L’interview inédite d’Alessandro Michele : « Je suis fétichiste »

Article publié le 15 avril 2016

Texte : Jessica Michault
Photo : courtesy of Gucci

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Dans une interview exclusive Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, s’ouvre pour le magazine Antidote sur sa vision de la marque, ses biens les plus précieux et sa fascination pour le côté flippant de la beauté.

Lorsque l’histoire de la mode  reviendra sur les jeunes années du xxie siècle, la nomination d’Alessandro Michele au poste de directeur artistique de Gucci sera considérée comme un séisme. Un moment où les années d’austérité furent enterrées et, le deuil achevé, un besoin profond de célébrer la beauté de la vie débordait.
En un peu plus d’une année passée chez Gucci, Alessandro Michele a changé le discours de la mode. Grâce à lui, le débat sur la redéfinition du rôle des genres est devenu un sujet brûlant. Il a apporté un retour aux formes vintage et une nouvelle passion pour des silhouettes éclectiques qui s’adressent à l’individualité d’une personne au lieu de se conformer au diktat du must-have. Il a également rendu à nouveau acceptables les détails, frous-frous et autres ornements.

« Je pense que la nomination d’Alessandro Michele chez Gucci s’est avérée une décision intelligente à plusieurs égards », a déclaré Tiziana Cardini, directrice de la mode au magasin La Rinascente à Milan. « D’un point de vue pratique et commercial, les collections sont construites de manière claire comme un continuum, indépendamment de la saison, de la taille, de l’occasion et du genre. Elles sont composées de pièces uniques – chacune d’entre elles est belle à sa manière et peut être réunie et combinées pour répondre à la personnalité de celui ou celle qui les porte. Il n’y a pas de concept plus moderne. »

Alessandro Michele est né à Rome en 1972, d’une mère qui travaillait dans l’industrie du cinéma italien et d’un père qui était en poste chez Alitalia, la compagnie aérienne nationale italienne, mais qui avait l’âme d’un artiste – le directeur artistique le voit comme « un saint, un chaman » – et occupait son temps libre comme sculpteur. En grandissant, Michele devient un jeune homme têtu, passionné par l’industrie du disque. Il comprend l’impact de la mode en écoutant sa mère parler des stars de cinéma quand il était enfant et en regardant les clips des stars de la pop des années 80 à la télévision.

Jackson Hale. Costume en crêpe de coton imprimé, Gucci. Foulard en soie porté en masque, Ermenegildo Zegna Couture. Tennis Vintage.

Il fit ses premiers pas dans le monde de la mode en prenant des cours de création de costumes et de mode à l’Accademia di Costume et di Moda de Rome. Mais il constate vite que sa passion créative s’épanouit en travaillant sur les accessoires. Et, coup de chance, il décroche son premier emploi en sortant de l’école chez Fendi, division accessoires, où il travaille aux côtés de Frida Giannini et se forge une expérience de première main avec Karl Lagerfeld et Silvia Venturini Fendi.

« Alessandro est la première personne avec qui j’ai travaillé chez Fendi », a relaté Marco de Vincenzo, autre étoile montante du monde de la mode italienne. « Je me souviens avoir été fasciné par la façon dont il compte totalement sur lui-même. Sur son instinct et sa façon particulière de se servir de ses souvenirs, de se les approprier et de les traduire en objets. Le design était avant tout un jeu pour lui, et ce genre de légèreté dans sa méthode était la chose qui me plaisait le plus. »
Il ne fallut pas longtemps à Tom Ford pour venir frapper à la porte d’Alessandro pour lui proposer un poste à la division accessoires de Gucci. Alessandro Michele et Frida Giannini quittent le navire pour rejoindre Gucci, puis, quand Ford quitte la société, Giannini est nommée à la direction tandis que Michele prend la tête de la très lucrative division des accessoires. Preuve du talent de Michele, il a été capable de contrôler sa conception esthétique effervescente pour se conformer à la direction que Giannini a voulu donner à la maison.

Pour preuve, le lancement du projet #GucciGram. Un projet numérique créatif qui attire les fans, connaisseurs de la marque, encore plus loin dans l’univers de Gucci en leur demandant de prendre part à l’image artistique de la société. En utilisant Instagram comme plate-forme, la marque a collaboré avec un large éventail d’artistes, connus et néophytes, qui ont relevé le défi d’intégrer l’imprimé fleuri #GGBlooms de Gucci et ses imprimés à motifs géométriques #GGCaleido dans des créations uniques, postées sur Instagram.

Ceux qui connaissent Michele, avec ses cheveux longs, sa barbe abondante et ses doigts où s’empilent les bagues anciennes, parlent d’un homme qui vit dans son propre monde créatif. Un designer qui parle de son travail et de ses inspirations d’une façon poétique rappelant le genre de réflexions qu’Yves Saint Laurent faisait sur la mode et l’univers créatif qui était le sien.

«  Il est calme, humble et projette un sentiment de paix vraiment rare chez les créateurs de mode, dont la majorité est en proie à diverses formes de peur ou d’hystérie. »

« Il émet d’infiniment bonnes vibrations et vous les ressentez dès que vous êtes en sa présence », a déclaré J. J Martin, rédactrice pour le magazine Wallpaper. « Il est calme, humble et projette un sentiment de paix vraiment rare chez les créateurs de mode, dont la majorité est en proie à diverses formes de peur ou d’hystérie. Il vaque tranquillement à ses occupations et est très concentré. Il a fait des choix très audacieux mais j’ai l’impression qu’il a fait tout cela parce qu’il y croyait vraiment, en termes de création, pas de commerce. »

Deux jours après la présentation de sa collection automne/hiver 2016 de vêtements pour homme, presque exactement un an après sa nomination officielle à la direction artistique de Gucci, j’ai rendu visite au créateur dans son bureau à Milan.
C’est un endroit où j’étais déjà allée lorsque j’avais interviewé son prédécesseur. Mais l’espace a été transformé tout autant que la marque. Les murs sont couverts de papier peint vintage au feuillage luxuriant peuplé d’une poignée d’oiseaux exotiques. Son bureau est également d’un autre temps, d’une époque où le sombre bois sculpté était de rigueur et où l’espace salon était un assortiment de meubles bien aimés de toutes les couleurs, désormais un peu fanées et qui s’effilochent sur les bords. Ce qui les rend d’autant plus beaux.

On a cette sensation avec Alessandro que, quand vous parlez avec lui, rien d’autre ne compte. Il vous accorde toute son attention ; ses grands yeux bruns vous considèrent sans faillir. Les rares fois où il a dû montrer quelque difficulté pour exprimer ses sentiments, ce n’était pas à cause d’un problème de langue. Au contraire, il cherchait à trouver une façon de traduire en mots, n’importe quel mot, le riche monde intérieur qui donne jour à sa créativité.
Notre conversation, transcrite ci-dessous, est un simple aperçu de ce qui se passe dans cet esprit fécond. Un esprit et un homme qui, une fois qu’on le connaît, sont incroyablement irrésistibles.

 Lineisy Montero. Robe en coton brodé, Gucci. T-shirt en lin gris, Isabel Marant.

Antidote. Alors, ça fait un an maintenant. Comment allez-vous ?
ALESSANDRO. Bien. Je suis heureux !

Antidote. Heureux ? !
ALESSANDRO. Heureux parce que rien n’était prévu. Les choses qui rendent vraiment heureux sont celles qu’on n’a pas imaginées. Si on prévoit quelque chose, c’est moins fort. Mais si ça se passe naturellement, alors c’est beau parce que c’est inattendu. C’est comme quand on est petit et qu’on vous donne un cadeau que vous n’attendiez pas. C’est magnifique parce que c’est un travail formidable et c’est un don de la vie. Vous savez, c’est tellement rare d’avoir l’occasion de s’exprimer, d’exprimer sa vision, sa créativité dans une marque si énorme. J’ai aussi eu la chance de rencontrer Marco [Bizzarri]. Il est super intelligent. Il respecte la créativité. Il aime la créativité.

Antidote. Qu’est-ce que ça vous fait maintenant quand vous entendez tout le monde dire que vous êtes révolutionnaire ?
ALESSANDRO. Je ne me sens pas révolutionnaire, je me sens moi-même [rires.] Si la révolution, c’est la beauté, alors je suis un révolutionnaire. J’ai mes règles, et mes règles sont probablement un peu révolutionnaires.

Antidote. Quelles sont ces règles ?
ALESSANDRO. La façon dont je travaille, la façon dont je montre la beauté. La façon dont je pense à un vêtement, l’idée que l’on puisse jouer de plus en plus avec la mode. Je ne sais pas, tout cela est très normal pour moi. C’est étrange…

Antidote. Que les autres pensent que c’est révolutionnaire ?
ALESSANDRO. … Oui, d’une certaine façon c’est agréable mais, en fait, je me sens plutôt un peu anarchique. Quand j’étais jeune, ma mère disait toujours : « Pour toi, non c’est oui. » Mais elle disait aussi : « Il est impossible de te dire non parce que tu donnes toujours une bonne raison de dire oui. » Au fond, j’ai une seule vie et j’ai envie d’être libre. Et si votre façon d’être libre est de montrer de belles choses, alors pourquoi pas ?

Antidote. Vous avez passé l’essentiel de votre carrière à créer des accessoires, pourquoi toujours cet intérêt pour l’accessoire ? Qu’est-ce qui vous a inspiré si longtemps dans ce domaine ?
ALESSANDRO. Honnêtement, au début, je ne voulais pas être créateur de mode, je voulais être créateur de costumes. Et, d’une certaine manière, une robe n’a de sens que si elle a une âme. Après, j’ai commencé à faire du prêt-à-porter et j’ai compris ce que c’était… Quand j’étais jeune, je voulais m’investir à fond dans l’idée de l’accessoire, parce que les accessoires sont quelque chose de très fort. Le bon accessoire, c’est comme une relique. Peut-être suis-je un peu fétichiste.

Antidote. Vraiment ? !
ALESSANDRO. Oui, je suis fétichiste car je suis obsédé par les objets, de la même manière que je suis amoureux. Voilà pourquoi. Et il ne me venait pas à l’idée d’être un créateur de mode complet. Parce que j’adore les vêtements, mais je pense que si on ne m’avait pas donné la possibilité de faire ce que je voulais vraiment, je n’aurais probablement pas accepté le job.

Antidote. Donc Marco vous a vraiment donné carte blanche ?
ALESSANDRO. Complètement. Il voyait les choses comme moi, et c’est tout ce qu’il attendait d’un créateur. Mais pour en revenir à votre question, pour moi, les accessoires sont de multiples fragments du look. Vos lunettes, vos poches pour mettre des choses dedans. Ce sont des reliques, vous savez, des objets. Il n’est pas facile de jeter quelque chose, et la dernière chose que vous jetez, ce sont les chaussures. Il y a quelque chose de très fort dans les chaussures et dans les sacs. Le sac est comme votre maison.
Quant aux chaussures, elles sont la manière dont vous exprimez votre vision de ce look. Parce que si vous changez de chaussures, le look change, il devient complètement différent. En portant des chaussures plates, ou à talons, ou avec des talons bizarres, ou bien d’une certaine couleur, vous pouvez complètement changer votre posture.

Antidote. Puisqu’on parle de changer de vision, abordons l’impact de cette frontière homme/femme qui s’estompe. Beaucoup vous voient comme un de ceux qui en ont fait un sujet. Qu’est-ce que cette fascination, pourquoi ce désir de mélange, de brouillage des genres ?
ALESSANDRO. Au début, il n’y avait rien de prévu. Je voulais montrer la beauté. Je cherche toujours à montrer la beauté et elle appartient à une catégorie qui n’est pas vraiment claire. Si on est dans l’entre-deux, quelque chose d’irrésistible apparaît. Vous n’êtes pas tout à fait beau mais pas vraiment laid, pas exactement un homme ou une femme. L’idée, c’est d’exprimer quelque chose qui n’est pas vraiment noir ni blanc, mais gris. D’une certaine manière, comme dans la vie. Je dis toujours que je n’ai rien inventé – c’est juste l’humanité. Et je ne voulais pas créer un animal étrange. Il s’agit d’autre chose. Je voulais juste parler de beauté, de quelque chose qui vous fait ressentir, un peu comme le syndrome de Stendhal, ou de quelque chose qui vous fait frissonner. Parce qu’une telle beauté peut effrayer, comme si c’était mal.

Antidote. Vous aimez ce qui est mauvais ?
ALESSANDRO. Parfois, quand j’aime vraiment ce que je vois, c’est comme si j’allais mourir. C’est vrai, non ? Lorsque vous êtes en face de quelque chose d’énorme, de fort et de beau, vous pensez : « Oh, je ne vais pas y survivre. » Je veux dire, ça vous fait vous sentir mal à l’aise. En fait, l’idée d’asexualité dans mon travail, sur laquelle la presse a tant écrit, une fois encore, pour moi, c’était quelque chose de tellement naturel…

Antidote. Vous n’y pensiez pas lorsque vous étiez en train de le créer ?
ALESSANDRO. Non ! Je ne dis pas que cette analyse est fausse, mais je ne veux pas dire : « Non, c’était naturel pour moi, pourquoi écrivez-vous ça? » Parce que c’était une partie de l’histoire, mais je ne me rendais pas compte que c’était une partie aussi importante. Pour moi, il s’agissait de beauté. La beauté est entre-deux.

Antidote. Vous êtes clairement inspiré par la beauté du passé et pourtant je crois comprendre que vous êtes fasciné par le vivre « ici et maintenant ». Comment arrivez-vous à capturer un instant aussi fugitif ? Que signifie ce désir ?
ALESSANDRO. À propos de maintenant… Maintenant, c’est la vie, c’est le moment que nous sommes en train de vivre, qu’on peut toucher. Pour moi, contemporain… l’avenir est maintenant. Je ne veux pas parler de l’avenir parce que ça ne me préoccupe pas. Cela n’existe pas. On peut essayer de laisser l’avenir se développer maintenant, dans le moment que nous vivons. Quant au passé, je suis très inspiré par le passé, parce que j’aime l’idée que le souvenir est une nouveauté. Ce n’est pas évident, le souvenir… Le souvenir, ce n’est pas vraiment le passé, c’est ce dont on veut se rappeler du passé. C’est ce qu’on souhaite toucher à nouveau, afin de lui donner une nouvelle vie.
L’idée qu’on puisse prendre deux fragments apparemment « sans vie » du passé pour leur redonner vie relève d’un processus chimique. Par exemple, Gucci est une marque empreinte de passé, mais que vous pouvez ignorer car Gucci est là aussi, maintenant. Nous existons à cause du passé. Donc, j’essaie de laisser mes souvenirs me donner à nouveau l’idée de ce passé. Je vis maintenant et je pense que le résultat de ce processus chimique est le « contemporain ».

Antidote. Donc vous êtes un moderniste.
ALESSANDRO. Oui. Pour moi, c’est juste un mot. Ma première collection a été, pour beaucoup de gens, comme une copie de vêtements vintage, mais je n’avais pas même une pièce vintage. C’était juste le souvenir, l’allure. Par exemple, le vintage, dans ce cas-là, c’était ce fragment du Gucci de l’époque glorieuse des Seventies mélangé à des morceaux d’autres époques.

Antidote. Parlez-nous de votre processus de création. Est-ce qu’il y a un endroit où vous allez pour créer ?
ALESSANDRO. La création, pour moi, c’est comme devenir fou. C’est un lieu qui n’est pas un lieu physique. C’est en réalité dans ma tête, comme un cauchemar, une obsession. Ça commence… Je suis un collectionneur, c’est la même chose. Je trouve une pièce et ça devient frénétique. Je n’ai pas un lieu particulier parce que la façon dont j’exprime ma créativité dans la mode n’a pas de place particulière. Je ne veux pas avoir une place dans la mode. Je préfère que les gens pensent que je flotte entre les choses. Parce que… je suis toujours un peu dans un rêve.

Antidote. Pendant des années, Gucci a choisi le style italien sexy. Avec vous, j’ai l’impression qu’on est passé dans le sensuel. Diriez-vous que c’est un élément important de votre création ?
ALESSANDRO. Quand j’ai commencé, je ne pensais pas à ça… Je ne voulais pas donner une étiquette à la marque : sexy… pas sexy… Je n’y pensais pas. Si on parle de « sexy », je pensais que le sex-appeal, encore une fois, c’est surtout la façon dont vous vous présentez. Je n’ai pas d’autre vision. Si vous voulez qu’on s’intéresse à vous, vous devez être vous-même. C’est la seule manière d’être. Honnêtement, je pense que le travail de Tom [Ford] était une vision du sex-appeal différente. C’était l’idée des années soixante-dix de la marque, réinventée par sa culture américaine. Il a essayé de créer une image sexy de diva d’Hollywood, une sorte de mirage en fait. Quelque chose de sexy, mais aussi sensuel, dans ce rêve Seventies, parce que Gucci est très « seventies » dans notre esprit.
Pour une raison ou une autre, je me sens proche de l’idée de Tom, mais avec une vision différente. Je suis italien, donc j’ai ce souci de la Renaissance, de la beauté… Je dois contaminer ma vision italienne par quelque chose « d’imparfait ». Je sais que ça fait partie de la beauté. Si vous tentez d’abîmer la beauté classique d’une forme d’imperfection, c’est spectaculaire. C’est un signe de beauté que nous reconnaissons, parce que nous sommes tous différents.

Antidote. Y a-t-il quelque chose que vous n’avez pas fait, et que vous voudriez vraiment faire ?
ALESSANDRO. Oui, un film.

Antidote. Quel genre de film ?
ALESSANDRO. Un film de Fellini. Ce genre-là, je ne sais pas. Une histoire d’amour.

Antidote. Vous voulez en créer les costumes ou bien réaliser le film ?
ALESSANDRO. Je voudrais le réaliser. Et j’aimerais aussi faire les costumes, je rêve de faire des costumes. Je me sens très proche de ce genre de travail. Je pense que ce serait possible. Je pense que la mode, c’est comme inventer une histoire.

Antidote. Vous parlez de votre caractère passionné et de votre âme de collectionneur. Qu’est-ce qui vous fascine en ce moment ?
ALESSANDRO. Beaucoup de choses… Honnê­tement, je crois qu’on le voit dans la dernière collection. Je suis obsédé par le trompe-l’œil. J’adore l’illusion. Vous savez, quelque chose qui n’est pas vraiment ce que vous voyez. À chaque fois que je fais le tour des antiquaires, et que je trouve des éléments de décoration un peu bizarres, du papier peint, du tissu en trompe-l’œil, je suis complètement… c’est comme si j’étais en train de jouer, comme un enfant. C’est une belle idée que ce que vous voyez n’est pas complètement évident.

Antidote. Comme vous êtes un ardent collectionneur, je voudrais savoir ce qui vous a fait craquer récemment ?
ALESSANDRO. Le dernier objet que j’ai acheté, c’est une superbe petite boîte du XVe siècle, très médiévale, début Renaissance. C’est un travail de Pérouse. Elle est entièrement peinte, et représente l’humanité brûlant dans les flammes. C’est un objet superbe si l’on sait que c’était un tronc d’église, spectaculaire dans le sens où c’est un peu un film d’horreur, mais aussi tellement contemporain, c’est fou. C’est comme du Damien Hirst, s’il devait faire de la peinture.

Antidote. Vous êtes très positif. D’où cela vient-il d’après vous ?
ALESSANDRO. Mon père était un peu comme un saint, un chaman. Il avait de longs cheveux…

 Heather Kemesky. Robe en georgette de soie et laine imprimée avec détails trompe-l’œil, Gucci. Bomber en nylon orange, Alpha Industries. Chaussures de sport en cuir, Nike vintage. Collier chocker en cuir noir vintage.

Antidote. Vos cheveux longs viennent de là aussi ?
ALESSANDRO. Oui ! Il portait la barbe, il était sculpteur, il parlait avec les oiseaux… Il n’avait pas d’horloge, il ne savait pas mon âge. Il ne se souvenait pas du jour de ma naissance. Donc, il savourait tout… Beaucoup de moi vient de lui probablement. Comme il était très fort, je me souviens que, quand il est mort, j’ai ressenti que quelque chose allait probablement m’arriver parce qu’il n’était plus là, comme un chaman, pour me protéger. Parce qu’il était toujours connecté à la nature et tout ça.
Et aussi parce que je… je ne veux pas être triste. En fait, j’ai appris de ma famille et de mon père, et je ne veux pas perdre de temps à être triste. Je veux dire, à… perdre l’énergie qui est en moi en étant triste. Si je peux être heureux, je veux être heureux. C’est pourquoi je veux… entourer ma vie de beauté.
Et j’aime les gens, j’ai beaucoup d’empathie avec les gens. J’adore l’humanité. Je suis curieux. Je ne sais pas si j’ai un jour de plus à vivre, ou seize. Je ne veux pas le savoir. Mais je suis sûr que je veux être heureux et positif tous ces jours-là.

Antidote. Alors, en dehors de collectionner les antiquités, qu’est-ce qui vous rend heureux ?
ALESSANDRO. Quand je suis dans un très bel endroit, je suis heureux. Une belle personne me rend heureux. Si vous parlez de quelque chose de beau, ça me rend heureux. Si vous êtes belle dans la façon dont vous… ce genre de vibration que je peux ressentir d’une personne, me rend heureux. Je ne sais pas… une beauté invisible me rend heureux. Et, oui… un beau jardin me rend heureux. Quand je me réveille, je me sens heureux. Je ne sais pas pourquoi. Je suis vraiment heureux de prendre mon petit déjeuner parce que je commence quelque chose. C’est le début de quelque chose.
Voilà pourquoi je suis heureux dans mon travail. Vous savez, en fait c’est ma façon de vivre. Je suis comme… Je ne sais pas. Je suis vraiment fatigué parfois, mais je ne veux pas être triste parce que je suis fatigué. Je veux accorder plus d’importance à l’idée que j’ai fait beaucoup de choses.

Antidote. Je voudrais savoir si vous avez déjà vécu l’expérience de descendre dans la rue pour aller prendre un café, ou pour autre chose, et de voir quelqu’un porter une de vos créations. Que ressentez-vous alors ?
ALESSANDRO. C’est superbe. C’est quelque chose qui vous appartient. Je dis toujours que, lorsqu’on travaille dans la mode, on y met beaucoup de soi. Quand on est une personne réellement créative, quand on fait mon travail, on se met soi-même sur la table. Donc, si vous portez mes vêtements c’est comme si nous étions devenus amis en une seconde, parce que vous avez quelque chose qui vient de ma création, de mon idée de la beauté, et donc, nous sommes vraiment connectés d’une certaine façon, vous voyez ?
C’est un signe positif, pas seulement une fierté. Ce n’est pas ce que je ressens. C’est plus… C’est… D’une certaine façon, c’est une personne qui est reliée à moi parce que je crée d’une manière très personnelle. Tout est à moi et je tiens à partager avec tout le monde. C’est le genre de chose que vous voulez partager quand vous êtes jeune. Vous êtes cool, vous sentez que vous pouvez faire quelque chose de cool, et si, face à vous, vous avez quelqu’un qui aime ce genre d’attitude, alors vous êtes amis. C’est comme un gang.

Antidote. Laissez-moi vous poser une question classique. Pour vous, qu’est-ce que le luxe aujourd’hui ? Quelle est votre idée du luxe ?
ALESSANDRO. Le luxe, c’est la liberté et le temps… et d’être courageux. Parce qu’il faut être courageux si on veut vivre mieux. Et probablement avoir un lien avec l’amour, en quelque sorte. Ce mot nous fait nous sentir vraiment vivant. Ce n’est pas parce qu’on a une relation amoureuse. Il s’agit d’autre chose, c’est l’idée que vous vous sentez en vie et vous vous aimez vous-même, et que vous aimez être en vie. C’est donc la même chose quand vous vous réveillez et que vous mettez une belle robe. Vous vous ressentez l’amour / la vie.

Antidote. Quelle est, parmi celles que vous possédez, la chose à laquelle vous tenez le plus ?
ALESSANDRO. Il y a deux choses auxquelles je suis très attaché. Ah… l’une est très matérielle, une belle peinture dans ma collection, l’une des plus belles que j’ai achetées dans ma vie et qui est hollandaise. De la Renaissance, début de la peinture Renaissance. Belle par ce qu’elle est pleine de sens. Elle représente Marie, avec son fils, et Saint Joseph. Au fond, il y a la fontaine de Jouvence. Avec des anges et une sorte d’oiseaux démoniaques. Cette peinture est incroyable. Elle est tellement belle. Elle est dans ma chambre.
Une autre chose que j’aime vraiment, c’est un cadeau que m’a donné mon compagnon la première fois que je l’ai rencontré. C’était mon anniversaire et il m’a fait cadeau d’un morceau de champignon. Il est chercheur et professeur à l’université. Il a passé beaucoup de temps à travailler sur un documentaire avec un groupe d’Amérindiens du Canada, de Colombie britannique. Et il a passé beaucoup de temps avec un chaman. Dans mon esprit, s’est créé un lien étrange avec mon père. J’étais très triste à ce moment-là car j’avais perdu mon père et ma mère peu de temps avant.

Antidote. Ils venaient juste de mourir ?
ALESSANDRO. Oui, et j’étais très triste. Alors il m’a donné ce morceau de champignon qu’un chaman lui avait donné. Un champignon magique. Et il m’a dit que ce chaman le lui avait donné parce que ce type de champignon a des pouvoirs. Si vous êtes triste, sur le point de pleurer, et vous brûlez le champignon, il va pleurer à votre place et vous allez arrêter de pleurer. J’ai donc ce morceau de champignon.

Antidote. Et vous l’avez gardé tout ce temps ?
ALESSANDRO. Oui ! Oui ! J’étais sur le point de pleurer. Je commençais à pleurer et, en même temps, je me sentais vivant. Je me suis dit : « Il y a quelque chose… » Il y a quelque chose de précieux dans ce genre d’expérience. Donc je me suis dit, cet homme, je ne sais pas d’où il vient mais je veux rester avec lui toute ma vie. J’ai seulement passé à peu près dix minutes avec lui parce qu’il ne pouvait pas rester mais après son départ, je suis retourné vers mes amis et je leur ai dit : « Je suis amoureux de lui. Je ne sais pas qui il est mais je m’en fous ! » J’étais complètement… Je veux dire… Il est beau aussi mais, honnêtement, c’était sans importance. Il y avait juste quelque chose de si… Quoi qu’il en soit, ce champignon est vraiment la chose la plus rare que j’aie dans ma maison. Il est très précieux pour moi.

Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : Now Generation, disponible sur notre eshop.

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