Texte : Jessica Michault pour Magazine Antidote : The Freedom Issue hiver 2016-2017
Photo : Ezra Petronio
Beth Ditto en est convaincue : elle est légitime en tant que créatrice de mode. Avec le lancement de sa collection de vêtements, elle ne laisse, une fois de plus, personne lui dicter ce qu’elle peut ou ne peut pas faire de sa vie.
Beth Ditto est une force de la nature. Quiconque l’a vue en concert peut témoigner de l’incroyable énergie qu’elle libère sur scène. Du sang, de la sueur et des larmes, elle donne même parfois les vêtements qu’elle porte. Tel un générateur de musique haute tension face à ses fans, Ditto est entièrement dévouée à son public. Que ce soit quand elle chante, quand elle défile pour ses amis parmi lesquels Jean Paul Gaultier et Marc Jacobs ou lorsqu’elle accorde une interview.
C’est une charmeuse hors-pair. Son doux accent du sud – elle est née au cœur des États-Unis à Searcy, dans l’Arkansas – désempare et captive. Quant à son sourire permanent, son rire contagieux et son franc-parler, ils vous donnent immédiatement l’impression d’appartenir à sa garde rapprochée. À titre d’exemple, nous n’étions pas encore assises pour discuter de sa nouvelle ligne de vêtements qu’elle me demandait déjà d’essayer mon manteau coloré. Et de courir dans la chambre d’hôtel, où se cachait son équipe, pour le leur montrer. Qui sait, il inspirera peut-être une tenue pour sa prochaine collection.
Beth a toujours été intéressée par la mode et la création. Le processus lui semble très similaire à celui de la création d’un disque. D’ailleurs, les codes vestimentaires définis par un créateur pour une maison de mode sont finalement proches des « tubes » qui ne demandent qu’à être revisités et remixés. La robe Lola, présentée dans la première collection de Beth Ditto, est le type de pièce qu’elle pense pouvoir décliner dans de futures collections.
Élevée dans un milieu défavorisé, Ditto a vite compris à quel point il allait lui être difficile de trouver des pièces qui pourraient sinon flatter, convenir à sa silhouette grande taille. C’est ce qui l’a contrainte à faire preuve de créativité pour pouvoir se vêtir convenablement. Elle retravaillait des vêtements déjà portés afin de leur donner du caractère. Sa maîtrise du crochet, ce pour quoi elle affirme être « super forte », a également été très utile à la réalisation de sa ligne automne – hiver 2016. Mais la lutte quotidienne pour habiller son corps d’adolescente est en grande partie responsable de sa volonté d’autofinancer sa propre ligne de vêtements dédiés aux femmes qui ne font pas une taille XS, ni L d’ailleurs. Dans cette interview, elle raconte comment Peggy la cochonne est devenue sa première icône de mode, pourquoi porter des sacs -poubelle a transformé sa vision de la mode, et pourquoi le lancement de sa marque éponyme est le fruit d’un travail d’amour et de passion.
« Nous n’avions pas d’argent, donc nous devions être très créatives. »
Antidote : Vous souvenez-vous du premier rapport que vous avez entretenu avec la mode. Quelle était la pièce que vous vous deviez absolument de posséder ?
Beth Ditto : Je me souviens que j’avais vraiment envie d’être scout quand j’étais petite parce que j’adorais l’uniforme. Puis je l’ai essayé et j’ai détesté. En fait, j’étais toujours très attirée par des trucs comme ça. Et aussi, je dois dire que Peggy la cochonne a radicalement changé les choses. Elle avait beau être un cochon, elle était tellement glamour ! Je voulais m’habiller comme elle. Je me souviens que lorsque je portais mes gants en hiver, j’enroulais des « vavas », ces élastiques pour cheveux avec deux petites boules à chaque extrémité, autour de mes doigts pour en faire des bagues. J’étais vraiment obsédée par les années quatre-vingt et leur côté extrême. J’adorais ça et je pense que c’est resté en moi pendant longtemps. Pareil, entre l’âge de 3 et 5 ans, je regardais MTV, avant que la chaîne ne soit interdite là où je vivais, et ça défiait tellement la dualité des genres, c’était si fort, si impertinent, bizarrement « queer » et en même temps très féminin. Tout cela m’a vraiment marqué.
Mais alors qu’avez-vous fait quand vous n’avez plus eu accès aux vidéos de MTV pour l’inspiration ?
Je vivais dans une bulle. Je m’imaginais en Glinda, la Bonne Sorcière du nord. Il y avait une vieille camionnette en panne devant notre maison, c’était caricatural de ce que tu vois dans le Sud, posée sur des parpaings. Ma mère en avait nettoyé l’arrière rien que pour moi. Juste pour que je puisse imaginer que la camionnette était ma propre bulle de Glinda dans Le Magicien d’Oz. Ma mère était super ingénieuse et imaginative. Nous n’avions pas d’argent, donc nous devions être très créatives. C’est aussi de là que vient cette idée qui me tient à cœur de vêtements en sacs-poubelle parce que ma mère en utilisait toujours quand on jouait à se déguiser, et pour Halloween.
Est-ce que vous diriez que votre mère a eu une grande influence sur votre sens du style ?
D’une certaine façon, oui. De la même façon qu’on nous a bien fait comprendre qu’on était pauvres mais pas sales pour autant, « le savon, c’est pas cher, et l’eau, c’est gratuit », c’est le genre de truc qu’elle disait. Ma mère était toujours en jean et t-shirt, et elle nous a appris à nous contenter de ce style. Quand elle a mis une robe pour mon mariage, ça faisait bizarre. Elle ne porte jamais de maquillage. Je pense que c’était un vrai garçon manqué quand elle était petite. Si bien qu’elle s’est toujours demandée d’où mes trois sœurs et moi venions, parce qu’on aimait toutes les trois les trucs de filles. Mais je pense que je suis aussi comme ma mère dans la mesure où j’adore le côté créatif. Apprendre comment cela fonctionne. Je dis toujours que je ne suis peut-être pas une artiste mais plutôt une artisane. J’aime faire des choses, créer avec mes mains.
Confectionnez-vous des vêtements depuis votre plus jeune âge ?
Depuis toujours. J’étais vraiment douée pour trouver avec mes sœurs des trucs cool dans les quantités de sacs de vieux vêtements que les collègues de ma mère lui donnaient au lieu de jeter. En général, ils étaient bien démodés, d’au moins dix ans. Mais, encore aujourd’hui, je suis obsédée par l’idée que les gens vraiment très ringards sont en fait avant-gardistes. Juste en retirant ou en modifiant légèrement un truc sur un vêtement, il peut à nouveau être cool. Mine de rien, j’étais très ingénieuse. Et puis d’autres filles ont commencé à me demander des conseils en mode. Juste parce que j’aimais vraiment la mode et parce que j’étais toujours branchée par des trucs bizarres.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez compris le pouvoir de la mode sur les gens ?
Oui ! Vous savez, j’ai toujours été grosse. J’étais toujours un peu en retard sur toutes les tendances et c’est ce qui m’a mise à part. J’avoue que la partie la plus fun quand on est adulte et qu’on peut créer sa propre ligne, c’est de pouvoir faire toutes les choses qu’on voulait enfant mais qu’on ne pouvait pas acheter. Maintenant, je peux me créer ces pièces.
Donc, en réalité, vous étiez créatrice de mode en herbe avant de vous lancer dans la musique.
Je ne sais pas si je dirais ça… c’est comme avoir été à la télévision un jour et se prendre pour un acteur… Mais c’est vrai que, avant la musique, les gens me remarquaient parce que je faisais du bruit – j’avais toujours des avis bien tranchés –, et parce que je m’habillais différemment des autres. Je me souviens, un jour, j’ai été la première fille à porter des pantalons kaki à l’école et ça a fait toute une histoire.
Votre nouvelle ligne de vêtements grande taille est remarquable parce qu’elle ne considère pas qu’une seule morphologie, contrairement à la majorité de ce marché.
Ce que je voulais éviter, c’était de me concentrer sur l’idée d’avoir l’air plus mince ou de façonner le corps selon une certaine silhouette. Ce n’est pas parce qu’elles sont fortes que toutes ces filles ont les mêmes formes. Je voulais faire des choses pour les gens ronds avec plein de types de corps différents. Nous avons fait un salon hier à Berlin et c’était merveilleux de regarder toutes ces femmes avec des types de corps hyper variés essayer la collection. Il y en avait vraiment pour tout le monde. Parce que je suis une femme forte mais j’ai conscience que tout le monde n’est pas fait comme moi. Et les garçons peuvent aussi porter la collection. C’était vraiment drôle de voir les garçons essayer mes vêtements.
Y’a-t-il des contraintes en matière de création pour des clients grande taille ?
Je pense que tout dépend du contexte – c’est ça le truc. Il ne s’agit pas forcément de vouloir montrer son corps. J’ai appris ça de Missy Elliot, quand j’ai vu sa vidéo The Supa Dupa Fly dans les années quatre-vingt-dix dans laquelle elle portait un sac-poubelle noir. Elle était tellement cool et incroyablement en avance. Je me souviens avoir regardé la vidéo et m’être dit : « c’est vraiment nul qu’ils n’aient pas montré son corps et qu’ils lui aient juste fait enfiler un sac-poubelle », et puis quelqu’un m’a fait remarquer que c’était plutôt bien parce qu’en fait elle semblait plus grosse dans cette tenue. Et cela m’a vraiment appris que tout, en termes de goût, peut être soit horrible soit incroyable et que cela dépend uniquement du contexte. Comme le boubou. Si tu entreprends d’en créer un mais que tu es flemmard, parce que tu n’es pas assez créatif pour trouver un moyen novateur de le réinventer, c’est que tu n’as pas l’étoffe d’un visionnaire. Mais si tu le fais en te disant : « ça va être incroyable », et que tu le fais ressembler à Mama Cass – belle, grosse et puissante – alors ce boubou sera un truc complètement génial.
« C’est à Noël que je me sens le plus libre. Parce que c’est ultra kitsch. À Noël, le mauvais goût est permis et personne n’en attend moins de toi. »
Votre collection est aussi, me semble-t-il, créée sur un modèle éthique. Et fabriquée presque entièrement aux Etats-Unis, n’est-ce pas ?
À vrai dire, j’ai fait deux collections capsules pour une marque appelée Evans et ça m’a beaucoup plu. Mais le problème, c’est qu’on ne savait pas vraiment où ces vêtements étaient confectionnés. Sur ce, j’ai vraiment hésité à faire ces collections. Et puis je me suis dit que si jamais j’avais un jour la chance de créer ma propre ligne, je voudrais savoir exactement où et comment tout serait fait.
Alors, quel message souhaitez-vous faire passer à l’industrie de la mode par l’intermédiaire de cette marque ?
Ce qui a été vraiment difficile pour moi avec le marché de la grande taille, avec la communauté, c’est que beaucoup de gens pensent que le prix des articles est prohibitif. Parce qu’ils me voient dans les magazines et parce que je suis connue, les gens ont tendance à croire que je suis une sorte de nabab, alors que tout ça est le fruit d’un travail d’amour et de passion. Le prix des pièces est calculé en fonction du coût de fabrication.
Donc vous ne gagnez pas d’argent avec cette collection ?
Bien sûr que non ! J’espère qu’un jour, nous réussirons au moins à équilibrer les comptes. Et j’ai en effet un autre métier. J’ai fait ça purement par amour parce que j’ai senti qu’il y avait une demande et que je pouvais faire quelque chose pour y répondre. En fait, le mouvement pour l’acceptation des gros est si important qu’il doit être pris au sérieux. Les marques qui créent des vêtements pour ce segment ne peuvent pas seulement augmenter la taille de leurs vêtements pour personnes minces. Ils doivent vraiment prendre en compte ce dont nous avons besoin.
Alors, quels sont les rapports entre la création d’une collection de mode et la création d’un album ?
Je pense que les deux se passent vraiment de la même façon. Il s’agit de coucher sur le papier des idées qui tournent dans ta tête. Je ne vais pas trop loin dans la créativité, si vous voyez ce que je veux dire, parce que si je le fais, ça finit toujours par paraître artificiel et je m’en lasse rapidement.
Puisque le thème de ce numéro est la liberté, je me dois de vous demander : quand vous sentez-vous le plus libre ?
C’est à Noël que je me sens le plus libre. Parce que c’est ultra kitsch. À Noël, le mauvais goût est permis et personne n’en attend moins de toi. Autant dire que je peux être aussi tape-à-l’œil et clinquante que je veux, et j’adore ça. Il n’y a aucune pression, je peux juste être moi-même.
Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : The Freedom Issue, disponible sur notre eshop.