Les conditions de travail des mannequins vont-elles vraiment s’améliorer ?

Article publié le 14 septembre 2017

Photo : Benjamin Lennox pour Magazine Antidote : Now Generation été 2016
Texte : Maxime Retailleau

Les deux géants du luxe LVMH et Kering se sont engagés à ne plus collaborer avec des mannequins en dessous de la taille 34, à refuser les modèles de moins de seize ans et à proposer un soutien psychologique aux concernés. Pour quels résultats ?

Course à la maigreur, manque d’intimité lors des essayages, castings interminables : les problèmes que rencontrent les mannequins ont été vivement dénoncés sur les réseaux sociaux ces derniers mois, et ont parfois trouvé un écho dans la presse. En février dernier, lors d’un essayage pour Balenciaga, 150 modèles sont contraintes d’attendre trois heures dans une cage d’escalier plongée dans le noir. Exaspéré par ce type de débordements, le directeur de casting d’une agence rivale, James Scully, révèle cette histoire dans un post Instagram virulent, avant qu’elle ne soit reprise par les médias. En réaction, la marque annonce avoir rompu tous ses liens avec les responsables de cette situation. Puis en mai, la mannequin danoise Ulrikke Hoyer crée le scandale sur Instagram après la publication de déclarations qui accusent la directrice de casting du défilé Croisière 2018 de Louis Vuitton de l’avoir recalée car jugée « trop grosse » malgré une taille «34 – 36 ». À nouveau, cette mésaventure entraîne de vives réactions, malgré les réponses de l’équipe du casting qui nie ces accusations.

Pour tenter de prévenir ce type d’incidents, qui dégradent l’image des marques, Antoine Arnault (le fils du PDG de LVMH) et François-Henri Pinault (à la tête de Kering) ont rencontré James Scully, maintenant connu comme le principal lanceur d’alerte du monde de la mode. Leurs discussions ont abouti sur une charte concernant « les relations de travail et le bien-être des mannequins », dévoilée la veille de l’ouverture de la Fashion Week de New York, qui doit s’appliquer à l’international dans toutes leurs filiales (Gucci, Bottega Veneta, Saint Laurent, Christopher Kane, Stella McCartney, Balenciaga, et Alexander McQueen pour Kering, et Dior, Vuitton, Givenchy, Céline, Fendi, Kenzo, Loewe, Berluti, Pucci, Marc Jacobs et Loro Piana pour LVMH). C’est la première fois que les deux conglomérats rivaux s’allient pour réguler l’industrie de la mode.

Photo : Benjamin Lennox pour Magazine Antidote : Now Generation été 2016

Ils mettront un psychologue à disposition des mannequins à tout moment, et une ligne d’assistance leur permettra de dénoncer d’éventuels débordement auprès d’un représentant de la marque. Car tous ne vivent pas une vie de rêve, faite de limousines, de chambres cinq étoiles et de cachets astronomiques ; la plupart ne peuvent pas s’offrir les pièces qu’ils portent sur le podium, patientent des heures pour des castings très sélectifs desquels ils se font parfois éconduire sans motif invoqué, doivent affronter critiques acerbes et résister à une pression importante – d’autant qu’ils sont en majorité encore adolescents.

Le site spécialisé Models.com a invité les mannequins à faire part des problèmes qu’elles rencontrent parfois au travail et recueilli des témoignages qui révèlent l’envers du décor. « Pour le premier grand défilé auquel j’ai participé, j’ai attendu 17 heures pour l’essayage », raconte une anonyme. Le mannequin Sidney Gaston a lui aussi partagé une mauvaise expérience : « Pendant la Fashion Week de Londres, en 2016, j’ai été pris de vertige lors d’une présentation immobile de quatre-vingt dix minutes. Je suis descendu de la scène pour dire que je risquais de m’évanouir si je continuais. Une fille était en train de vomir à un mètre de moi. La directrice de casting m’a dit de remonter sur scène, sinon je ne serais pas payé. Je n’ai pas été payé.»

D’autres comme la top Fernanda Ly reviennent sur d’autres souvenirs traumatiques de début de carrière : « J’étais en train de shooter un look book et le styliste a profité de tous les habillages pour me toucher bien davantage que nécessaire. Depuis, j’ai dû me changer en public à d’innombrables occasions, mais je n’ai jamais oublié la sensation dégoûtante des mains de cet homme parcourant mon corps. » La charte de LVMH et Kering vise à lutter contre ce type de problèmes : les situations de nudité seront plus réglementées, et toutes les salles de casting devront d’ailleurs disposer d’une cabine d’essayage privée. Les mineures seront d’ailleurs mieux protégées : les mannequins devront avoir plus de 16 ans, et les moins de 18 ans ne pourront plus travailler entre 22h et 6h du matin. Enfin, les vêtements et mannequins en dessous de la taille 34 pour les femmes et 44 pour les hommes ne seront plus acceptés, pour ne pas encourager l’anorexie. « Nous voulions aller vite et frapper fort », a résumé Pinault à l’AFP.

Photo : Benjamin Lennox pour Magazine Antidote : Now Generation été 2016

Auparavant, d’autres mesures avaient déjà été prises. L’organisation Model Alliance a été lancée à New York en 2012 pour aider les mannequins travaillant aux États-Unis. Et la France a voté une loi sur l’emploi des mannequins entrée en vigueur en mai dernier, qui requiert la présentation d’un certificat médical de moins de deux ans prenant en compte l’indice de masse corporel. Toute infraction à cet article est passible d’une peine de 75 000 euros d’amende et de six mois de prison. La charte de LVMH et Kering est encore plus exigeante, et impose que les certificats datent de moins de six mois. Si Nathalie Cros-Coitton, directrice de l’agence Women Management, se réjouit de l’instauration de ces mesures, elle explique néanmoins qu’elle appliquait déjà les principes qu’elles énoncent avant leur apparition. « On ne fait pas travailler de modèles qui ont moins de seize ans, et on n’a pas de mannequins taille 32, elles ne passent pas la visite médicale. Et on a toujours fait passer nos modèles devant des médecins, on n’a pas attendus la loi pour ça. Une vraie agence de mannequins a un devoir de protéger ses modèles ».

Est-ce suffisant ?

Si le président de Kering affirme qu’il n’y aura « aucune exception », Arnault a reconnu auprès de Business of Fashion qu’un délai d’adaptation sera nécessaire : « Je suis absolument certain que la charte ne sera pas respectée à 100% lors de cette première saison de défilés, malheureusement, mais les choses vont avancer dans la bonne direction. J’espère que pour la deuxième saison, non seulement on y sera conforme à 100%, mais aussi que cette charte aura été complétée et amendée avec de nouveaux sujets que nous n’avons pas encore remarqués ou identifiés ».

« Ça va être très difficile pour les gens de se comporter de certaines façons, comme ils l’ont fait avant, car n’importe quel mannequin ou agent peut maintenant appeler cette ligne et dire : “Je me suis fait(e) harcelé(e) ».»

Pour ce faire, des meetings seront organisés avec les différents responsables qui doivent s’assurer de la bonne mise en œuvre de la charte, et garder l’œil ouvert pour repérer les autres problèmes auxquels les mannequins peuvent être confrontés. Scully se réjouit d’ailleurs de l’instauration de la ligne téléphonique d’assistance, comme il l’a expliqué à BoF : « Ça va être très difficile pour les gens de se comporter de certaines façons, comme ils l’ont fait avant, car n’importe quel mannequin ou agent peut maintenant appeler cette ligne et dire : “Je me suis fait(e) harcelé(e). Cette personne me met la pression à propos de mon poids” ».  Mais le directeur de casting n’est pas encore totalement satisfait, et aimerait que la charte suive l’exemple de Gucci et généralise l’interdiction d’engager des mannequins de moins de 18 ans. Cette injonction étonne toutefois Nathalie Cros-Coitton, qui préconise plutôt le cas par cas : « C’est une question de maturité. Il y a des gens qui sont capables d’être mannequins à partir d’un certain âge, d’autres pas. Mais quand les modèles n’ont pas encore 18 ans, en général ils travaillent pendant les vacances, et on fait très attention à ce qu’ils terminent bien leur école pour qu’ils n’aient pas de regrets après-coup ».

La charte de LVMH et Kering traduit un sursaut éthique et constitue une belle avancée pour l’industrie de la mode, d’autant que les règles qu’elle établit pourraient être adoptées par d’autres marques que celles détenues par les deux firmes. « Nous espérons être une source d’inspiration pour l’ensemble du secteur », a déclaré Pinault à l’AFP. « Je suis quasiment certain qu’Arnault et moi-même, [nous] allons avoir des conversations avec nos concurrents pour essayer de les convaincre de suivre l’exemple et de signer la charte », a t-il ensuite complété auprès de BoF. Reste à savoir quelle sera son efficacité réelle. Selon Scully, elle a déjà eu des répercussions : « Des endroits qui étaient connus pour leurs essayages tardifs et leurs castings excessifs sont en train de s’améliorer ». Et pour cause : Pinault et Arnault se montrent déterminés à faire appliquer leurs nouvelles règles, et ce dernier a même affirmé qu’il romprait définitivement tout contrat avec les collaborateurs externes qui ne les respecteraient pas.

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