C’est quoi être jeune créateur aujourd’hui à Paris ?

Article publié le 3 avril 2017

Texte : Paola Tuzzi
Photo : Olgaç Bozalp pour Magazine Antidote : BORDERS été 2017
Réalisation : Yann Weber. Modèle : Gwenola Guichard. Casting : Elodie Yelmani.
Chemise et pantalon en coton, Koché.

Tout le monde n’a que ce mot à la bouche : le jeune créateur serait le nouveau protagoniste phare d’une industrie mode en pleine mutation. Mais concrètement, à quoi ressemble le quotidien d’un designer anonyme (ou presque) qui se lance dans la jungle du prêt-à-porter ? Entre grosses galères et PME prospère, focus sur une génération qui a tout à donner.

On ne parle que d’eux. Ils sont l’avenir de la mode, le symbole de son renouveau créatif, le gage de son essence avant-gardiste et de sa pérennité. Eux, ce sont les jeunes créateurs. Christelle Koché, Simon Porte Jacquemus, Johanna Senyk, Léa Peckre : ces noms pourtant confidentiels pour le commun des mortels suscitent un enthousiasme contagieux chez les rédacteurs mode de tout horizon. Mais cette poignée de new faces bénéficiant d’une notoriété médiatique non-négligeable ne symbolisent finalement que la partie émergée de l’iceberg que représente aujourd’hui la jeune création parisienne. En dépit d’une industrie du prêt-à-porter ultra-concurrentielle et des perspectives économiques très limitées, ils sont en effet des centaines de jeunes diplômés – 300 chaque année à Paris – à vouloir se faire un nom au sein de la Ville Lumière.

Certains élèves à la sortie de l’école croient que le marché les attend. Or personne ne les attend”, expliquait Tancrède de Lalun, directeur des achats mode au Printemps, aux étudiants de l’IFM dans une étude parue sur Fashion United en 2013. Une réalité qui, bien qu’ils en aient conscience, n’empêche pas les enfants de toute une génération de lancer leur propre marque à peine leurs 25 années sonnées.

LE JEUNE CRÉATEUR, HOMME À TOUT FAIRE

C’est le cas de Rémi Ducheix, jeune diplômé de l’École Duperré, qui lance fin 2016 sa première collection éponyme. Autofinancé à coups de petits boulots plus ou moins bien payés, il réalise dans son propre atelier ses pièces seul, du modélisme à la couture, en passant par le shooting de sa campagne. Une polyvalence remarquable, imposée par la réalité du métier.

Rémi Ducheix printemps-été 2017

Aujourd’hui, un jeune créateur est aussi souvent, chef d’entreprise, attaché de presse, community manageur, directeur commercial… Sans quoi un label ne restera généralement qu’au stade embryonnaire.

Et pour cause – à l’image par exemple de feu Coperni – l’expérience nous prouve que l’association d’un esprit créatif avec un cerveau formaté aux exigences du marché est (souvent) la clé pour une (jeune) marque qui souhaite prendre son envol. Dernier exemple en date : le duo familial du label Côme Éditions, fruit de la complicité de l’artistique Clémence, formée en école de mode, et de son frère, le pragmatique Matthieu, rôdé aux ficelles de l’entrepreneuriat. “Quand tu débutes dans ce boulot, il faut savoir tout faire : trouver les bons fournisseurs, faire ta compta, la comm’, le juridique, les RH… Au début, tu tâtonnes beaucoup, tu apprends sur le tas, mais ça paye forcément.” Et pour preuve : leur jeune label est aujourd’hui disponible dans 20 points de vente à l’international, aura bientôt son pop-up store au Bon Marché et s’apprête à ouvrir sa boutique dans le Marais.

CRÉATEURS OU ENTREPRENEURS ?

Un modèle qui rappelle également celui du collectif Vetements, dont Demna assure la création tandis que son frère Guram Gvasalia dirige la partie commerciale de leur entreprise, aujourd’hui délocalisée à Zurich en Suisse. Mais avant de se lancer dans la fondation de leur propre label, Demna Gvasalia avait fait ses armes au sein de maisons prestigieuses, de Louis Vuitton à Maison Margiela.

Le meilleur conseil qu’on puisse donner à quelqu’un qui a envie de créer sa marque est (…) de se former auprès d’une marque puis d’une autre, apprendre ce que sont les clients, la distribution, une construction de collection, l’achat des matières, etc. À partir de là, on peut quitter un studio pour monter sa propre marque, créer son propre réseau d’influence auprès de la presse, auprès des gens du milieu, etc. », confirme Tancrède de Lalun.

Atlein printemps-été 2017

Une formule magique qui ressemble trait pour trait au parcours d’Antonin Tron, lauréat du Grand Prix de l’ANDAM. Avant de lancer son label Atlein, le designer français aujourd’hui en lice pour le prix LVMH s’est formé chez Balenciaga. « Avec Nicolas, tout tournait autour de la créativité. J’ai appris l’importance de la recherche. Vous devez pousser un concept jusqu’à ses limites, le prendre et en faire quelque chose de nouveau. Avec Alexander, il s’agissait plutôt d’être productif dans la façon de travailler. Et maintenant avec Demna, que j’ai rencontré à l’école, c’est juste incroyable de pouvoir le soutenir », nous confiait-il l’an dernier.

« Aujourd’hui, je me considère plus comme une chef d’entreprise que comme une créatrice de mode.”

Camille, 27 ans, fondatrice de la marque Maison Père, qui, outre une formation mi-créa mi-business au FIT de New York – à l’américaine en somme – a, elle aussi, écumé les différents départements des maisons de luxe françaises. “Ça a été très formateur, confie-t-elle. Aujourd’hui d’ailleurs, je me considère plus comme une chef d’entreprise que comme une créatrice de mode.” La messe est dite.

Privilégier l’aspect commercial sur la dimension artisanale – ou du moins – lui accorder la même importance dans son processus créatif serait donc la condition sine qua none pour se faire une place dans le monde de la mode. Mais pas l’unique.

SAVOIR S’ENTOURER…

Comme dans tout business, les contacts, le réseau, les soutiens jouent un rôle souvent déterminant. “C’est vrai qu’à partir du moment où Caroline de Maigret a posté sur Instagram une photo avec une de nos vestes, ça a changé pas mal de choses pour nous”, raconte Clémence non sans une certaine modestie. “S’il y a un conseil que j’ai donné aux étudiants de l’IFM lors de mon intervention, c’est vraiment de bien s’entourer quand on construit son entreprise”, souligne également Camille qui, parmi ses bonnes fées, compte notamment les co-fondateurs de la fulgurante marque AMI.

Atlein printemps-été 2017

Ils sont pour autant lucides : il ne faut compter sur personne d’autre que soi-même pour espérer voir sa marque décoller. En d’autres termes, ni sur des mécènes qui peuvent s’avérer frileux au vu de la conjoncture actuelle. Et malgré l’existence de prix de mode tremplins, ils ne peuvent pas nécessairement correspondre à tout type de mode. “L’Andam ou le Prix LVMH, c’est bien quand ta boîte est déjà lancée. Le Festival de Hyères, c’est très bien aussi, mais c’est destiné à une création plus conceptuelle. Du coup quand tu es comme moi, à proposer un prêt-à-porter made in France très pragmatique, il n’existe pas de telle vitrine”, constate Rémi. Une analyse que ne partagent pas pour autant les jeunes talents qui ont eu la chance de s’expatrier outre-Manche.

J’ai fait mes études à Central Saint Martins et, ici, on nous encourage, très tôt, à lancer notre propre marque, à suivre la voie d’une Mary Katrantzou ou d’un Christopher Kane”, expliquait Faustine Steinmetz en juin dernier au magazine l’Express. “Ici, outre les prix et les bourses à gagner, faire un défilé ne nous coûte rien et nous pouvons aussi bénéficier d’un mentoring financier gratuit. Ça laisse mes amis créateurs français songeurs« , se remémore-t-elle.

… ET SE FINANCER

Ces derniers, face à l’incessante contrainte de réinjecter sans cesse et, surtout, eux-mêmes l’argent nécessaire pour se développer, ont en effet de quoi se décourager. “L’argent, c’est la bête noire des jeunes créateurs”, confirmait d’ailleurs en juin dernier Nathalie Dufour, fondatrice de l’Andam. Confectionner une nouvelle collection, ouvrir un e-shop, organiser un défilé, se faire représenter à l’étranger ou payer un emplacement dans un salon : tout cela a un coût, et pas des moindres.

“Aujourd’hui, j’ai un super showroom new-yorkais qui vient me courtiser, mais je n’ai pas les moyens de me les payer : ils me demandent 30 000 euros par an pour me représenter. Il va falloir négocier dur !”, raconte Célina qui auto-finance sa marque Paul Gisèle.

Afterhomework printemps-été 2017

Pour Pierre Kaczmarek, l’histoire a démarré en 2013 avec quelques t-shirts imaginés en sortant de cours. Quatre ans plus tard, à 17 ans, le fondateur du label Afterhomework a déjà défilé trois fois et s’attire les faveurs de la presse internationale et des chasseurs de tête du luxe qui voient en cette progéniture prospère la garantie d’un vivier de jeunes talents pour ses grandes maisons.

Célébrer son savoir-faire, cultiver sa différence et faire preuve de persévérance : tel semble aussi être le secret de ces jeunes créateurs parisiens aux destins croisés, dont les obstacles n’auront certainement pas raison de l’ambition.

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