Rencontre avec Betty Catroux, muse non-binaire d’Yves Saint Laurent

Article publié le 10 août 2014

Texte par Katell Pouliquen extrait de The Romance Issue (printemps-été 2014). Photo : Saint Laurent. 

La muse d’Yves Saint Laurent, sa « jumelle », disait-il, entretient le souvenir de la vie merveilleuse qu’elle a menée à ses côtés. Une romance éternelle qu’elle nous raconte ici.

Il faut déployer quelques arguments avant de gagner l’autorisation d’approcher Betty Catroux, protégée tel un trésor par la fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent. Appartenant au patrimoine (inter)national YSL, désormais intime d’Hedi Slimane, qui a remis sa silhouette androgyne en noir et blanc sur le podium, Betty Catroux semble regarder sa vie comme un miracle. C’est ainsi qu’elle commence. On est en 1967 et Yves Saint Laurent, 31 ans, drague ce roseau d’un mètre quatre-vingt-trois chez Régine, par l’intermédiaire d’un ami commun. « C’est exactement ce qui s’est passé ! », nous assure-t-elle dans son appartement du septième arrondissement parisien, où deux chats Burmese moelleux, les petits frères Mic et Mac, s’alanguissent sur une moquette assortie et flirtent avec le sofa Serpentine de Vladimir Kagan. « Le mot “draguer” rend Pierre Bergé fou, mais c’est pourtant cela : un coup de foudre esthétique. » Et le début d’une vie à deux, jusqu’à la fin. Jusqu’à la mort d’Yves, dans les bras de Betty. « Il a instinctivement compris que j’étais le même genre que lui. » Un sacré genre : celui de ceux qui choisissent de ne pas choisir entre la force d’un homme et la grâce d’une femme. La mode d’YSL réalise cet alliage, ce coup de génie. Betty C. en sera l’icône et l’incarnation.
« On avait le même caractère », constate-t-elle en donnant un coup de tête dans le vide, faisant glisser ses mèches platine le long d’un visage anguleux. Modigliani en aurait fait une figure de grâce, comme il a croqué Jean Cocteau ou La Femme à la cravate. Mais, dans ces sixties euphoriques et saturées de substances, c’est Warhol qu’elle côtoie. À l’époque, elle embrasse des filles en étant chassée par des garçons, sirote de l’alcool de menthe qui la fait valser au deuxième verre. « Ah, ma pauvre amie, j’ai tellement bu !, lâche-t-elle en nous resservant un verre de Gewurzt. Avec Yves, on prenait les choses les plus fortes, Pim’s, Bloody Mary, Vodka Tonic… Tout ce qui nous montait droit au cerveau, pour ne pas être dans la réalité. Le but était de fuir le quotidien. » Sa longue frange et ses lunettes fumées lui servent encore d’esquive, à l’occasion.

Yves Saint Laurent et Betty Catroux, dans les années 70. Crédit photo : Musée Yves Saint Laurent.
Quand Saint Laurent découvre Betty, elle s’ennuie à mourir la fille illégitime née au Brésil d’un père américano-irlandais et d’une mère italo-allemande, rousse aux yeux verts et aux nombreux amants. Elle fait mannequin cabine chez Chanel « pour me payer mes verres le soir. J’ai juste eu le temps de voir que Coco était une teigne rare, mais un génie. » « J’étais une enfant capricieuse, comme Yves, poursuit-elle. On s’est trouvés. Je suis née avec lui. On avait des hauts terribles et des bas pire encore. On ne voulait faire que des bêtises. Rester enfants. Un jour on voulait mourir, le lendemain on était fous de bonheur. »
Yves la fait voyager partout avec lui, au Japon, aux États-Unis, mais surtout à Marrakech, où il s’installe une partie de l’année. Une photo datant de la fin des années 1960 les montre enlacés, riant et dansant dans le patio du Dar El-Hansh, propriété du couturier. « Il était tendre, peut-être plus que moi qui ai toujours été effrayée par les démonstrations physiques. Une romance ? Oui, c’est ce qu’on a vécu. Notre relation allait bien au-delà de l’amitié. J’ai gardé des lettres qu’il m’a écrites, troussées de compliments. Des déclarations d’amour tellement romantiques. Nous avons entretenu un ravissant dialogue. »

« J’aime séduire les gens sulfureux »

Dans la galaxie de la rue Spontini, où la maison de couture est alors installée, les rôles sont bien distribués. Pierre Bergé est le père fouettard, bientôt rejoint par le décorateur François Catroux, époux de Betty depuis 1968. « Les deux passaient leur temps à nous engueuler, Yves et moi, parce qu’on buvait et qu’on faisait nos frasques, comme on disait. Je suis très proche de Pierre aujourd’hui, mais à cette époque, j’étais son ennemie ! Il pensait que j’exerçais une mauvaise influence sur Yves. » Dans la bande arrive bientôt Loulou de la Falaise, la joyeuse British, personnage poétique haut en couleur et en fantaisie, « la sœur que j’aurais voulu avoir. Elle était le soleil, la poésie, elle trouvait tout merveilleux. Bref, l’inverse de moi. Il n’y avait aucun problème de rivalité entre nous : elle travaillait, moi non ».
Car Betty Catroux n’a jamais travaillé, femme entretenue qui n’en a guère les atours. « J’assume. C’est honteux de dire ça ! Le luxe est un petit mot par rapport à la vie que j’ai menée, dans une petite bulle très protégée. » Avec Yves, elle n’évoque jamais la mode, ni la politique, et le travail encore moins. « Jamais ! J’étais là pour le plaisir. On parlait de nos états d’âme, des fêtes où on voulait aller, de nos amours, grand sujet de confidences mutuelles. Je n’ai jamais donné une opinion sur rien ; il me disait seulement : “Tiens j’ai fait un truc qui serait tellement sublime sur toi…” »
Notre question rituelle était : « Comment vas-tu ? »
– Très mal.
– La vie est épouvantable.
– Oui, autant disparaître.
Le soir, ils dînent à la Coupole, puis font leur charme, comme elle dit, duo sulfureux et sensuel.
« La séduction est à la base de notre vie. On voulait séduire tout le monde, mais on n’aimait personne vraiment. »
Sous des abords timides, Saint Laurent est cinglant. Intransigeant sur le physique, et diabolique dès qu’il s’agit de mettre en boîte les bourgeoises, petites ou grandes. « Il était très méchant, il disait des horreurs sur les grosses, les moches, les mal coiffées, les femmes qui mettent un petit collier de perles », s’amuse Betty. « Je déteste les bourgeoises. Leur intransigeance, leur esprit. Elles ont toujours une broche accrochée quelque part et des cheveux bien peignés », disait-il, cité par Laurence Benaïm dans son livre Yves Saint Laurent (éd. Grasset, 2002). Elle rit à ce souvenir.
Eux deux contre le monde entier. Aujourd’hui encore, le « convenable » la répugne. « J’ai toujours été très libérée. Je suis née rebelle. Contre tout. Petite, je ne voulais pas manger. Je suis depuis toujours anorexique, à tel point qu’enfant, on m’a fait boire du sang pour me fortifier. Je ne voulais pas davantage dire bonjour. Tout le monde était con. On se retrouvait bien là-dessus, avec Yves ! On jugeait que les gens n’avaient rien à dire. D’ailleurs, je les fuis toujours un peu, je n’aime pas trop me mélanger. Je ne donne pas beaucoup de moi-même. Je vis avec un homme que j’adore, et quelques amis – il n’y en a pas des tonnes. J’aime séduire les gens sulfureux, ceux qui sortent des conventions. Je n’ai jamais eu envie de charmer de gros machos hétéros par exemple ! »

« Je ne me sens ni fille ni garçon, mais davantage en position de séduction habillée en garçon… »

L’ambiguïté est au cœur de son jeu. « Tout ce qui est louche m’attire », dit-elle en smoking Saint Laurent par Hedi Slimane (« Je ne suis plus qu’en Hedi, j’ai fait un pacte avec lui. »), godillots aux pieds, assise jambes écartées, comme un mec. « J’ai toujours été captivée par ce qui est masculin. Toujours porté des jeans, une veste d’homme, même si ça venait de Monoprix au début. Je ne m’habille que chez les hommes. » Rien ne l’intéresse moins que la mode, se vante-t-elle, elle dont le style n’a pas changé, jeans, cuir, noir. « Comme un curé. » Un curé des loubards alors. Quand Saint Laurent l’amène au bal, elle triche : il lui dessine une robe smoking rien que pour elle. « Je ne me sens ni fille ni garçon, mais davantage en position de séduction habillée en garçon… »
Alors que la rue parisienne gronde en 1968, Yves et sa bande s’étourdissent à Marrakech, avides de beauté, d’orientalisme et de paradis artificiels. Au son déchirant de la Callas sur la terrasse, on croise les Getty (la sultane mondaine Talitha et son époux Paul), Mick Jagger et Marianne Faithfull, le dessinateur Fernando Sánchez, le décorateur Bill Willis… Aux féministes qui veulent tailler les hommes en pièces, Yves Saint Laurent répond, de loin, avec mystère. Il vient de lancer « Rive Gauche », sa ligne de prêt-à-porter, et il glisse dans ses vêtements (smoking, saharienne…) les acquis d’une génération : la fusion des genres, l’audace du corps, la liberté sexuelle. Son engagement à lui.

De gauche à droite : Loulou de la Falaise, Yves Saint Laurent, Betty Catroux. Crédit photo : Musée Yves Saint Laurent – par Guy Marineau, 1978.
À l’heure où la France se divise sur la question du genre, Betty Catroux ne prend pas parti, pas plus qu’elle ne l’a fait en 68. Elle n’a jamais prétendu être une penseuse. Elle n’énonce pas de discours sur la mode émancipatrice de Saint Laurent, celle des femmes libres des années Women’s Lib. Quel ennui… « Je ne suis ni garçonne ni féministe. Je n’ai jamais eu de revendication d’aucune sorte. Je suis toute douce ! D’ailleurs, je pense que l’évolution des femmes a faussé les rapports. Il n’y a plus grand charme. Tout le monde est sur le même plan. Personne ne fait plus rêver personne. Où est le mystère ? Il ne faut pas trop se dévoiler… » Disciple, jusqu’au bout. Ça ne l’empêche pas de sortir de chez elle et de voir les filles d’aujourd’hui. Elle-même en a deux, l’une qui coordonne les expos chez Christian Dior Couture, l’autre qui est éditrice chez Flammarion. « Je suis très admirative des femmes contemporaines, celles qui bossent en ayant des enfants, courent sans cesse. Elles n’ont plus le temps de faire du charme ni de faire rêver, les pauvres ! Elles n’auraient pas plu à Yves. Il est parti quand il fallait. » « Il avait compris son époque mieux que personne, mais ne l’aimait pas », souffle en écho Pierre Bergé.
Cette danseuse ratée continue à pratiquer le modern jazz à haute dose. Sur Google Image, on ne met pas trois minutes à trouver une photo d’elle faisant le grand écart avec son « corps de panthère rose ». Elle dit manger pour survivre et boire pour le plaisir. « Je n’ai pas compris très bien moi-même comment j’ai pu mener cette vie. Je suis très paresseuse, pas cultivée, je n’ai aucun talent, si ce n’est celui d’attirer les personnes hors norme. Ma vie est un conte de fées, j’ai vécu mes fantasmes. » Très croyante, elle va chaque samedi soir à 18h30 à la messe. « Pour remercier. J’arrive après le sermon du curé, quand même… » Elle écoute Daft Punk, Mozart et Erykah Badu. Et se lave désormais les cheveux. Un jour, elle retrouvera Yves, et il voudra la voir le crin brillant. Dans les années 1970, quand ils étaient ensemble en cure de désintoxication à l’Hôpital américain de Neuilly, il a fait passer dans sa chambre un dessin. Betty y est couchée sur son lit, perf au bras : « Petite Pulu [surnom lié à une de leurs blagues, ndlr] chérie, sois sage et lave-toi les cheveux pour que je puisse aller te voir. Ton Yves. »

Ce texte est extrait de The Romance Issue (printemps-été 2014)

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