il y en a d’autres pour qui le plaisir est tel que la douleur disparaît. Le plaisir est partagé, la douleur versatile et l’interrogation permanente. Mais la question de la douleur se pose également à d’autres accessoires de mode comme la cravate qui chez certains hommes provoque une sensation d’étouffement.
Peut-on considérer alors le talon comme l’expression d’une certaine confiance en soi ? Comme si le fait de porter un talon était le symbole de l’aplomb d’une femme qui domine ainsi sa propre souffrance ? Une démarche en talon n’est-elle pas toujours plus assurée ?
Pas systématiquement car à nouveau le talon haut fait l’objet d’une imagerie différente selon les femmes. J’ai une amie qui a besoin de se sentir protégée par l’homme qui l’accompagne et pour se sentir un peu plus fragile, presque vulnérable, elle met des talons quand elle sort. Elle marche ainsi moins vite et l’épaule d’un homme lui permet d’être plus à l’aise sur ses talons. Alors même si l’idée de la femme fatale est totalement vérifiable et réelle, dans cet exemple-là il en ressort quelque chose de radicalement opposé. Chaque femme est différente, certaines se sentent en totale possession d’elles-mêmes lorsqu’elles sont en talons et d’autres pas du tout. Le talon représente à la fois la force et la fragilité.
Votre semelle rouge a-t-elle un rôle à jouer dans tout ça ?
Pas vraiment à l’origine, elle m’a été inspirée par le vernis carmin d’une assistante. Une « anecdote » toute simple, un détail, rien de plus. Mais aujourd’hui les femmes en sont folles. Elle me l’ont véritablement imposée car cette semelle rouge est devenu un accessoire discret de séduction. Une sorte de feu vert, une manière de dire « suivez-moi jeune homme », un « aspirateur à minets » comme dirait l’une de mes amies. Cette semelle rouge m’appartient sans vraiment m’appartenir, finalement.
Ma dernière question est dédiée à la femme, à vos femmes, que pouvez-vous leur souhaiter de mieux, en Louboutin ?
Une chose dont on ne parle pas en fait. Une chose très malpolie. Et surtout que ça continue et qu’elles soient heureuses.

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